Mémoire de 1999

Du côté de Cuba

Cuba est à la mode bien avant le film de Wim Wenders, Buena Vista Social Club. Le cinéaste fait faire ressentir la profonde décrépitude de La Havane comme la force de la musique. Pour être complet il aurait dû faire appel – cette critique s’adresse surtout à Ry Cooder – aux musiciens d’aujourd’hui, en même temps que les ancêtres, pour indiquer les différences et les convergences de racines et de points de vue.
Quelques parutions récentes permettent de jeter d’autres lumières sur cette culture, sur cette musique-art-de-vivre résultat de la confrontation entre des cultures africaines et européennes, une fusion différente de celle se produisant sur le continent nord-américain, provenant de la même nécessité des colons – ici espagnols – d’exploiter leurs immenses propriétés par la mise en esclavage d’Africains1. Frémeaux et associés (distribué par Night & Day) publie une « Rétrospective officielle des musiques cubaines », réalisée par le centre de développement et de recherche des archives de la musique cubaine, un coffret de 4 CD, avec un livret fort bien documenté qui met l’accent sur l’influence Yorubas comme élément déterminant dans cette alchimie, dans le son notamment. La place essentielle du vaudou est mise en évidence, non pas seulement comme religion mais comme mode de synthèse des différentes cultures africaines pour construire une culture spécifique. De quoi devenir incollable sur la musique afrocubaine, la rumba, le Guaracha, le punto cubain, le cancion et, évidemment, le son. Continuer la lecture

Mémoire de 1999

Disque. A propos de pianistes…

Benny Green : These are soulful days, Blue Note distribué par EMI.
Une idée d’anniversaire. Blue Note, le label mythique fondé par deux émigrés berlinois Alfred Lion et Francis Wolff, fête ses 60 ans. Le pianiste Benny Green a décidé de faire revivre, à sa façon, les années « hard bop », celle des Jazz Messengers d’Horace Silver et d’Art Blakey. Le format choisi pour ce type d’esthétique est inhabituelle, piano, basse (Christian McBride) et guitare (Russell Malone). Et ça marche. Il faut dire que Benny Green a de la puissance, de l’énergie, du swing. Continuer la lecture

Mémoire de 2003

Chronique de Disques écrites en 2003

Pour Lee Konitz et la liberté…
Faut-il aller vers sa 73e année pour faire la preuve de sa liberté, de son sens de l’humour, de sa volonté de vivre ? A écouter Lee Konitz et son saxophone alto on pourrait le croire. Beaucoup moins guindé, ils donnent l’impression d’avoir appris à vivre. Bizarre sensation. Deux albums viennent en donner la preuve. Le premier, pour Blue Note (distribué par EMI), « Another Shade of Blue », volume deux des aventures d’un trio de circonstance, Konitz associé au pianiste Brad Mehldau – la coqueluche actuelle – et au bassiste Charlie Haden (ne faisant pas ses trois fois vingt ans et même un peu plus), pour une sorte d’hymne au jazz et à la rencontre des générations. Si vous ne possédez pas « Alone Together », le premier opus, celui-là conviendra et vous y ferez des découvertes. Dans le cas contraire, c’est un peu répétitif. Le show-biz comme chacun sait ne connaît que ce refrain… Continuer la lecture

Mémoire de 1996

Chronique de DISQUES écrite en 1996

Ahmad Jamal : « Big Byrd , the Essence part 2» (Birdology, distribué par Polygram)
Ahmad Jamal est l’une des dernières légendes du jazz encore en activité. Il a influencé tous les pianistes, et au-delà. Miles Davis avait demandé à ses pianistes d’étudier son style, et son aura s’étend sur tous les mondes du jazz. Il recommence à enregistrer depuis quelques années pour le label « Birdology ». Interviewé à Coutances, au mois de mai de cette année, il dit ne pas refuser le passé mais regarde obstinément vers le futur. C’est vrai que son style d’aujourd’hui est différent de son style des années 58-60, et différent des années 65-75. Il joue moins des silences et est devenu plus « pianiste ». Il est toujours, par contre, le chef d’orchestre intransigeant exigeant que SA musique soit interprétée et vivifiée par les musiciens qu’il dirige à la baguette – au sens littéral du terme. Dans le premier volume de « The Essence » – dont je vous avais parlé dans ces colonnes – l’auditeur retrouvait un Ahmad Jamal, l’Ahmad Jamal nouveau fier de son art et de ce qu’il est, dans un album réussi, contrairement au premier « Live in Paris ». Cette partie 2 ne retrouve pas totalement la magie du 1, ni celle du concert, mais sait, dans les rencontres – avec le violoniste Joe Kennedy qui montre qu’il n’a rien perdu de sa capacité à phraser et à swinguer, ou le trompettiste Donald Byrd dans le titre éponyme, toujours dans le courant du temps – susciter et l’intérêt et le sang de l’auditeur qui participe alors pleinement à la création.
Un album de pleins et de déliés, comme seul le jazz peut les écrire. Continuer la lecture

Un essai de Joana Desplat-Roger,  « Le jazz en respect. Essai sur une déroute philosophique ».

Le jazz et la philosophie, le jazz comme question jamais traitée
Le jazz est une musique ni sérieuse ni légère, ni savante ni populaire. Elle se refuse à toute caractérisation facile. La philosophie et le jazz sont restés étranger l’une à l’autre. Peut-on, dans la littérature existante, trouver des soubassements théoriques qui permettent d’appréhender le jazz ? Joana Desplat-Roger s’y essaie dans ce condensé de sa thèse qu’elle a intitulée « Le jazz en respect. Essai sur une déroute philosophique ». Un titre qu’elle explique : le jazz tient en respect la philosophie. La philosophie, les philosophes se sont tenus loin du jazz, ne sachant comment l’aborder. Sartre et sa métaphore de la banane, Derrida et son refus de considérer le jazz tout en l’aimant… bref le jazz organise une sortie de route, un empêchement faute de trouver les concepts adéquats pour le définir et le situer dans une théorie de l’esthétique. Continuer la lecture

Jazz (3)

Retrouver le monde
Construire une musique de relations entre les paysages intérieurs aussi divers que les âges de la vie de chaque individu et les nécessités de conserver les paysages extérieurs pour retrouver une sagesse utopique via tous les chemins de traverse possibles. Claude Tchamitchian, contrebasse et compositions, a voulu, via 5 poèmes, renouer les fils des mémoires perdues, pour entendre le murmure du temps.
« Ways out » est un mélange de reconnaissance de la fragile beauté du monde et de colères contre les destructions de notre environnement, nous dit-il. La musique sait transcender toutes les intentions et se poser comme la représentation du monde. Le quintet sait donner vie à ces compositions en leur insufflant leur propre univers. Daniel Erdmann, saxophones, sait évoquer toutes les sonorités passées mariées à sa propre sensibilité, Régis Huby, violon, manie les sons pour faire éclater tous les recoins cachés, Rémi Charmasson, guitare, laisse passer toutes les références au rock et à Jimi Hendrix et Christophe Marguet, batteur, fait chanter les peaux pour retrouver le goût de la nature.
Une musique à rêver pour changer de mode de vie.
Nicolas Béniès
« Ways out », Claude Tchamitchian quintet, Label Emouvance/Distribution Absilone

Jazz Disques de l’été (suite)


Un trio étrange mais pas étranger

Ôtrium – Oh quel trio – se compose d’un trompettiste, Quentin Ghomari, d’un contrebassiste, Yoni Zelnik et d’un batteur, Antoine Paganotti, trio rare s’il en fut. L’écoute réciproque est fondamentale pour réussir ce tour de force. La fluidité du propos ne pouvait supporter la présence d’un piano, instrument roi dans tous les domaines qui aurait envahi tout l’espace.
Le trio réunit Ornette Coleman, son goût pour les mélodies simples, sortes de comptines charriant toutes les mémoires du jazz, de Charlie Parker notamment, la sonorité de Miles Davis et des compositions originales en un format qui ne l’est pas moins. Chaque instrument exprime tour à tour le rythme et la mélodie comme le proposait Ornette Coleman. Une manière de se situer dans le monde d’aujourd’hui pour combattre son absence d’humanité. Une musique joyeuse, ironique, contemplative qui fait plaisir à vivre
Un trio à écouter loin de toutes les contraintes d’emploi du temps.
Nicolas Béniès
« Ôtrium », Quentin Ghomari, Neu Klang

Réunion

Wolfgang Haffner, batteur, a rêvé – comme nous – d’un mini big band composé de musiciens qu’il connaît et qu’il aime. Randy Brecker, trompette – une sonorité, de l’imagination liée à tous ses héritages, au souvenir de Michaël -, Bill Evans, saxophoniste et un peu pianiste ici, Nils Landgren, trombone et un peu vocaliste, Christopher Dell, vibraphone, Simon Oslender, claviers et piano et Thomas Stieger, basse forment le « Dream Band » haffnérien, un peu aérien tout en restant très proche de la terre du swing pour faire danser, pour conserver toutes les racines et les faire prospérer. La participation du public est essentielle pour faire prendre corps à cette musique qui nous emporte.
Un double album nécessaire pour dépasser les nuages noirs qui s’amoncellent, la beauté d’une réunion de talents qui décident de jouer – dans tous les sens du terme – ensemble en échangeant des idées, des rythmes, des souvenirs et d’autre chose encore pour réaliser cette fusion qui nous ravit. Rêvons, rêvons, il nous en restera toujours quelque chose du côté de l’essentiel.
Nicolas Béniès
« Dream Band, Live in concert », Wolfgang Haffner, ACT

Voyage immobile

La pandémie s’est traduite par une immobilité difficile à supporter. Pour tout le monde mais plus encore pour les musiciens qui ont besoin, surtout pour le jazz, du public pour créer et se dépasser, pour visiter d’autres cultures et s’en inspirer pour construire leur monde. Le Mezcal Jazz Unit, un quartet, Christophe Azéma, saxophone baryton et soprano, Jean Marie Frederic, guitares, Emmanuel de Gouvello, Fretless basse, Daniel Solia, batterie, a voulu combattre le spleen en organisant un voyage chez leurs amis invisibles. « Traveling Band », l’orchestre voyage, est le résultat de ces rencontres réelles et imaginaires. L’esprit s’évade vers d’autres lieux, d’autres chocs, d’autres univers et le quartet nous y entraîne. Il n’oublie pas la pulsation du jazz qui reste dominante en incluant d’autres traditions, méditerranéenne, européenne en particulier, sans oublier l’Afrique et l’Asie, une manière de faire le tour du monde sans bouger. La danse est la condition d’une fusion réussie et c’est le cas.
Musique du rythme et de la démesure.
Nicolas Béniès
« Traveling Band », Mezcal Jazz Unit, Mezcal Productions

Du jazz en livres…

Comment devient-on un génie ?

John Coltrane, saxophoniste ténor et soprano, a révolutionné les mondes du jazz et au-delà. C’est le dernier génie en date du jazz. Il représente la quintessence de ces années 60, années de révolte, de colère, de barbarie et d’espoirs. Il fait entendre dans son jeu incandescent, dans le « son » qu’il réussit à trouver à force de travail, cet ensemble. Qu’il sait aussi dépasser pour rester notre contemporain. Toutes ses interrogations restent les nôtres.
Jusqu’à présent, aucun livre n’avait su lui rendre toutes ses dimensions. A la fois musicales, spirituelles, humaines et biographiques tout en insistant sur l’essentiel qui se dérobe, le génie. Lewis Porter l’a fait et Vincent Cotro l’a traduit tout en apportant sa propre touche à ce portrait d’un homme dans son temps projeté hors du temps, construisant un espace temps singulier en voulant se perdre dans la musique sans jamais vraiment y réussir. Il dira, je sais toujours où je vais. L’auditeur arrive à en douter quelque fois, tellement il est pris dans ce tourbillon. Il doute de ce qu’il entend. L’intérêt de ce livre est là aussi. Mettre sur le papier la musique de Coltrane. Tout le monde ne lit pas la musique, je le sais bien mais la reproduction de ces partitions permet de comprendre la méthode mise en œuvre. Car méthode il y a. Continuer la lecture

Jazz : d’un vent du désert aux Indiens,, le jazz reste une musique de contestation


Quand le vent du désert vient à nous.

Le Sirocco est parfois tellement fort, tellement imprévisible qu’il passe la Méditerranée pour envahir jusqu’au Nord et l’Ouest de la France déposant des pellicules jaunâtres sur les voitures et les immeubles. Un vent qui ne respecte rien même pas les frontières.
Pour ce nouvel album, « Sirocco », Hubert Dupont, bassiste de son état, s’en inspire. Entouré de Christophe Monniot aux saxophones et instruments électroniques et de Théo Fisher, beatmaker, live electro – pour recopier ce qui figure sur la pochette, il faut l’entendre pour le comprendre – venu du hip hop. Transgresser les genres est une nécessité pour créer des ambiances originales. Cette musique transporte autant de grains que le vent du sud. Elle veut faire danser et s’entend comme une chorégraphie mentale qui laisse chacun.e libre de l’imaginer. Continuer la lecture

Histoire et culture des États-Unis.

Une nouvelle biographie de Miles Davis et ce n’est jamais trop. Miles a vécu dans sa chair le racisme et ses conséquences. Adulé à Paris, il ne perce pas à New York et se drogue. Le drame des musicien.ne.s de jazz – un terme contesté aux États-Unis mais valorisant en Europe, comme il le notait lui-même. Il s’agir de Great Black Music bien entendu.
Jerome Charyn pense qu’il était temps, pour terminer ses aventures, d’installer Isaac Sidel à la Maison Blanche. Que peut faire un ancien flic et ancien maire de New York – Charyn ne s’éloigne pas trop de la réalité – à la Maison Blanche ? Pas grand chose. Depuis, Trump a conduit une sorte de putsch, de coup d’État comme, pour l’instant, une tentative avortée mais une tentative. Charyn n’a pas osé écrire qu’un Président pouvait sauter dans sa voiture pour prendre la tête des manifestants à l’assaut du Capitole et empoigner par un agent de la sécurité pour l’empêcher de commettre ce crime. Trump a testé, un autre ou lui-même pourrait le réaliser. Il a beaucoup fait pour discréditer tout le système de la démocratie américaine sans parler de ses nominations à la Cour Suprême. Lire Charyn, c’est pénétrer dans certaines arcanes de ce monde étrange. Continuer la lecture