A Jeanne Lee, pour conserver sa mémoire vivante…
Jeanne Lee est morte. Le 24 octobre 2000. Des suites d’un cancer. Curieuses suites. Plutôt une fin. Mais pas en soi. La belle affaire me direz-vous. Les gens meurent quoi de plus naturel. A presque 62 ans – elle était née le 29 janvier 1939 à New York -, c’est presque un scandale.
Je l’aimais. Pour tout ce qu’elle était, pour tout ce qu’elle représentait, pour toutes les émotions qu’elle charriait. Elle chantait. Elle avait choisi de le faire. Docteur en psychologie et en psychopédagogie, chorégraphe, elle aurait pu « faire carrière ». Ce mot là lui était étranger. Les autres, elle leur faisait rendre l’âme. Car les mots ont une âme. Et Jeanne a toujours su la trouver pour nous la communiquer. En même temps que le sens d’un combat. Pour les droits. Des droits des femmes surtout, et plus encore des femmes Noires Américaines dans une société à la fois raciste et sexiste. Elle a su, sans avoir l’air d’y toucher, nous le rendre proche, indispensable.
Il y avait chez elle le sens de la dignité mais aussi celui d’une fraternité partagée en même temps qu’un goût pour la poésie la plus pure, la plus éthérée qui, soudain, prenait devant nous des allures de combattante. Comme si l’indicible pouvait trouver un chemin. Celui de nos cœurs. Elle savait magistralement leur parler. Avec cette voix un peu grave qui se mariait si bien – par quelle alchimie ? – avec le piano. Le plus minimaliste possible. Ran Blake par exemple pour cet album de 1961, The Newest Sound Around (RCA-BMG) qui reste un des souffles de la vie et des émotions brutes vous transperçant de part en part pour ne plus vous laisser souffler. Il est toujours à écouter. Comme ce « You Stepped out of a Cloud » (OWL Records) de 1989 qui conservait intact et savait même le renouveler le miracle de ce premier album. Ou Mal Waldron avec qui elle était venue à Coutances, pour « After Hours », après le boulot autrement dit. Pour partager, pour créer, pour aller plus loin là où personne n’est encore allée…
Les rencontres ont jalonné sa vie. Celle avec Archie Shepp a laissé cette trace improbable, « Blasé », d’une laide beauté qui renverse toutes les barrières et les règles soi-disant bien établies.
Nous la savions malade. Jazz Magazine de ce mois-ci lançait un appel à son aide. Il est arrivé trop tard. Aucun être humain n’est invincible, surtout lorsqu’il fait de sa vie un poème chanté, capable de reprendre « Le journal d’une folie » pour en faire un appel à la liberté, face à un monde devenu par trop vulgaire qui ne sait pas ce que chanter veut dire.
Adieu Jeanne. Il nous reste l’essentiel pour te reconstruire dans notre esprit, dans notre cœur par l’intermédiaire de ces enregistrements qui ne te rendaient hommage que par la bande. Il m’arrive de vouloir croire aux fantômes et donc de les voir et de leur parler… Pourront-ils chanter ?
Nicolas BENIES.