Musiques, Pierre Schaeffer et une fantaisie de toutes les musiques

Passages du sonore au musical

Musique concrète ou musique acousmatique – emprunté à Pythagore pour perception auditive – a été marquée par le travail de Pierre Schaeffer au sein de la Radiodiffusion française qui invente cette nouvelle forme d’expression artistique. Un travail sur l’enregistrement puis sur toutes les techniques comme sur les bruits « naturels », une porte qui grince par exemple. Il sera rejoint par Pierre Henry et s’ouvrira à d’autres compositeurs comme Xenakis. Un double CD pour rendre compte de ces recherches qui ont permis de faire surgir d’autres manières de jouer avec les bruits et l’électronique.
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« Pierre Schaeffer & Pierre Henry Musique concrète 1956-1962 », livret de Olivier Julien, Frémeaux et associés

Fantaisie jules vernienne
Un groupe qui manie l’oxymore, « Free Human Zoo » – soit le Zoo des humains libres -, a quelque chose à dire de notre monde qui a tendance à délaisser la liberté tout comme l’égalité et la fraternité. Inspirée de Jules Verne et de « Vendredi » de Michel Fournier se déploie une nouvelle île mystérieuse – « The Mysterious Island. Gilles Le Rest, batterie, percu, compositeur et parolier associe musique et contes, références et hommages, toutes les cultures, tous les sons pour construire un récit d’un monde qui naît, vit et s’écroule. Une fable sur la crise climatique, sur un monde en train de disparaître.
NB
« The Mysterious Island », Free Human Zoo, ODUSSEIA/ L’Autre Distribution

Jazz, le passé dans le présent.

Petit voyage dans les temps du jazz via les nouveautés

La musique sur le Net est en perte de vitesse. Le streaming ne fait plus recette. Le retour du Vinyle est un indice. La musique compressée est-elle encore de la musique ?
Les parutions de CD restent multiples. Certains prétendent qu’elles sont trop nombreuses. Il faut, pourtant, répondre à tous les goûts. A travers ses âges, le jazz s’est démultiplié. Sous ce vocable se dissimulent plusieurs époques, plusieurs styles, plusieurs références. Faut-il, pour autant, le mettre au pluriel ? Je ne le crois pas. Il reste une musique issue de la déportation des Africains sur le sol américain, du brassage en résultant de la fusion entre les cultures africaines, européennes et amérindiennes. Le tout procédant d’un processus d’acculturation. Depuis, les affluents se sont multipliés pour dessiner un paysage plus coloré, plus touffus dans un environnement idéologique – le dit libéralisme ou le post modernisme – qui fait s’évanouir le collectif. L’impression du pluriel vient de l’éclatement des formes du jazz, comme dans toutes les disciplines artistiques. La décomposition n’est pas visible seulement sur le terrain politique, elle est aussi à l’œuvre culturellement. Le jazz est, de ce point, de vue, un bon révélateur.

Il n’empêche que tout n’est pas à jeter. Le processus de décomposition se traduit par des enregistrements qui valent le détour. Le 21e siècle n’est pas vide mais la révolution esthétique se fait attendre. Continuer la lecture

Jean-Pascal Moget Trio

Avec Monk tout est possible

Les trios piano/basse/batterie ont du mal à se faire une place tellement l’influence du trio de Keith Jarrett est difficile à éviter. L’autre versant est de « tomber » dans la musique minimaliste ou de faire sonner le piano pour faire naître des fantômes de ses entrailles et laisser l’auditeur faire sa propre musique.
Jean-Pascal Moget, pianiste et compositeur, en compagnie de Philippe Monge, contrebasse et Baptiste de Chabaneix, batterie ne renie pas la présence de Keith Jarrett dans son jeu mais la mâtine de celle de Monk – Thelonious reste le maître pour beaucoup – et d’autres pianistes des années Hard-Bop comme Wynton Kelly pour combattre cette allégeance. Ils se servent du passé pour régénérer l’art du trio et forger une voie personnelle. Commencer par une marche – « Mento’s March » – et terminer par la « Sieste » recèle, dans les titres des compositions, une incontestable ironie pour une musique qui cherche à se séparer de ses maîtres. L’entente entre les trois musiciens est un facteur de réussite de « Second souffle », titre de l’album. Le souffle bleu est, ici, incontestable. Le trio lui redonne comme une nouvelle jeunesse. Ils soufflent sur les braises pour, une nouvelle fois, faire surgir le feu. Il n’y arrive pas à chaque fois, mais lorsque Prométhée y met du sien, ce n’est pas le foie qu’ils arrachent mais le cœur.
Nicolas Béniès
« Second souffle », Jean-Pascal Moget trio, Chanteloup Musique

Stéphane Kerecki se dévoile.

Passions musicales entremêlées.

Stéphane Kerecki, contrebassiste, a des amours partagées. Jazz, pop, rock – tout autant, sans doute que des compositeurs modernes – sans oublier le cinéma et ses musiques. Dans son avant dernier album, « Nouvelle vague », il s’appropriait la période des années 1960, révolutionnaires s’il en fut, qui avaient changé à la fois notre regard et nos habitudes. Pour son dernier opus, « French Touch », il se penche avec amour vers la musique électronique des D.J qui composent des environnements étranges et souvent douillets capables d’envahir l’oreille comme celles de AIR, Daft Punk et de quelques autres.
Si cette musique vous est étrangère – il est toujours possible de risquer une oreille sur le Net, c’est nécessaire pour savourer le travail d’arrangements -, vous apprécierez simplement les thèmes chantés par le choix de l’acoustique, une manière de défi. La musique y gagne. Les sons électroniques se plient au quartet pour rendre gorge de leur beauté. Les quatre permettent de leur donner, à ces compositions, d’autres couleurs, bleutées. Continuer la lecture

A une femme libre : la baronne Nica de Koenigswarter

Pour le jazz

Le jazz a son aristocratie construite sur le sol mouvant des reconnaissances collectives. Un Comte (Basie), un Duc (Ellington), une Impératrice (Bessie Smith), une Reine (Dinah Washington), un Président (Lester Young), une Lady (Billie Holiday et même un génie tutélaire, Louis Armstrong pour former une sorte de firmament étoilé, une succession de constellations, une tempête de sang bleu. Mais pas de Baronne – même s’il y a un Baron autoproclamé, Charles Mingus – du jazz. Non, la Baronne est une vraie, du monde « réel », loin des légendes apparemment, venue d’Europe, née Rothschild qui plus est, devenue par le mariage avec un Jules – c’est son prénom – de Koenigswarter. Rien ne la prédestinait à rencontrer sauf le jazz, sauf son amour de l’aventure, de la liberté et la lutte contre l’antisémitisme et le racisme.
Pour le monde du jazz, elle sera Nica ou Pannonica et pour l’éternité. Un film de Charlotte Zwerin, « Straight No Chaser », permettait de la voir aux côtés de Thelonious Monk. Sa petite fille, Nadine, avait contribué à la sortie d’un recueil étrange, « Les trois vœux des musiciens de jazz » (Buchet-Chastel) composé de photographies prises au Polaroid par Nica, assorties d’interviews de musiciens, les fameux trois vœux, qui permettaient d’éclairer des personnalités et de découvrir des musiciens oubliés. Continuer la lecture

Jazz Fincker/Touery quartet


Un travail de paysan, semer le passé pour récolter l’avenir

Des musiques oubliées un temps peuvent, soudain, se trouver affublées d’une actualité. Comme une re-naissance. Naissance qui est lié à un travail de fécondation avec toutes les musiques qui ont suivi. Ainsi en est-il d’un quartet mené par Keith Jarrett entre 1973 et 1977, en compagnie de Charlie Haden à la contrebasse, Paul Motian à la batterie et l’invraisemblable Dewey Redman au saxophone ténor, que label Impulse avait enregistré. Une musique actuelle de ces années étranges, faite de feux et de toutes le flammes de l’imagination, occultée par le succès public – un des albums les plus vendus au monde – du « Köln Concert » sous le label ECM. Ce quartet à la douceur violente se devait d’avoir une descendance. Il a fallu attendre. Continuer la lecture

Jazz, Une grande chanteuse, Cecile McLorin Salvant. Un grand orchestre.

Une grande chanteuse, Cecile McLorin Salvant

Un duo. Simplement.

Immédiatement, en écoutant ce duo voix, Cecile McLorin Salvant, piano, Sullivan Fortner , j’ai pensé à Ella Fitzgerald/Ellis Larkins (un de ces pianistes qui brillent dans cet art singulier, celui de l’accompagnement), un album Decca de 1954, « Songs in a Mellow Mood », tellement l’assurance et la confiance en elle-même de la chanteuse sont désormais installées. « Pure Ella » avait été de la réédition de cet album en CD. Au lieu de « The Window » – qu’il faut, bien sur, maintenir grande ouverte – Cecile aurait pu reprendre ce « Pure » tellement elle arrive à un point d’aboutissement de son art.
Pour dire qu’il est impossible de passer à coté de la fenêtre sans y jeter un coup d’œil et rester pénétré par la musique, par le travail de découpage du temps. Même lorsqu’elle chante en français – « j’ai le cafard » – son art reste marqué par le blues. Elle livre une version d’anthologie de la composition du pianiste Jimmy Rowles, « The Peacocks », pourtant interprétée par Stan Getz, en compagnie de la saxophoniste ténor Melissa Aldana. Continuer la lecture

Jazz, Hubert Dupont en réseau

Pérégrinations dans le temps et l’espace.

Dans ce monde construit sur l’éphémère, le versant de l’accélération du temps, il est nécessaire, vital de se permettre d’entendre les murmures du temps, de revenir vers ses mémoires et ses filiations.
« Smart Grid » – un réseau intelligent – propose cet arrêt sur la musique pour un voyage dans les interactions entre quatre musiciens qui se connaissent bien pour errer autour des jazz qui les ont construits. Hubert Dupont, bassiste aventureux ouvert à toutes les expérimentations, à toutes les cultures a composé un album qui se veut œuvre ouverte. Ses compagnons ont accepté les règles de ce voyage pour jouer avec les rythmes, les structures, les références pour perdre l’auditeur et se perdre avec lui dans des contrées peuplées de mélodies curieuses naissant des apports de chacun des quatre participants.
L’avidité de Denis Guivarc’h, au saxophone alto, la légèreté aérienne de Yvan Robilliard au piano et la batterie venant des profondeurs de la terre de Pierre Mangeard se combinent avec la contrebasse pendulaire de Hubert Dupont pour aborder les berges de rivières elliptiques peuplées d’interrogations et de conditions illisibles mais présentes.
Recomposer ce quartet plus de 10 ans après le premier album permet de combiner les différentes expériences de ces quatre là pour offrir une musique de notre époque qui a su conserver l’essentiel, la pulsation du jazz pour outrepasser le jazz lui-même et toutes les autres musiques venues d’ailleurs et chercher à créer une synthèse qui n’oublie rien.
Prendre le temps de partir à la recherche de notre présent, perdre son temps en des pérégrinations bizarres en dehors des autoroutes et, soudain, sentir le vent d’une liberté retrouvée.
Nicolas Béniès
« Smart Grid », Hubert Dupont, Ultrabolic, distribué par Musea.

Jazz et écriture automatique

Un projet fou de musique et de cinéma.

Une pochette qui interroge à la manière des créations des surréalistes

Ils étaient deux, trois peut-être. Le pianiste, Stephan Oliva, le producteur, Philippe Ghielmetti amateur de jazz et de cinéma aimant les projets étranges et Stéphane Oskeritzian, monteur en ondes et en images. Un projet fou ? Demander à Stephan d’improviser à partir de mots clés que les deux autres lui révèlent peu à peu. Un procédé emprunté aux surréalistes, sorte de « cadavre exquis » musical.
Le résultat : cinq heures d’improvisation sans relation directe, avouée avec le cinéma. « Cinéma invisible » est le titre de l’album qui s’imposait. Invisible pour le pianiste dans un premier temps, invisible pour l’auditeur obligé de faire appel à sa réserve d’images ou à en forger de nouvelles pour répondre à l’appel de la musique. Le monteur lui a écouté et réécouté pour séparer le bon grain, soit les rushes – pour employer le langage du cinéma -, de l’ivraie, ce qu’il retiendra, les images sonores d’un film à écrire. Qui s’écrit. Le scénario invisible est disponible. Avis aux amateur-e-s. Continuer la lecture

Jazz, François Bernat et Miles

Pérégrinations autour de Miles Davis.

« Hommage à la musique de Miles » est un titre d’album qui suscite d’abord le rejet. Encore Miles, toujours Miles ! Le cordon ombilical est fait d’un bois dont on ne fait pas de flûtes. Même Alexandre Le Grand semblerait incapable de trancher ce nœud gordien avec son glaive. A l’écoute des arrangements de ce quartet – devenant quintet sur trois titres – par le contrebassiste/leader François Bernat, on s’aperçoit d’avoir raté la subtilité que contient le titre non pas « hommage à Miles » mais « à la musique de Miles », glissement distancié qui fait toute la différence. Le groupe erre et nous fait zigzaguer à l’intérieur des compositions marquées par le génie du trompettiste/chef de groupe.
Bernat et ses compagnons, Frédéric Borey au saxophone ténor, Antonino Pino à la guitare, Olivier Robin à la batterie et Yann Loustalot lorsque le quartet s’élargit en quintet, ne copient pas. Ils laissent l’auditeur reconnaître le thème pour le faire entrer dans l’univers de Miles avec cette familiarité qui s’acquière au fur et à mesure des écoutes successives pour le perdre dans d’inquiétants méandres où il ne se reconnaît plus. Sensation délicieuse de s’égarer dans des contrées que l’on croyait connues. Une visite étrange de trois périodes davisiennes : les débuts avec Parker – « Milestones » -, le « Cool » – « Boplicity » -, le quintet avec Wayne Shorter – « Iris » – sans compter la rencontre avec Gil Evans et avec Jacky McLean pour ce « Little Melonae », le prénom de la fille de McLean, une des grandes compositions du saxophoniste alto new-yorkais.
Cet album est un aboutissement de concerts lors desquels les arrangements ont été rodés. Un véritable travail de studio trop rare en ces temps d’accélération forcenés. Prendre le temps est une des conditions de la réussite est une des manières de résister à cet air du temps souvent catastrophique
Prenez le temps de goûter cette musique qui joue avec le temps, contre le temps pour que la mémoire ne disparaisse pas tout en la conjuguant au présent.
Nicolas Béniès.
« Hommage à la musique de Miles », François Bernat quartet, D’Addario, rens : www.francoisbernat.com