Portrait de l’auteur en habits d’historien des idéologies


Science économique ? Vous avez dit « science » ?

« Portrait du pauvre en habit de vaurien » se voulait le premier opus d’un programme de recherche de Michel Husson portant sur les dispositifs de légitimation de la pauvreté (au 19e) puis du chômage aux siècles suivants « en soulignant les similitudes et les inflexions », comme il l’écrivait en 2021. Il s’agit donc de rendre compte de la manière dont l’économie politique traite les questions de « surnuméraire » – pauvre ou chômeur -, en explicitant les soubassements idéologiques pour comprendre les types de réponse proposés.
Le résumé est facile et bien connu : si les pauvres sont pauvres, les chômeurs chômeurs c’est de leur faute, de leur responsabilité individuelle. La politique de l’État doit donc les forcer à travailler en diminuant toutes les dépenses sociales, l’assistanat. Ainsi la politique économique de Macron ne vise pas seulement à diminuer les dépenses publiques mais répond à des considérants idéologiques plus profonds. Continuer la lecture

Marx : une œuvre ouverte

Théoriser l’oppression des femmes.

Lise Vogel, féministe américaine, s’était donné pour but, comme l’indique le sous titre de son essai « Le marxisme et l’oppression des femmes », « vers une théorie unitaire », d’inclure les revendications féministes dans le corpus de la théorie marxiste. Elle se situe dans le courant – le livre est paru en 1984, en anglais – des « féministes socialistes » et base ses réflexions, notamment sur le travail domestique, la sphère de la « famille », sur le concept de la reproduction sociale. Beaucoup d’interrogations jalonnent ses recherches, interrogations souvent intelligentes et pertinentes qui n’ont pas encore trouvé de réponses. Sa conclusion n’est pas concluante, la théorie unitaire reste à construire. Continuer la lecture

Explorations dans Le Capital de Marx

Sous « Le Capital », un monde s’agite

Le livre I du Capital et particulièrement la Section I suscitent souvent d’étranges réactions allant jusqu’à proposer de la lire quasi à la fin (cf. la préface de Althusser à la réédition en poche chez Flammarion) ou de ne pas la lire du tout en fonction de sa difficulté. La réputation d’illisibilité sert de prétexte pour éviter de se confronter à Marx. C’est une erreur pour plusieurs raisons. La première tient à la nécessité – ne serait-ce que pour le critiquer – de connaître les concepts, les « abstractions réelles » dit-il – et la méthode d’analyse du capitalisme. Et, dans le même temps, de fréquenter l’un des grands penseurs de notre monde moderne.
Comme si ce n’était pas suffisant, Serge Ressiguier propose dans « Marx en liberté » une autre entrée bien résumée dans son sous-titre « Humour et imaginaire dans Le Capital (Livre I, section 1 à 3) » en éclaircissant toutes les références soit des auteurs classiques – Virgile, Suétone par exemple – soit de la Bible, en insistant sur les figures de style. Il nous fait visiter les mythologies et les contes que citent Marx, met en évidence les associations, comparaisons, métaphores, personnifications et prosopopées pour indiquer ce qu’elles induisent quant à la compréhension de la pensée de Marx. Last but not least, il souligne les références des citations explicites ou implicites présentes dans le texte.
Le plaisir est double. D’une part les concepts s’animent d’une vie propre. La marchandise, ce condensé de Capital, prend différents aspects, s’incarne dans des images pour passer d’une chose à un rapport social. D’autre part, c’est quasiment un cours de culture générale. Marx n’est pas pour rien un grand penseur. Dans la traduction de Roy qu’il a corrigée, il réécrit en partie pour le lecteur français.
Une introduction qui s’adresse au plus grand nombre pour oser lire, enfin, Marx. On peut regretter que l’auteur, dans une volonté compréhensible de mettre Marx au présent, se livre à quelques raccourcis.
Nicolas Béniès
« Marx en liberté », Serge Ressiguier, Le temps des cerises, 20 euros.
Le Livre I du Capital a bénéficié en 2016 d’une nouvelle traduction de Jean-Pierre Lefebvre aux Éditions sociales, Folio, en deux volumes, a publié les trois livres du Capital reprenant l’édition de La Pléiade.

Ahmed Tiab dans « Vingt stations » (Éditions de l’Aube), mémoire de l’Algérie.

Algérie, la décennie noire

Oran peut-être de nos jours. Un homme monte dans un tramway. Il fera le tour de la ville en « Vingt stations », le titre de ce voyage à la fois dans la ville qui a beaucoup changée livrée aux promoteurs et dans sa mémoire tout en regardant les populations différentes de chaque station dévoilant des inégalités profondes découpant la ville. La mer devient fantomatique dans ce parcours d’un homme mort-vivant dans les affrontements de la « décennie noire ». Les assassinats se sont multipliés – s’en souvient-on encore ? – laissant toutes les populations algériennes en quête de lumière et de justice. Le gouvernement a préféré « faire comme si » il ne s’était rien passé s’abritant derrière une soi-disant « réconciliation nationale » pour rétablir l’ordre d’un pouvoir qui a perdu sa légitimité. Continuer la lecture

Marx 200e

Un curieux « Bon anniversaire »

Karl Marx est né un 5 mai à Trêves et a failli être Français. Son spectre continue de hanter le monde armé de sa méthode et de ses concepts. L’analyse qu’il propose dans une œuvre ouverte, contrairement à une idée répandue, permet d’appréhender les ressorts des crises du capitalisme et les modalités de son fonctionnement. Marx a influencé en profondeur les grands théoriciens à commencer par John Maynard Keynes pour l’économie sans compter les philosophes, sociologues, ethnologues…
« Marx, une passion française », sous la direction de Jean-Numa Ducange et Antony Burlaud, propose une rétrospective des visages et des domaines couverts par l’ombre portée de l’auteur du « Capital » sans oublier les problèmes de traduction que pose la création des concepts souvent venus de la philosophie hégélienne et transposés dans un autre environnement théorique. Ainsi le « Marx des socialistes » prend, pour le moins, quatre formes différentes suivant les époques tout en restant la référence des renouveaux du PS, deux pour le Marx du Parti Communiste pour conclure sur celui de l’extrême gauche dans cet après 1968 qui voit la profusion des études marxistes ou marxiennes. Continuer la lecture

Les mots pour le croire

La religion libérale

« La novlangue néolibérale » reparaît augmentée pour tenir compte du renouvellement (faible), du discours dominant depuis l’entrée dans la crise systémique du capitalisme en août 2007. Une nouvelle interrogation surgit. La crise a totalement discrédité les théories néo-classiques sur lesquelles s’appuie le néolibéralisme. Après le temps du choc, elles restent présentes, latentes souvent, références moins affirmées des politiques économiques. Les justifications changent un peu mais les croyances comme autant de fétiches restent. Alain Bihr construit des explications sur cette résistance. Stimulantes.
N.B.
« La novlangue néolibérale. La rhétorique du fétichisme capitaliste », Alain Bihr, coédition Page 2/Syllepse.

(Re)découvrir

Marxisme étatsunien

Les années 1960 sont celles des polémiques autour des conceptions du marxisme, du rapport de Marx a Hegel et de la nature de l’URSS, capitalisme d’Etat ou « État ouvrier bureaucratiquement dégénéré ». Polémiques qui, aujourd’hui, apparaissent « vieillottes » sinon obsolètes. La lecture de « Marxisme et liberté » de Raya Dunayevskaya (1910-1987 » montre qu’elles recèlent une forme d’actualité. Raya fut secrétaire de Trotski et s’installa aux Etats-Unis où elle rencontra C.L.R. James et Herbert Marcuse. Sa thèse qui se résume en une théorie de la libération, s’appuie sur l’histoire du mouvement ouvrier et mouvement d’émancipation des Africains-Américains, sorte de pont entre l’Europe et les Etats-Unis. Elle veut faire le lien entre théorie et pratique, pratique et théorie en redonnant une grande place à Hegel pour élaborer un « humanisme nouveau » pour réunifier tous les mouvements allant vers l’émancipation des individus. Le concept clé qu’elle utilise, l’aliénation, permet de comprendre son insistance sur la nécessaire libération. Elle gomme, de ce fait, l’importance de l’exploitation et, surtout, des conséquences du « fétichisme de la marchandise » qui va de pair avec la loi de la valeur. Une interprétation du marxisme très en vogue aux Etats-Unis de ces années 60. Continuer la lecture

Marxisme et Pragmatisme.

Des honnêtes hommes, Trotski/Dewey
La fin et les moyens : d’une discussion à une présentation.

Dans ces années 1930, marquées à la fois par la crise systémique profonde du capitalisme et par l’installation du stalinisme – surtout après 1934, date de l’assassinat de Kirov prétendant à la direction de l’URSS à la place de Staline -, s’instaurait une sorte de nouvelle morale. Elle allait servir de justification à la fois aux procès de Moscou – 1936-37 -, aux capitalistes et aux fascismes en se résumant dans la formule « la fin justifie les moyens ». Pour Staline, réfutant toute dimension internationale à la Révolution et prônant contre toute la tradition marxiste le « socialisme dans un seul pays », le rôle des Partis Communistes se résumait dans la défense de la patrie du socialisme, cette morale servait de paravent à la contre révolution politique de l’URSS. Tous les moyens étaient bons s’ils permettaient de défendre l’URSS, le pouvoir de la bureaucratie stalinienne. Ces moyens allaient de la politique « classe contre classe » dénonçant les sociaux-fascistes suivie de la politique dite des « Front populaire » d’alliance avec des partis de la bourgeoisie et, enfin – pour cette période – le pacte Germano-soviétique de 1939. De quoi donner le tournis…
L’ennemi principal de la bureaucratie stalinienne, Trotski et les « trotskistes » de tout poil, centre des procès de Moscou. On parle alors d’« hitléro-trotskistes », formule qui resservira… Continuer la lecture

Formes d’émancipation

La question noire aux États-Unis.

« Les êtres humains font leur propre histoire dans des conditions qu’ils n’ont pas librement déterminées », avait conclu Marx au terme d’une argumentation serrée pour à la fois démontrer que le déterminisme n’existe pas, que la décision individuelle structure notre vie, que le champ des possibles peut-être immense même s’il est limité par les structures de la société héritées du passé, par le mode de production.
Aline HeigAline Helg, historienne, met en pratique cette dialectique pour dresser une sorte d’inventaire des voies et des moyens mis en œuvre par les esclaves africains pour se sortir de leur condition, pour s’émanciper. Elle combat les préjugés. Le premier voudrait que les Africains déportés sur le sol américain pour travailler comme esclaves aient attendu l’abolition de l’esclavage, après la guerre de Sécession (1861-1865), pour devenir des hommes libres et le deuxième, à l’opposé, de se révolter contre l’oppresseur pour s’auto-libérer collectivement.
On sait les voies de la Providence impénétrable, ceux de l’émancipation le sont tout autant. Revenant à la « découverte » de l’Amérique en 1492 – en fait Christophe Colomb cherche la route des Indes et atterrit du côté de l’Amérique latine -, elle passe en revue tous les chemins qui ont permis la libération. Jusqu’en 1838, année où les différentes Assemblées coloniales britanniques abolirent définitivement l’esclavage » résultat à la fois de l’évangélisation des esclaves, de leurs révoltes qui partent de Saint-Domingue, que Bonaparte ne pourra réprimer, pour s’étendre à toutes les Amériques et d’une convergence de revendications entre les luttes des esclaves et celles des abolitionnistes blancs. Aline Helg montre, à travers le cheminement des acteurs, que les révoltes proviennent d’une faille dans la domination des planteurs qui permet d’espérer la victoire ainsi que, en deçà de ces mouvements collectifs, l’existence de stratégies individuelles pour échapper à cette condition d’esclave.
Des villes ont été construites par d’anciens esclaves soit des « marrons » – ceux et celles qui se sont enfui(e)s et n’ont pas été repris(e) – soit des hommes libres qui ont acheté leur liberté. Son travail, pionnier, permet de se rendre compte de la lutte pour la dignité, avec des limites. Elles tiennent aux structures sociales qui freinent la capacité d’initiative individuelle. « Plus jamais esclaves ! » est un de ces romans « vrais » qui à la fois permettent de comprendre la mémoire de ces Etats-Unis et, plus généralement des Amériques et une saga de ces hommes et de ces femmes décidé-es à s’émanciper. Le sous-titre dit bien le souffle qui anime l’historienne : « de l’insoumission à la révolte, le grand récit d’une émancipation (1492-1838) ». » Continuer la lecture

Un Marx tendance Karl

Lecture(s) de Marx.

Daniel Bensaïd (1946-2010) s’était lancé, en 2009, dans l’écriture de cette introduction, qui se veut ludique, à la pensée de Karl Marx. Il s’est fait aider par Charb qui construit des contrepoints plus qu’il illustre. Elle est aujourd’hui rééditée. On a souvent l’occasion de le dire dans ces colonnes, Marx fait un retour en force dans ce monde peuplé d’incertitudes. Un Marx étrange qui se trouve souvent interrogé par les transformations actuelles du capitalisme. Comme l’avoue Étienne Balibar dans sa préface à la réédition de « La philosophie de Marx » (La Découverte/poche) ce travail de synthèse publié en 2001 n’aurait pas été possible aujourd’hui. Bensaïd contourne l’obstacle en répondant à quelques questions clés pour ouvrir quelques pistes et alimenter la réflexion. Marx ne peut être qu’un point de départ. Le Capital, comme le note l’auteur, n’est pas abouti, il constitue un « work in progress » qu’il faut faire vivre en confrontant méthode et concepts à la réalité du monde.
N.B.
« Marx [mode d’emploi], Daniel Bensaïd, illustrations de Charb, La Découverte/Poche.