Polars. Gênes, Morclose et San Quentin


Gênes, ville noire

Antonio Paolacci & Paola Ronco ont décidé de faire de Gênes un personnage de polar pour conter les enquêtes de Paolo Nigra, tout autant Génois d’adoption que les deux auteurs. Le premier, « Nuages baroques », dévoilait une manière particulière de se servir des grands ancêtres du genre agrémentée de la visite des quartiers de Gênes sonnaient comme un vent nouveau. L’ironie de Nigra, homosexuel revendiqué, permettait de faire accepter des personnages par trop stéréotypés notamment ses acolytes de la police.
« Le point de vue de Dieu » tire les mêmes ficelles, avec une intrigue réduite au minimum. Pas besoin d’avoir lu Conan Doyle ou Agatha Christie pour savoir qui a tué. Le comment ne pose pas vraiment de problème même si le pourquoi un peu plus sophistiqué. La fin, digne d’un Hercule Poirot décadent, est décevante. La réunion de tous les protagonistes non seulement n’est pas réaliste mais est téléphonée.
L’amour de Nigra pour Rocco est compliqué et l’insistance sur ces difficultés – réelles – occupe une place disproportionnée. Par contre la visite du centre ville de Gênes est toujours un enchantement.
Les auteurs devraient changer leur référentiel pour aller vers d’autres influences, comme Hammett ou Chandler, parler de corruption, de mafia en donnant plus d’épaisseur aux comparses de Nigra.
Découvrir Gênes reste une bonne idée, même si ce club d’amateur de polars n’est pas vraiment fréquentable.
Nicolas Béniès
« « Le point de vue de Dieu », Antonio Paolacci & Paola Ronco, traduit par Sophie Bajard, Rivages/Noir

Morclose, Bretagne
« Vieux Kapiten », une nouvelle enquête/vengeance de Desmund Sasse, nous fait passer des villes bretonnes à l’Albanie pour décrire les circuits du trafic de drogue qui emmêlent des responsables politiques, des policiers et quelques « investisseurs » qui espèrent un retour rapide et important de leur mise de départ.
Danü Danquigny dans ce conte réel, fait de Sasse le porteur de toutes les colères face à la corruption généralisée. L’Albanie de Hodja porteuse, un temps, de promesses révolutionnaires s’est transformée en un champ de ruines de cultivateurs de drogue cornaqués par un caïd, un parrain. La pègre n’a pas de frontières et profite du libre échange international.
Pour alléger le tout feu tout flamme de ce roman, l’auteur propose des échappées poétiques. Une respiration nécessaire qui indique des voies de sorties et d’espérances pour imaginer un monde sorti de ce gris qui empêche toute illumination.
Une fin noire, sous la forme « le soleil ne brille pas ailleurs »… Une invite à changer la vie…
Nicolas Béniès
« Vieux Kapiten », Danü Danquigny, série noire/Gallimard

San Quentin
Le pénitencier de la côte Ouest des États-Unis est un enfer transformant les détenus en bêtes sauvages sans foi ni loi. Blancs et Noirs se font face. La barrière raciale s’impose comme une règle qu’il est impossible de transgresser. Art Pepper, saxophoniste alto, le raconte dans son autobiographie « Straight Life », traduite aux Éditions Parenthèses. Il l’a très mal vécu, d’autant que chaque « communauté » est dominée par les racistes. Du côté Blanc, la fraternité aryenne. Les métis, les chicanos essaient de se regrouper, rejetés qu’ils sont des deux « camps ».
Edward Bunker raconte la vie à San Quentin dans ce roman paru en 1977 aux Etats-Unis sous le titre « Animal Factory », une usine de déshumanisation si on force un peu la traduction, traduit en français – un tour de force – par « La bête contre les murs ». Un ouvrage de la collection « Les iconiques de François Guérif », rééditions de livres épuisés. Une histoire d’amitié filiale comme seules ces concentrations de barbaries savent les susciter. Une histoire qui rejoint beaucoup de celles racontées par ces enfermés. En 1974, libéré, Art Pepper enregistrera « The Trip », qu’il faut écouter en même temps que la lecture de ce livre.
Nicolas Béniès
« La bête contre les murs », Edward Bunker, traduit par Freddy Michalski, Rivages/Noir

Vider les Poches

Christian Bourgois est le dernier éditeur en date à lancer une collection de Poche, « Satellites » qui se veut « galaxie littéraire à la croisée de Bourgois et Globe » suivant l’éditrice.
La tête de pont : le prix Nobel de littérature Norvégien Jon Fosse – traduit par Jean-Baptiste Coursaud – « L’autre nom », les deux premières parties d’une septologie, la grande œuvre de l’auteur, pour faire connaissance avec une forme particulière de l’écriture centrée sur le discours intérieur avec des effets miroirs éblouissants.
Le premier récit de Maurice Pons, « Métrobate », qui n’a rien perdu de sa pertinence et dit beaucoup en peu de mots sur cette époque étrange de la Libération où souvent le pire prend lz place du meilleur.
« Fantaisies guérillères » est une extrapolation de Guillaume Lebrun du mythe de Jeanne d’Arc dans une création à la fois langagière et historique du début du 15e siècle d’une école de prophétesses dont le but est de sauver le royaume. Il faut entrer dans ce monde étrange et proche.
« L’affaire de Road Hill House », roman policier « vrai » d’un crime d’enfant qui a remué le Royaume-Uni en 1860. Kate Summerscale – traduite par Eric Chédaille – se livre, en journaliste, à une reconstitution pour dessiner l’image de la société victorienne et de ses secrets de famille pour un « true crime » comme on dit. Le style est un peu lourd mais le jeu en vaut la chandelle.

Un chef d’œuvre oublié
« Nous » d’Evgueni Zamiatine – ici suivi de « Seul », la première nouvelle publiée de l’auteur – avait déjà été réédité par Actes Sud en 2017, mais cette nouvelle traduction de Véronique Patte repose sur l’original. Le premier roman de science fiction qui a inspiré Orwell notamment. « Un acrobate du temps » (Giuliano Da Empoli dans sa préface), un visionnaire qui imagine l’avenir à partir de l’analyse de la société stalinienne en train de se constituer en 1929. A ne pas rater.
« Nous », Evgueni Zamiatine, traduit par V. Patte, préfaces de G. Da Empoli et Vincent Perriot, dessinateur, postface de Jorge Semprun.

Roman d’espionnage historique
Julian Semenov, auteur culte en Russie, a eu accès aux archives des services secrets soviétique et raconte le régime nazi de l’intérieur par l’intermédiaire de l’espion infiltré Stierlitz. En 1945, les dignitaires du régime cherchent des portes de sortie. La galerie de portraits d’ouverture est une leçon d’histoire contemporaine.
« Ordre de survivre », Julian Semenov, traduit et annoté par Monique Slodzian, 10/18

Polar
Edward Bunker raconte le pénitencier de San Quentin, sur la Côte Ouest des Etats-Unis où règne une division raciale intrinsèque et où les trafics sont rois. Une amitié entre un jeune arrivé dans cet enfer et un vieux prisonnier est le fil conducteur de la description de l’enfer.
« La bête contre les murs », E. Bunker, traduit par Freddie Michalski, avant propos de François Guérif, Rivages Noir/Les iconiques

Alain Gerber, un romancier, batteur ou l’inverse ? Toujours le jazz

La batterie comme le miroir d’une vie

Alain Gerber, romancier et, surtout, passionné de jazz, une musique qui l’a fait écrire encore et encore pour rêver les biographies, pour faire naître de chaque rencontre de disques la poésie nécessaire. Critique de jazz il fut et demeure pour alimenter les découvertes de musiciennes, musiciens jamais dépassé.e.s qui, toujours, nous rattrapent.
Il est aussi batteur toujours amateur, toujours en apprentissage. « Deux petits bouts de bois », sous titrée pour approfondir le mystère « Une autobiographie de la batterie de jazz » tient le pari de dessiner le parcours de l’auteur tout en parlant apparemment – l’apparence fait partie de la définition de soi et dans le regard des autres – de la rencontre difficile avec cet instrument créé par le jazz et pour le jazz qui ne se laisse pas dompter facilement et qui demande l’éternité pour réaliser le tour de force de l’autonomie des quatre membres. Continuer la lecture

Jazz, Jim Snidero nous invite à plonger dans les mémoires du jazz

Voyage dans les standards en compagnie d’un drôle de trio
Jim Snidero, saxophoniste alto – un instrument qui fut du cirque en son jeune âge -, s’est décidé à former un trio sans piano. C’est rare pour un altiste et c’est une première pour Snidero. Sonny Rollins, Joe Henderson et d’autres ténors nous y avaient habitué, mais pas les altistes. Pour cette première tentative, il s’est appuyé sur les standards, ces épaves de la culture américaine et mondiale qu’il faut, comme Sisyphe avec son rocher, reconstruire à chaque fois.
« For all we know » – pour tout ce que nous connaissons – est le titre qu’il fallait. Se promener dans ces compositions connues – surtout par le jazz – permet tous les écarts, toutes les transgressions pour mieux rendre compte de leur éternité. L’alliage tradition et modernité que permet l’improvisation sans la limite du piano, et la sonorité reposée de l’alto sans l’expressionnisme parkérien ou coltranien, comme un Albert Ayler qui aurait trouve une paix précaire dans un monde dépassé par sa propre violence. Le choix même des thèmes exprime la résistance face aux explosions qui sont notre lot quotidien. Les trois compères – Peter Washington, basse, Joe Farnsworth, batterie – se passent le témoin, lancent des idées pour construire un univers spécifique. La reprise de « Naïma », une des grandes compositions de Coltrane, signe une réussite d’un trio promis à un bel avenir.
Nicolas Béniès
« For all we know », Jim Snidero trio, Savant Records distribué par Socadisc.

D’un tueur, cas de psychanalyste, à l’histoire sociale, deux formes du polar

La solitude du tueur de fond.
« L’agent seventeen », un titre qui ne laisse pas planer de doute sur le héros, ou plus exactement sur le personnage central qui ne nous laissera rien ignorer de ses doutes, de ses questionnements divers concernant tous les aspects de sa vie qu’elle soit professionnelle ou privée. A proprement parler, il envahit toutes les pages. Le thème est connu depuis Freud : tuer le père pour exister. Ici, 17 doit tuer 16 sur ordre de son supérieur à la CIA. Pourquoi ce meurtre ? Le tueur à gage s’interroge, nous pas tellement. On voit venir le coup. Pourtant là n’est pas l’intérêt de cette chronique violente. Il se trouve dans les glissements, dans les clins d’œil, dans les fausses références mais aussi dans les héros des films et romans d’espionnage, à commencer par Jason Bourne citée par l’auteur plus que James Bond. Continuer la lecture

Jazz du coté d’Ornette, Clément Janinet, vers un bestiaire, Matthieu Donarier, pour finir en transhumance avec Florian Chaigne


Modernité de Ornette.

Un titre d’album comme « Ornette under the repetitive skies III » ne peut qu’attirer l’attention. Il est signé Clément Janinet, violon, mandoline et percussion pour se dire que Ornette Coleman exerce toujours son influence, que son fantôme ne veut pas disparaître. Il ne faut cependant pas cacher que les compositions de Janinet regardent aussi vers plusieurs cieux, ceux de la musique répétitive ou même des comptines, berceuses qui racontent, avec candeur, ces contes qui se disent pour enfant comme ce « Quiet Night ». Ils contiennent pourtant une grande partie de la misère du monde comme de nos tourments. Continuer la lecture

Black Lives Matter, un slogan ? Une lutte pour la vie

Se battre pour la dignité, la liberté, la vie par la musique, la danse, la transe.
« Black Lives Matter », les vies noires comptent, a exprimé une révolte profonde contre la peur, l’angoisse des Africains-Américains particulièrement dans le Sud des États-Unis mais pas seulement. Nos sociétés dites développées font pousser hautes les racines des racismes et des exclusions. Ta-Nehisi Coates avait mis par écrit sa colère contre la forme de la société américaine dans « Le procès de l’Amérique » et dans, plus déchirant encore, « Une colère noire », sous titré « lettre à mon fils » – traduction française chez « autrement » – dans laquelle il expliquait comment et à quelles conditions survivre.
Réunir un collectif d’artistes sous le nom générique de « Black Lives, From Generation to Generation » ne pouvait naître que dans la tête d’une femme qui connaît l’importance des musiques issues de l’Afrique, de ces musiques noires sous toutes ses formes et quelle que soit la couleur de peau des musicien.ne.s. Stéfany Calembert, productrice du double album qui réunit 20 groupes, fut celle là pour son label « Jammin’ colors ». Un voyage dans toutes ces cultures qui se donnent ici rendez-vous pour dire leur volonté de dignité, de liberté de création, leur place essentielle dans les structurations esthétiques et sociales de toutes les sociétés du monde. Une force vitale émane de ces enregistrements, la force vitale humaine qui casse tous les codes pour s’affirmer et affirmer leur place. La danse, le corps qui bouge qui montre sa sensualité, sa sexualité fait exploser tous les silences. La musique crie, revendique pour s’inscrire dans la lutte collective contre tous les racismes, toutes les exclusions.
« Black Lives Generation to Generation », se veut transmission de toutes les mémoires pour construire des échanges entre les générations, pour ne rien oublier, manière de construire les mémoires du futur.
Il fallait bien que ce projet n’en reste pas à la seule trace enregistrée mais se traduise par des performances et par la fusion avec le public. A la grande joie de Stéfany et à la notre des concerts sont prévus, les dates font partie de l’affiche qui annonce ces prestations. Ne les ratez pas.

Nicolas Béniès
« Black Lives Generation to Generation », un coffret de deux CD, Jammin’ colors.

Le plan Macron

Un plan « de réindustrialisation » ou « de campagne » ?

Le Président de la République a annoncé un plan d’investissement de 30 milliards sur 5 ans pour « mieux produire, mieux vivre, mieux comprendre », suivant les termes du discours de présentation du 12 octobre. Objectifs ambitieux pour qui voudrait les prendre au sérieux. Ils supposent une stratégie industrielle en réorientant l’accumulation du Capital vers l’économie dite « réelle » en réglementant la sphère financière. La montée des indices boursiers montre les effets des crises et de l’incertitude se traduisant par le tarissement des investissements productifs. La reprise actuelle a été fortement dopée par l’intervention du gouvernement. C’est à l’État, par la discussion démocratique la plus large, de fixer les priorités essentielles en fonction des besoins des populations. Continuer la lecture

Jazz. De Morricone, jeux de mémoire à Dominique Fillon jeux de fin

Deux ou trois choses à savoir de Ennio Morricone
Le compositeur sert toujours de référence aux musiques de films plus ou moins muets, pour habiter un silence qui en dit plus que bien des paroles. Les images, dans notre mémoire, tourbillonnent autour des recréations des deux compères, le bassiste Ferruccio Spinetti et le claviériste Giovanni Ceccarelli, un duo à la place d’un grand orchestre, une gageure. Gagnée. La reconnaissance – pas toujours, certaines musiques de série télé ne font pas forcément partie de notre patrimoine – s’allie à la découverte de sonorités, d’alliances, de mélodies étranges sorties de celles connues. Les surprises donnent du sel à ces recréations. Continuer la lecture