Idées Cadeaux (suite), littérature, Beaux-Livres et une enquête sur la Chine

Comment dit-on brigand au féminin ?
« Brigantessa », en Italien et, par ce roman de Giuseppe Catozzella, en Français. 1848, l’année des Révolutions et du « Manifeste du Parti Communiste » de Marx et Engels – grand texte littéraire secoué par le souffle de la Révolution – qui voit des révoltes surgir de tout côté dans la botte en se répandant derrière l’exigence de Garibaldi de l’indépendance. En contant le destin de cette femme, Maria Oliverio, l’auteur met en scène à la fois l’oppression des femmes obligées – ce ne sera pas la seule – de se déguiser en homme pour prendre son destin en main. Elle sera « Brigantessa », chef de bande et subira le sort de tous les vaincu.e.s. Une histoire « vraie » peut-être, un feuilleton sans nul doute. Idéal pour les longues soir&es d’hiver.
N.B.
« Brigantessa », Giuseppe Catozzella, traduit par Nathalie Bauer, Buchet-Chastel Éditions.

Beaux Livres
« Chagall Politique, le cri de la liberté », le titre du catalogue de l’exposition présentée d’abord au Musée de la Piscine à Roubaix (jusqu’au 7 janvier 2024), ensuite au Musée Marc Chagall de Nice ( du 1er juin au 16 septembre 2024) a de quoi interroger. La démonstration présentée par Ambre Gauthier et son équipe permet de proposer un angle de vue original de l’œuvre de Chagall. Pour mettre en lumière des détails mais aussi des documents inédits retrouvés dans les archives de Marc et Ida Chagall de manière à exprimer son combat humaniste.
N.B.
« Chagall politique », sous la direction de Ambre Gauthier, Gallimard

Et la Chine ?
« La Chine ou le réveil du guerrier économique » représente le fruit de trois années d’enquêtes de Ali Laïdi qui a interrogé, diplomates, chercheurs, responsables d’entreprises pour essayer de déterminer ce qu’il appelle le « modèle d’intelligence économique chinois ». Il date ses débuts de Deng Xiaoping, le moment de la transition vers le capitalisme conduit – mais l’auteur ne s’y arrête pas – par un Parti Communiste marqué du sceau du stalinisme. IL reste un livre très bien conduit, construit qui permet, au-delà d’un modèle vraisemblablement introuvable, de rendre compte de la volonté des dirigeants et des populations d’accéder au rang d’une grande puissance mondiale dont le développement cesse d’être dépendant des grandes puissances – dont les États-Unis – par le biais du commerce mondial pour s’orienter vers un développement autocentré en s’autonomisant des firmes multinationales.
N.B.
« La Chine ou le réveil du guerrier économique », Ali Laïdi, Actes Sud.

La Régence saisie par Law

Histoire économique et monétaire romancée

L’idée de ce roman, « La monnaie magique », provient de l’air d’un temps qui s’éloigne avec l’augmentation des taux de l’intérêt. Dans la période qui suit 2015, en réponse à la crise systémique de 2007/2008 et à la déflation, la baisse drastique des taux de l’intérêt – des taux d’intérêt négatif, une grande première dans l’histoire du capitalisme – a pu laisser croire à des financements miraculeux. La création monétaire a alimenté à la fois les Etats et la spéculation sur les marchés financiers sans pour autant se traduire par la hausse des investissements productifs. L’endettement s’est généralisé permettant des énormes profits.
Sylvain Bersinger, économiste, membre d’un cabinet de conseil, a voulu comprendre le système mis en place par Law, au moment de la Régence de Philippe d’Orléans, après la mort de Louis XIV en 1715. Comme nous, il a lu « Le Bossu » de Paul Féval – « si tu ne viens pas à Lagardère… » – qui se déroule, pour l’essentiel, rue Quincampoix, haut lieu de la folie spéculative à Paris. Il a donc repris le personnage du Bossu pour offrir un interlocuteur à Law pour expliquer le système qu’il met en place qui associe la monnaie de papier et des actions sur la compagnie de la Louisiane – une colonie – censée générer des profits futurs. La croyance fait le reste. Le futur et la croyance sont les deux fontaines des marchés financiers. Continuer la lecture

Roman, récit et travail de mémoire


« Seulement, la mémoire, il faut la faire vivre, ne pas la figer, elle doit surtout aider à comprendre »

Le titre est une citation de « Dessous la dure écorce », de Louise Pommeret, qui pourrait aussi servir, et peut être plus encore, pour « L’étoile manquante » de Laurence Lacroix-Arnebourg. Que ce soit en relation avec un père victime d’un travail empoisonnant, un cancer, et de paysages menacés du pays des sucs volcaniques pour balayer histoire et mémoire ou de vies oubliées dans le contexte de la chasse aux Juifs mis en place par le Régime de Vichy, il est question de notre héritage commun, de notre passé jamais dépassé pour construire un avenir. Les deux autrices savent faire vivre des personnages qui incarnent les nécessités du travail de mémoire. Les femmes, oubliées des histoires comme de l’Histoire, font montre de leur capacité de résistance souvent silencieuse pour organiser la survie. La lutte est nécessaire contre toutes les tentatives de falsification, contre tous ces projets dont le but ultime est de faire du profit sans tenir compte de notre environnement, de notre construction mémorielle.
Deux récits – plus juste que roman – qui viennent illustrer la nécessité de conserver vivants notre patrimoine et matrimoine. Il faut se plonger dans la saga d’une famille avant et après l’Occupation comme dans le combat contre la maladie et les promoteurs pour comprendre le passé et en faire une arme pour construire un futur.
N.B.
« L’étoile manquante », Laurence Lacroix-Arnebourg, Atlande ; « Dessous la dure écorce, Louise Pommeret, L’Aube éditions.

Roman, David Joy analyste du mal de vivre

Roman vrai

David Joy trace les dessins de vies sans but autre que les paradis artificiels pour faire semblant de vivre. Errances dans un monde incompréhensible dans lequel les raisons de croire ont disparu. Comment survivre dans les Appalaches ? Le désespoir se niche dans les paysages, dans ces contrées étranges où le monde lui-même semble avoir disparu, englouti dans on ne sait quel puits dont la trace s’est perdue. La solidarité, l’amour surnagent, luttent pour conserver leurs droits mais ils restent dilués dans des silences serrés comme si les mots restaient collés à la terre, désespérés eux aussi.
Les réserves Cherokee ne sont pas loin tout en étant lointaines. Le Casino est la seule activité lucrative et renforce l’aspect factice de la réalité, laissant toute la place à l’appât du gain. Les drogues circulent librement. Les truands sont protégés par des policiers corrompus. Ils ont, bien sur, des excuses. Seuls les junkies sont les dindons d’une farce qu’ils alimentent sans cesse pour trouver des trésors dans la poudre blanche. Continuer la lecture

Des nouvelles de Nesbo et la suite des aventures d’espion vues par Semenov

Des histoires au coin du feu
Le temps de cet automne ne dit rien sur l’hiver qui vient. Une saison propice aux contes, aux histoires qu’on se raconte pour se rapprocher d’un feu qui s’éteint. « De la jalousie », de Jo Nesbo, fait partie de cette panoplie. Des nouvelles qui se veulent révélatrices de notre monde, de nos comportements assez semblables finalement malgré les frontières. Continuer la lecture

Histoire et culture des États-Unis.

Une nouvelle biographie de Miles Davis et ce n’est jamais trop. Miles a vécu dans sa chair le racisme et ses conséquences. Adulé à Paris, il ne perce pas à New York et se drogue. Le drame des musicien.ne.s de jazz – un terme contesté aux États-Unis mais valorisant en Europe, comme il le notait lui-même. Il s’agir de Great Black Music bien entendu.
Jerome Charyn pense qu’il était temps, pour terminer ses aventures, d’installer Isaac Sidel à la Maison Blanche. Que peut faire un ancien flic et ancien maire de New York – Charyn ne s’éloigne pas trop de la réalité – à la Maison Blanche ? Pas grand chose. Depuis, Trump a conduit une sorte de putsch, de coup d’État comme, pour l’instant, une tentative avortée mais une tentative. Charyn n’a pas osé écrire qu’un Président pouvait sauter dans sa voiture pour prendre la tête des manifestants à l’assaut du Capitole et empoigner par un agent de la sécurité pour l’empêcher de commettre ce crime. Trump a testé, un autre ou lui-même pourrait le réaliser. Il a beaucoup fait pour discréditer tout le système de la démocratie américaine sans parler de ses nominations à la Cour Suprême. Lire Charyn, c’est pénétrer dans certaines arcanes de ce monde étrange. Continuer la lecture

Mémoires en mouvement par les femmes

Une grande romancière ignorée en France…jusqu’à présent.

Gayl Jones, éditée pour la première fois par Tony Morrison – prix Nobel de littérature 1993 qui nous a quittés récemment – en 1975 pour « Corregidora » aujourd’hui traduit en français. Dés sa parution, nous indique l’éditeur Dalva, ce roman a été considéré comme un classique et enseigné dans les écoles. A le lire, on en comprend les raisons.
L’autrice dessine les contours d’un portrait de femme africaine-américaine, chanteuse soumise au joug des hommes et habitée par des toutes les femmes vivantes en elle. Son arrière-grand-mère, esclave tributaire de son maître qui la viole, le Corregidora du titre, sa grand-mère, prostituée par le même ou ses descendants qui pourrait être aussi son père, sa mère et elle comme la résultante de toutes ses trajectoires et mémoires tout en voulant se construire avec et contre toutes les traces du passé. Un puzzle dont les pièces ont tendance à vivre leur vie sans s’imbriquer totalement les unes aux autres, un puzzle toujours à refaire pour rechercher la pièce manquante.
Ursa, le nom de la chanteuse de blues du Kentucky dont quelques traits sont empruntés à Billie Holiday – citée par la romancière – vivra dans votre esprit pour incarner une femme capable de se dépasser pour assumer sa liberté. Écrire ou parler des femmes ne pourra plus faire l’économie de Gayl Jones. Un grand roman, une grande romancière qui a su puiser dans les itinéraires des grandes chanteuses de jazz et dans la poésie parfois crue des blues qui savent que cette musique du diable – comme on l’appelait aux États-Unis, surtout dans les États du Sud – est façonnée autant pat l’âme que par le corps, Body and Soul, pour citer le titre d’un standard du jazz.
Nicolas Béniès
« Corregidora », Gayl Jones, traduit par Madeleine Nasalik, Dalva éditions.

De la Turquie et de la Russie, un roman écrit en prison et un polar en forme de saga

La Turquie en cellule
« Madame Hayat », le roman de Ahmet Altan écrit de sa prison, est un hymne à la liberté. Le portrait de femme, superbe, est amoureusement décrit. Les yeux du jeune homme sont emplis de ce portrait. Entre deux âges – curieuse expression – elle éclate du soleil de la sensualité. Beauté étrange, elle possède ce pouvoir d’attirer les regards. Continuer la lecture

Quelle rentrée !

La rentrée littéraire n’a jamais manqué à l’appel. L’an dernier, plus de 510 romans – et je ne parle pas des essais – se battaient pour trouver des « inventeurs », au sens de découvreurs. Cette année, à peu prés le même nombre cherche des lecteurs et lectrices pour se donner la vie. Une interrogation me taraude chaque année : qui peut lire autant de livres ?
Cette rentrée s’affiche aussi en poche.

Deux découvertes
Elles viennent des États-Unis via les Éditions Delcourt et Tusitala, « Jazz à l’âme » de William Melvin Kelley et « Paria » signé par Richard Krawiec.
Le premier, mort en 2017, fait l’objet d’une re-connaissance dans son pays. « A Drop of Patience », son titre original est une réflexion à la fois sur le jazz, via quelques emprunts aux biographies des grands musiciens comme Charlie Parker, sur la création comme des conditions dans lesquelles elle s’effectue et sur la renommée. Publié en 1965, il est fortement marqué par l’ambiance de ce temps. Pourtant, rien des aventures de Ludlow Washington, saxophoniste alto aveugle et noir, ne paraît décalé. Dans un premier temps, il interroge les personnes qu’il côtoie pour connaître la définition d’un « noir » et les réponses maladroites agitent le spectre du racisme. Uniquement.Seule la couleur de la peau, qu’il ne peut voir, est le problème.
Un grand roman sur l’Amérique et sur la vie bouleversée et bouleversante d’un révolutionnaire du jazz dans la période de l’après seconde guerre mondiale. Kelley a tendance à gommer les problèmes liés à la drogue et, pourtant, là est l’explication de la sortie de route du saxophoniste. Comme celle de Parker déchiré entre la conscience de son génie et le rejet de la société blanche. La question essentielle est bien là et la drogue ne fait qu’attiser la dichotomie entre la place centrale du génie et le rejet dans la vie de tous les jours. Miles Davis en fera lui aussi l’amère expérience. Seul, dans ces années 1960s,
« Paria » se situe dans une petite ville du Massachusetts qui baigne avec fainéantise dans l’océan des préjugés. Les enfants qui veulent plaire à leur parent sont obligés d’accepter ces préceptes. Y croient-Ils eux-mêmes ? La même histoire de racisme visant les noirs, mais pas seulement. Les émigrés polonais sont aussi parqués dans un ghetto spécifique. Exclus, ils excluent tout de même les Africains-Américains. Via une histoire d’amour d’adolescents, Stewart – Stewie – Rome, le narrateur, décrit la chape de plomb qui pèse sur ces sociétés et empêche de vivre. L’ironie, l’humour sont au rendez-vous pour cacher le désespoir, la blessure, l’assassinat. Qui a tué ? Le pourquoi est le plus intéressant et dévoile les ressorts collectifs d’un meurtre.
« Jazz à l’âme », William Melvin Kelley, traduit par Eric Moreau ; « Paria », Richard Krawiec, traduit par Charles Recoursé, réédités par 10/18

Un centenaire magnifique
Stanislas Lem (1921-2006), un des grands auteurs de science fiction notamment de « Mémoires trouvées dans une baignoire », avait créé le personnage du pilote Pirx pour servir de fil conducteur à ses nouvelles. Pour son 100e anniversaire, Actes Sud les a réunis en un seul volume et c’est un enchantement. Un vrai roman émerge, celui de l’ère cosmique, comme si la somme donnait naissance à un nouveau genre, le roman en pièces détachées. Un hommage qui dépasse l’hommage pour construire une nouvelle maison posthume. Un fantôme bien en chair serait l’image la plus juste. U n grand écrivain que Lem.
« Les aventures du pilote Pirx », S. Lem, traduit par Charles Zaremba, Exofictions/Actes Sud. Babel, la collection de poche d’Actes Sud, réédite, du même auteur, « Le congrès de futurologie » et « Solaris ».

Littérature et documentaire

Les oubliés des guerres russes modernes

Un journaliste russe d’opposition, Mikhaïl Chevelev, dans « Une suite d’événements », son premier roman, nous projette dans notre monde barbare.
Le bandeau cite, avec à propos, la postface de Ludmila Oulitskaïa : « Ce livre s’adresse à nous tous » et c’est le cas. Le journaliste, Pavel, n’est que le témoin de la descente aux enfers d’un soldat, russe, présent lors de la première guerre en Tchétchénie voulue par Boris Eltsine et de la guerre en Ukraine provoquée par Poutine. Vadim, le soldat, est pris dans l’engrenage de l’Histoire sans pouvoir comprendre les enjeux. Au-delà même, les combattants en Ukraine ne savent plus contre qui ils se battent. La corruption est omniprésente, les manipulations partent de tous les coins de la Fédération de Russie résultat de l’éclatement de l’URSS et des guerres dites « nationalistes » menées par des potentats locaux qui y trouvent leur intérêt.
Chevelev raconte, avec distanciation par l’utilisation de l’ironie, les événements grands et petits qui vont faire de Vadim un désespéré parce qu’il prend conscience du contexte et ne voit pas de porte de sortie. Continuer la lecture