Quelle rentrée !

La rentrée littéraire n’a jamais manqué à l’appel. L’an dernier, plus de 510 romans – et je ne parle pas des essais – se battaient pour trouver des « inventeurs », au sens de découvreurs. Cette année, à peu prés le même nombre cherche des lecteurs et lectrices pour se donner la vie. Une interrogation me taraude chaque année : qui peut lire autant de livres ?
Cette rentrée s’affiche aussi en poche.

Deux découvertes
Elles viennent des États-Unis via les Éditions Delcourt et Tusitala, « Jazz à l’âme » de William Melvin Kelley et « Paria » signé par Richard Krawiec.
Le premier, mort en 2017, fait l’objet d’une re-connaissance dans son pays. « A Drop of Patience », son titre original est une réflexion à la fois sur le jazz, via quelques emprunts aux biographies des grands musiciens comme Charlie Parker, sur la création comme des conditions dans lesquelles elle s’effectue et sur la renommée. Publié en 1965, il est fortement marqué par l’ambiance de ce temps. Pourtant, rien des aventures de Ludlow Washington, saxophoniste alto aveugle et noir, ne paraît décalé. Dans un premier temps, il interroge les personnes qu’il côtoie pour connaître la définition d’un « noir » et les réponses maladroites agitent le spectre du racisme. Uniquement.Seule la couleur de la peau, qu’il ne peut voir, est le problème.
Un grand roman sur l’Amérique et sur la vie bouleversée et bouleversante d’un révolutionnaire du jazz dans la période de l’après seconde guerre mondiale. Kelley a tendance à gommer les problèmes liés à la drogue et, pourtant, là est l’explication de la sortie de route du saxophoniste. Comme celle de Parker déchiré entre la conscience de son génie et le rejet de la société blanche. La question essentielle est bien là et la drogue ne fait qu’attiser la dichotomie entre la place centrale du génie et le rejet dans la vie de tous les jours. Miles Davis en fera lui aussi l’amère expérience. Seul, dans ces années 1960s,
« Paria » se situe dans une petite ville du Massachusetts qui baigne avec fainéantise dans l’océan des préjugés. Les enfants qui veulent plaire à leur parent sont obligés d’accepter ces préceptes. Y croient-Ils eux-mêmes ? La même histoire de racisme visant les noirs, mais pas seulement. Les émigrés polonais sont aussi parqués dans un ghetto spécifique. Exclus, ils excluent tout de même les Africains-Américains. Via une histoire d’amour d’adolescents, Stewart – Stewie – Rome, le narrateur, décrit la chape de plomb qui pèse sur ces sociétés et empêche de vivre. L’ironie, l’humour sont au rendez-vous pour cacher le désespoir, la blessure, l’assassinat. Qui a tué ? Le pourquoi est le plus intéressant et dévoile les ressorts collectifs d’un meurtre.
« Jazz à l’âme », William Melvin Kelley, traduit par Eric Moreau ; « Paria », Richard Krawiec, traduit par Charles Recoursé, réédités par 10/18

Un centenaire magnifique
Stanislas Lem (1921-2006), un des grands auteurs de science fiction notamment de « Mémoires trouvées dans une baignoire », avait créé le personnage du pilote Pirx pour servir de fil conducteur à ses nouvelles. Pour son 100e anniversaire, Actes Sud les a réunis en un seul volume et c’est un enchantement. Un vrai roman émerge, celui de l’ère cosmique, comme si la somme donnait naissance à un nouveau genre, le roman en pièces détachées. Un hommage qui dépasse l’hommage pour construire une nouvelle maison posthume. Un fantôme bien en chair serait l’image la plus juste. U n grand écrivain que Lem.
« Les aventures du pilote Pirx », S. Lem, traduit par Charles Zaremba, Exofictions/Actes Sud. Babel, la collection de poche d’Actes Sud, réédite, du même auteur, « Le congrès de futurologie » et « Solaris ».

JAZZ en France : Dominique Pifarély et The Volunteered Slaves

Rencontres du Haut Pays

Dominique Pifarély, violoniste qui a tout connu des aventures du jazz en France, s’est fait compositeur pour sacrer sa compréhension de la poésie de Paul Celan. Dans la suite qu’il propose, « Anabasis », il permet d’évoquer Xénophon et même Alexandre le Grand via Celan pour un dialogue difficile, ardu entre les mots et la musique.
Le grand orchestre en réduction réunit des cordes, violon, violoncelles –Bruno Ducret, Valentin Ceccaldi – et des vents, flûte – Sylvaine Hélary -, saxophone alto et soprano -Matthieu Metzger -, saxophone baryton – François Corneloup -, ce tout appuyé sur le piano et moog – Antonin Rayon – et reposant sur la batterie – François Merville – pour lancer la musique vers des hauteurs insoupçonnées comme de profonds abîmes.
Une suite qu’il faut entendre en entier pour en saisir toute la force. Une manière aussi de prendre son temps pour écouter, pour imaginer des mondes « où sans bruit, les voyageurs… » comme l’indique le titre de la dernière composition de la suite.
N.B.
« Suite : Anabasis », Dominique Pifarély, Jazzdor séries, L’autre distribution

Décollage immédiat

Faut-il être riche à milliards – de dollars bien entendu – pour faire un –petit – trajet dans l’espace, subir les spasmes de l’apesanteur ? The Volunteered Slaves, avec l’album « SpaceShipOne », répondent non. Enregistré en plein confinement, il fait appel à la fois à Sun Ra, le spécialiste des voyages intersidéraux pour construire une musique du bonheur universel et à l’exubérance de Roland Kirk – le nom du groupe vient d’un album d’icelui. Décollage en force. Olivier Témine, au saxophone ténor et soprano, s’envole sur un tapis de sons électroniques produit par deux Emmanuel, Duprey, pianiste Rhodes, et Bex, spécialiste de l’orgue Hammond B3. Akim Bournane, bassiste, et Julien Charlet, batterie assurent les fondations du groupe.
La musique répond bien au projet de départ et l’auditeur s’enfonce avec plaisir dans cet espace qui se forge et creuse la terre comme un météore entré dans notre atmosphère. Une ligne de fuite de la pandémie, de l’isolement, pour aller vers d’autres terres qui refusent l’exil.
N’oubliez de danser ensemble en apesanteur. Sensations garanties. Si les plats volent, les couples peuvent le faire aussi.
N.B.
« SpaceShipOne », The Volunteered Slaves, Day After Music

Jazz Du côté de chez Whirlwind

Ce label basé à Londres compte à son actif plus de 170 albums. Il fait partie des labels indépendants qui permettent de découvrir les multiples facettes du jazz d’aujourd’hui.

Train de souvenirs et de mémoire
Entre deux confinements, le batteur napolitain, Francesco Ciniglio a pu réunir à Paris un sextet arrivant de toutes les capitales européennes pour donner vie à sa composition « The locomotive suite », titre de l’album. Elle part d’une métaphore, tout être humain est une locomotive qui tire des wagons composés de ses expériences et de ses souvenirs. Ainsi, les parties de la suite évoquent New York mais aussi la grand-mère du batteur, « Laura Martina », son père, « Capitano », son oncle… Évocations de la musique des tarentelles s’emmêlant, dans ce voyage en train, aux mémoires du jazz. Raynal Colom, trompette, Matteo Pastorino, clarinette basse, Alexis Valet, vibraphone, Félix Moseholm, contrebassiste et Matt Chalk, saxophoniste alto se font les acteurs d’une volonté de lutter contre la pandémie pour assurer un avenir en démontrant que la musique est essentielle.

L’âge de tous les âges
Matt Chalk a constitué un quartet – Tony Texier, piano, synthé, Tom Berkmann, basse et Mathias Ruppnig, batterie – pour s’interroger sur les étendues de l’âge de raison, « Age of Reason, Scopes » qui débute en eaux profondes, « Deep Water », pour se terminer avec une prière, « Here’s my Prayer » en passant par l’espérance, la continuité, le chocolat qui voyage doucement pour une musique qui oscille entre hard bop mâtiné de Dolphy et, bien sur, de Coltrane sans oublier Ornette Coleman pour évoquer une des constructions possibles qui fait la part belle là encore aux expériences de l’altiste qu’il fait partager. Le temps de la raison semble, pour le moins, une utopie dans les temps qui courent et qui courte vite vers l’absurde et l’irrationnel. Un groupe convaincant.

Jouer avec les mémoires du jazz
Chet Doxas, saxophone ténor, s’est entouré d’un pianiste, Ethan Iverson – un des trois du trio Bad Plus – et d’un bassiste, Thomas Morgan pour des compositions comme autant d’éclats de mémoire via les citations de standards balayées par les vents ayleriens, de brisures de souvenirs sublimés par la pulsation du jazz monkien, un peu de Basie et du blues éternel pour faire surgir d’autres possibilités, d’autres périmètres, d’autres étendues. Évocations de Rollins, de Coltrane mais aussi de Lester Young ou de Coleman Hawkins sans crainte – c’est la mode – d’emprunter les tics de la musique minimaliste en un patchwork pas toujours réussi mais réjouissant si l’on ajoute la touche d’ironie qui convient. Le titre y oblige, « You cant take it with you », vous ne pouvez le prendre avec vous »…

Paysages
Whirlwind ajoute à son éventail un solo du guitariste Matthew Stevens, « Pittsburgh », l’ancienne ville phare de la sidérurgie américaine aujourd’hui en pleine restructuration, ville de naissance d’une multitude de jazzmen à commencer par Art Blakey. Stevens se balade dans les paysages alentours se servant de la mémoire de la country music. Jamais à court d’idées, il sait à la fois déployer son art de la guitare et la description étrange de ces contrées devenues dépourvues de ses tremblements et de cette musique particulière.

Nicolas Béniès
« The locomotive suite », Francesco Ciniglio ; « Age of Reason, Scopes », Matt Chalk ; « You cant take it with you », Chet Doxas ; « Pittsburgh », Matthew Stevens : Whirlwind.

Contours flous des souvenirs dans l’exil

Enquête étrange dans une ville bizarre, Caracas.

Juan Carlos Mendez Guedez s’est créé une double, détective privée et sorcière à ses heures, Magdalena, pour mettre à jour le monde qui nous entoure. Comme son enquêtrice, il vit à Madrid. Il a quitté le Venezuela pour fuir le monde vénéneux de Caracas, une ville du pétrole, corrompue, aux mains des différents gangs qui s’affrontent en une lutte sans merci, sans grâce pour le contrôle de quartiers. Caracas est une ville sans trottoirs d’où les piétons sont bannis. La voiture est un outil indispensable.
Pour retrouver la fille d’un ponte franquiste de l’élite espagnole, catholique trop pratiquant pour être honnête et sur le déclin politique, elle est obligée – la somme proposée pour ce faire est conséquente – de revenir dans sa ville d’origine. L’auteur en profite pour nous faire visiter les quartiers en notant les changements, les transformations. Une promenade nostalgique, émouvante faite à la fois de souvenirs, d’angoisse, de crainte pour dessiner une tragi-comédie noire et rouge.
« La vague arrêtée », le titre de ce roman, vient d’une légende qui prétend que le mont Avila est une vague arrêtée, une belle image du monde actuel. Il aurait pu s’intituler « Caracas, nid d’espions » pour signifier que les apparences sont trompeuses. Les vagues nouvelles pourraient bousculer la vague ancienne…
Un mélange des genres – polar, espionnage mais aussi documentaire, rêveries – pour dessiner les contours d’un contexte mouvant marqué par l’individualisme, le repli sur soi où l’amitié n’est qu’une denrée marchande comme une autre, où l’amour n’est qu’une carte postale et l’absurde le compagnon intransigeant de la réalité.
Nicolas Béniès
« La vague arrêtée », Juan Carlos Mendez Guedez, traduit par René Solis, Métailié/Bibliothèque hispano-américaine NOIR.