Essai sur une époque de découvertes techniques

Esthétique de la photographie ?

André Rouillé, dans « La photographie » (Folio), l’avait qualifiée « d’art moyen » pour signifier ses liens avec la technologie en la situant « entre document et art contemporain », une situation peu enviable lorsqu’il s’agit de définir une esthétique. Dominique de Font-Réaulx dans ce Beau Livre : « Peinture et photographie. Les enjeux d’une rencontre 1839-1914 » en retraçant les prolégomènes de la découverte donne une explication ontologique. Les bouleversements artistiques du début du 19e qui touchent toutes les disciplines, et d’abord le théâtre avec la découverte de Shakespeare mais aussi la littérature comme les rapports étroits entre arts, science et philosophie – Kant en particulier mais aussi Goethe – construisent un contexte favorable à la naissance de nouveaux domaines artistiques. Contexte révolutionnaire qui se heurte de plain fouet à la réaction politique, sociale, artistique via les différentes académies devenues des chantres du passé et de la sécheresse de la Monarchie de juillet. Font-Réaulx voit dans cet antagonisme la raison de l’impossibilité d’un débat ouvert sur l’importance artistique de cette découverte.
Pourtant l’invention de Daguerre, le daguerréotype, avait encore quelque chose de la peinture : il n’était possible que d’en tirer un seul exemplaire. Paradoxalement, signe des temps, prélavèrent les discussions sur la machine et non la place de la photo dans le domaine des arts. Il faudra attendre les peintres, Ingres en particulier qui pratiquait, on le découvre, la photographie à ses heures, pour faire pénétrer la photographie dans les définitions de l’art. Niepce, pour en revenir aux premiers temps, allait commencer par reproduire les œuvres des peintres. Une dimension, dit l’auteure, souvent oubliée des historiens de la photographie. C’est dommage car les peintres, plus tard, lui rendraient la politesse en se servant de la photographie et en étant influencés par ses images.La nécessité se faisait sentir de trouver de nouvelles formes pour que la peinture puisse continuer à forger des œuvres d’art.
Il faudrait citer tous les photographes de ce temps, à commencer par Nadar, pour apprécier la place de la nouvelle discipline. Ce livre permet de comprendre et d’analyser la force de cette invention.
Et, peut-être, de contester la notion d’art moyen.
Nicolas Béniès.
« Peinture et photographie. Les enjeux d’une rencontre, 1839-1914 », Dominique de Font-Réaulx, Flammarion (édition augmentée)

Imagerie et réalité

La Silicon Valley sans fard

Visages de la Silicon Valley se veut un essai de Fred Turner, professeur de communication à la Stanford University, avec des photographies, qu’il faut prendre le temps de regarder, de de les scruter, de les contempler pour les faire « parler ». Mary Bett Mehan, la photographe, sait donner à voir comme le texte lui-même. Le tout se veut éclairages sur la réalité du mythe. Combinaison de diplômés et de pauvres qui dévoile une des réalités de la révolution numérique : l’approfondissement des inégalités entre les très qualifiés et les non-qualifiés lié à un éclatement des qualifications moyennes.
Visage de la Silicon Valley est à la fois un « beau livre » – les images sont bien mises en valeur en affirmant leur nécessité esthétique – et une sorte de réquisitoire contre cette Amérique qui fait cohabiter extrême richesse et extrême pauvreté en perdant le sens même de la notion de solidarité. Ce livre indique simultanément les réactions, actions de résistance, de résilience pour éviter le délitement et dessiner un avenir différent – le socialisme redevient présent outre atlantique – par la lutte contre les mutations climatiques, la crise écologique.
L’essai de Fred Turner, si américain dans ses références, donne à comprendre le concept de « Silicon Valley » et la réalité du piège qu’il comporte, piège de l’imagerie. Les photographies de Mary Bett Mehan deviennent fondamentales à ce niveau pour abandonner cette mythologie. Cet essai critique à deux voix permet de comprendre tout en laissant percevoir d’autres possibles.
Fred Turner & Mary Bett Mehan, Visages de la Silicon Valley, C&F éditions, 33€

Nicolas Béniès

Des batteurs à voir pour rêver

Des cadeaux à (se) faire !

Noël est passé mais pas le temps des cadeaux. Un livre de photos paru à la fin de l’année veut nous faire rêver. Heureusement !
Il nous fait entrer dans le monde des « batteurs de jazz ». L’expression peut sembler redondant tant il est vrai que cet instrument a été créé par et pour le jazz. Il synthétise le choc des Titans culturel à l’origine de la naissance de cette musique sans nom. Les cultures européennes, africaines et amérindiennes se rencontrent dans cet instrument inédit qui fait peur à la musique symphonique. Christian Ducasse, photographe, a voulu saisir, dans sa diversité, la configuration changeante de toms, de caisses claires, de grosses caisses et de cymbales. Chaque batteur a d’abord rêvé sa batterie. Dreaming drums, titre de cet album dit bien cette nécessité. Au fil des photos, même si on ne connaît pas les figures de ces musicien.ne.s, un emballement de l’oeil se produit pour, soudain, entendre le grondement de l’instrument capable, sans transition, de feuler tout en s’abandonnant à la folie du rythme.
Franck Médioni vient, par le texte, combler le vide pour refaçonner le passé, pour reconstruire des visages tirés de la poussière de la mort.
Un « beau livre » sur un instrument encore aujourd’hui déconsidéré. Un instrument à part entière et pas seulement rythmique. L’Afrique fait chanter, parler les tambours. Le jazz sait aussi faire parler et chanter les cymbales. La batterie est à elle seul un feu d’artifices, dans tous les sens de ce terme. Entrer dans des mondes différents où le rythme peut se transformer en mélodie par la grâce des batteur-e-s de jazz.
Christian Ducasse & Franck Médioni, Dreaming drums, le monde des batteurs de jazz éditions Parenthèse, 34€
Nicolas Béniès

Un tour de piste ?

QUAND LE BLUES REVIENT !

On le croyait oublié, perdu à jamais, emporté dans la grande vague du rock, du hard rock ou du metal. Il fait son grand retour, une fois de plus. Musique éternelle de ces griots modernes que sont les chanteurs et instrumentistes du blues. Les « bleus » – il faut toujours se souvenir que blues est au pluriel, qu’il existe plusieurs bleus, comme les couleurs de l’arc-en-ciel – affirment en force.
En 1959 deux jeunes amateurs français – Jacques Demêtre et Marcel Chauvard, ce dernier décédera en 1968 – décident de partir pour un « Voyage au pays du blues » qui sera publié en épisodes dans la plus ancienne revue de jazz française, alors dirigée par Charles Delaunay, « Jazz Hot ».(1)
Ils sont les premiers à s’intéresser aux lieux dans lesquels prospère cette musique. Paul Oliver, (2) le musicologue anglais de référence, n’a pas encore publié ses ouvrages, et Samuel Charters est en train de mettre le point final à son premier. Jacques Demêtre lui-même n’a encore rien fait paraître. Continuer la lecture

Exposition, autour de paysages.

« Paysages » d’Henri Cartier-Bresson

« Paysages » d’Henri Cartier-Bresson se mêlent à un décor naturel, celui de l’Abbaye de Jumièges, sise entre Rouen et Le Havre, manière de confronter les visions, celle du photographe qui interprète les paysages et le votre qui s’emmêle entre le lieu physique et les lieux devenus mythiques dessinés par Cartie-Bresson.
Le « Centre des Arts visuels » qui a élu domicile dans l’Abbaye, propose de découvrir 105 photographies vues une seule fois en France, en 2002 à Orléans, alors qu’elles ont fait le tour du monde. Des paysages d’Europe, d’Asie, des États-Unis permettent de discerner les thématiques du photographe, les arbres, la neige, la brume, le sable, les toits, les rizières, le train, les escaliers, l’ombre, les pentes, les cours d’eau… A chaque fois le fond s’accorde avec la forme, la chose vue et la manière de la voir. Une façon de faire vivre les thématiques, de mêler l’objectif – dans les deux sens du terme – et le subjectif. Celui qui regarde transforme le paysage…
Jusqu’au 20 septembre.

Fin d’un monde

Le temps des guerres et des révolutions

Photographe de guerre 14-18La guerre de 1914-18 est restée dans toutes les mémoires. Elle fait l’objet cette année d’une commémoration qui cherche, comme souvent derrière ces cérémonies du souvenir, à occulter la recherche des causes de cet événement majeur pour en rester à l’émotion. Les discours oscillent entre la valorisation de l’unité nationale et la dénonciation de la guerre sans s’interroger sur les raisons et les conséquences de ce tremblement de terre qui a vu, via la révolution russe d’octobre 1917, la naissance de ce « court 20e siècle ». Dans le même mouvement, les révolutions esthétiques se sont succédé. Le surréalisme, le jazz, le dadaïsme et… la photographie. « 1914-1918, la violence de la guerre » est une compilation de photographies réalisées principalement par deux sous-officiers au début de la guerre, devenus officiers. Ils ne racontent pas la guerre mais mettent en scène les tranchées et ces soldats qui souffrent au-delà de tout respect humain. Leur travail a, peut-être, inspiré Tardi. Cette succession de clichés fait témoignage de la place désormais importante de la photographie. Ils ouvrent la voie à tous les artistes qui suivront. Il faut lire et regarder cet ouvrage avec ces deux entrées, la représentation de la violence de cette Grande Boucherie et l’accession de la photographie à un nouveau statut.
Cette guerre a permis aussi une transformation fondamentalecombat de femmes, 14-18 dans les rapports entre les hommes et les femmes. Dans la guerre, les femmes deviennent les productrices de richesses. Elles font tourner la machine économique. Il faut enlever des têtes les clichés traditionnels : elles ne sont pas seulement infirmières. Dans un premier temps, elles se situeront du côté de l’Union Sacrée contre l’ennemi pour, un peu plus tard, faire partie, des pacifistes. Le syndicalisme au féminin sera aussi de la partie pour imposer un salaire minimum aux femmes. A la fin de cette guerre, elles seront sommées de retourner dans leur foyer. Elles n’obtiendront pas le droit de vote contrairement aux femmes américaines ni des droits nouveaux. Pourtant, surgira, dans ces années 1920, la figure de la « garçonne » qui marquera un nouveau pas dans la lutte pour la reconnaissance des droits. « Combats de femmes 1914-1918 » fait partie de ces ouvrages essentiels qui permettent un travail de mémoire en luttant contre les oublis du souvenir.
Nicolas Béniès.
« 1914-1918. La violence de la guerre », Stéphane Audoin-Rouzeau, Gallimard/Ministère de la Défense-DMPA
« Combats de femmes, 1914-1918. Les Françaises, pilier de l’effort de guerre », dirigé par Évelyne Morin-Rotureau.

Emile Savitry, peintre, photographe et amateur de jazz…

Un film maudit, un photographe redécouvert.

Ce livre là est à plusieurs entrées. Un film, de Carné et Prévert, « La fleur de l’âge », commencé en 1936, terminé en 1947, jamais vu dont les bobines ont disparu avec comme sujet les maisons de redressement, celle de Belle-Île en l’occurrence. Un sujet social par excellence qui avait suscité la colère et la révolte de Jacques Prévert. Il a fallu attendre un siècle, dans les années 1970, pour que ces « maisons » soient supprimées. Carole Aurouet raconte cette saga avec ce qu’il faut d’empathie avec le sujet et une érudition qui tient de l’enquête policière.

C’est aussi la redécouverte d’un photographe et peintre, Émile Savitry. Il ne reste de ce film que ses photos. Elles donnent envie d’en savoir plus sur ce personnage qui avait fait découvrir Louis Armstrong à Django Reinhardt…

« Émile Savitry. Un récit photographique », présenté par Carole Aurouet suivi d’un portrait de Savitry, « Savitry est peintre » de Sophie Malexis, Gallimard.

Travail de mémoire

Pour une mémoire vivante...

Le travail de mémoire est difficile.i Il suppose la recherche historique, l’écoute des témoins, une éthique qui vise à rappeler le contexte pour faire partager l’expérience, à éviter les prises de position par trop catégorique, tout en situant son propos sur le terrain de la lutte des classes. Comprendre l’histoire du mouvement ouvrier est vital pour appréhender notre présent et construire des possibles pour le futur. Sans passé, nous sommes sans futur. C’est une des façons de répondre aux tentations millénaristes qui pense la fin du monde au lieu de penser la fin d’un monde… Ces sectes qui prolifèrent dont le carburant se trouve dans les peurs et les angoisses provoquées par la crise culturelle profonde qui marque cette fin de millénaire. Nous sommes entrés dans le 21e siècle depuis novembre 1989, date qui voit le monde basculer dans d’autres règles, une autre structuration. Le monde ancien est en train de mourir, un autre monde se profile avec comme seul horizon celui des lois de fonctionnement du mode de production capitaliste. Toute alternative a disparu. Les États-Unis restent la seule superpuissance qui s’essaie à imposer son ordre, en l’occurrence celui des marchés pour le plus grand bénéfice des firmes transnationales. La guerre du Golfe en 1991 avait indiqué les voies et les moyens de ce nouvel ordre, comme les bombardements sur la Serbie. Les dirigeants russes ont compris la leçon en pratiquant la même sorte de guerre contre la Tchétchénie, s’abritant derrière la lutte contre le terrorisme islamique, comme le gouvernement américain s’était lui réfugié derrière le « droit d’ingérence » pour justifier les bombardements, en défense des droits de l’homme.
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