Lire Sartre, une nécessité

Sartre, l’oublié

Curieusement – ou pas, l’air du temps peut-être – Albert Camus connaît des renaissances successives via « La peste » ou « L’étranger » récemment, alors que le grand rival des années d’après guerre, ami et ennemi à la fois, Jean-Paul Sartre est délaissé. Camus, prix Nobel de littérature, Sartre prix Nobel de littérature refusé, est une grande différence et rend Sartre plutôt sympathique dans ce refus des honneurs. Il fut aussi, on s’en souvient, proche des « maos » de la gauche prolétarienne tout en refusant son idéologie.
« Réhabilitons Sartre » – ce « nous » est tout un programme – se veut une « Biographie critique et contextuelle d’un penseur du XXe siècle » proposée par Aliocha Wald Laswoski, enseignant chercheur en philosophie. Le sous titre montre toute la difficulté se la tâche. Sartre, pour situer le projet, avait mis en œuvre, dans la fin de sa vie, une biographie de Flaubert pour pénétrer, sans y arriver, les mystères de l’écriture. Continuer la lecture

Jazz, promenade littéraire et musicale avec Duke Ellington

Pour une approche de l’improvisation
Feux et folies du Duke

Alain Pailler réédite en le transformant « Ko-Ko » sous titré « Duke Ellington en son chef-d’œuvre » pour rendre compte du processus créatif qui peut, parfois, échapper à son auteur. Une thématique qui n’est pas propre au jazz mais le jazz, par l’attention au moment, peut réussir une œuvre universelle impossible à refaire.
Difficile à croire mais Duke – Edward Kennedy pour l’état civil, né en 1899 et mort en 1974 – n’a pas eu vraiment conscience, si l’on en croit ses propos réitérés à plusieurs reprises, que la prise éditée en cette année 1940 de « Ko-Ko » était, par le tempo ramassé, l’un de ses chefs-d’œuvre. Alain Pailler retrace la genèse de ce moment-synthèse du style précédent appelé « jungle » pour aller à la découverte d’autres univers. Le « Duke » construit, avec son orchestre, de nouvelles dimensions de la musique noire. Continuer la lecture

Un Debord éternellement vivant

Une ode à la jeunesse capable de vivre d’autres vies.

« Debord, printemps » n’a pas vraiment de statut. Pas un essai, pas un poème, pas une biographie, pas non plus vraiment portrait d’une jeunesse et d’une époque, pas vraiment saga, pas vraiment politique mais un peu de tout, pour un mélange explosif, virulent, sauvage. Le thème apparent, La figure de Guy Debord, jeune homme réfugié dans son îlot de Saint-Germain-des-Prés, entre différentes cavernes où se retrouvent un groupe de dissidents qui refusent la société de ces années cinquante appelées plus tard « les 30 glorieuses » (dixit Fourastié). « Ne travaillez pas » est le slogan affiché de ces lettristes d’abord puis situationnistes ». L’internationale que constitue Debord est striée d’exclusions, souvent à motif aviné ? Cette jeunesse rêve, construit un monde étrange autour d’elle-même animé par la volonté farouche de ne pas être digéré par ce monde inconnu pour elle. Continuer la lecture

Un essai de Joana Desplat-Roger,  « Le jazz en respect. Essai sur une déroute philosophique ».

Le jazz et la philosophie, le jazz comme question jamais traitée
Le jazz est une musique ni sérieuse ni légère, ni savante ni populaire. Elle se refuse à toute caractérisation facile. La philosophie et le jazz sont restés étranger l’une à l’autre. Peut-on, dans la littérature existante, trouver des soubassements théoriques qui permettent d’appréhender le jazz ? Joana Desplat-Roger s’y essaie dans ce condensé de sa thèse qu’elle a intitulée « Le jazz en respect. Essai sur une déroute philosophique ». Un titre qu’elle explique : le jazz tient en respect la philosophie. La philosophie, les philosophes se sont tenus loin du jazz, ne sachant comment l’aborder. Sartre et sa métaphore de la banane, Derrida et son refus de considérer le jazz tout en l’aimant… bref le jazz organise une sortie de route, un empêchement faute de trouver les concepts adéquats pour le définir et le situer dans une théorie de l’esthétique. Continuer la lecture

Philosophes en action

Vision du monde poutinienne

« Dans la tête de Vladimir Poutine » est une tentative intéressante de Michel Eltchaninoff d’éclairer la vision du monde de Poutine, son idéologie, sa conception du monde. Pourquoi envahir l’Ukraine et mener une guerre barbare d’annexion pure et simple d’une nation en train de se constituer après la disparition de l’URSS ? Poutine considère l’Ukraine comme un territoire russe et les troupes d’envahisseurs s’attendaient à être reçues comme des sauveurs. Les gradés avaient même emporté leurs uniformes de parade.
Le philosophe grand russe Ivan Ilyine serait le fournisseur d’idées et d’idéologie, ici dans le sens d’une vision fausse de la réalité mais qui permettrait à Poutine de justifier son pouvoir autocratique aux yeux même de ses populations. Le pouvoir ne peut pas se limiter à la seule répression, il a besoin de se légitimer. Ilyine est un admirateur de Franco et de Salazar, une dictature qui a voulu forger des solidarités d’un autre âge. Le philosophe met en cause l’Occident dans la séparation entre la Fédération de Russie et l’Ukraine. La haine de l’Occident est désormais le credo de Poutine qui fait de l’OTAN le Satan des temps modernes.
L’édition de poche est quasiment une nouvelle version qui tient compte de la guerre pour livrer une image saisissante d’un monarque des temps modernes enfermé dans sa forteresse, poursuivie par la peur de la pandémie lisant et relisant des auteurs qui viennent alimenter sa vision d’un monde éclaté qu’il ne comprend pas. Dans le même temps, il se fait le fossoyeur, et le trou est profond, de toute la mémoire de l’URSS. Il ne sauvegarde que Staline pour son côté héritier des tsars. le monde qui bascule alimente toutes les tentatives de sauvegarder à tout prix y compris le prix du sang, des mondes anciens, de faire resurgir des passés dépassés.
Une thèse stimulante, redonnant toute sa place aux idéologies. Sans vision du monde, il n’est pas de pouvoir ni de propagande.
Nicolas Béniès
« Dans la tête de Vladimir Poutine », Michel Eltchaninoff, Babel/Actes Sud

Vider vos poches. Essais

Philosopher

Arts : Comment résister à l’accélération du temps, comment trouver le temps de le prendre ? Christine Macel interroge doublement « Le temps pris » sous la forme : « Le temps de l’œuvre, le temps à l’œuvre » dans notre univers qui refuse « les temps morts », qui se gave d’informations, qui souffre, de ce fait, de migraine. L’imagination des artistes est bousculée, l’appréhension de leurs œuvres aussi. Une réflexion tragique et nécessaire.
« Le temps pris », Champs/arts

Grammaire philosophique, curieux titre pour un voyage proposé par Ludwig Wittgenstein, un ouvrage étrange, réflexion sur le langage, les maths, autant de conventions qui conditionnent la réalité, l’objectif à atteindre. La grammaire, instrument de l’activité philosophique via la place centrale de l’imagination. Il ne faut pas craindre de se plonger dans cet océan pour s’y perdre en essayant de trouver un peu de sens. Ni un livre, ni un recueil ni rien de connu…
« Grammaire philosophique », traduit de l’allemand et présenté par Marie-Anne Lescourret, tel/Gallimard

Un classique de la philosophie : « Leçons sur l’histoire de la philosophie » de Hegel. En fait, ce sont les auditeurs de son cours qui ont repris leurs notes pour livrer cette édition. Ce passage en revue est une défense et illustration de la philosophie et plus encore des philosophes à la recherche de la vérité. Le thème principal est celui de la rationalité via la méthode dialectique dans ce qui est une « Introduction : système et histoire de la philosophie ».
« Leçons sur l’histoire de la philosophie », traduit par Jean Gibelin

A part : « L’invention de l’Orateur » à travers les textes de « Cicéron, Quintilien, Saint Augustin ». Patrice Soler traduit du latin et présente à la fois les auteurs et sa thèse résumée dans le titre. Humour et ironie donnent un fumet particulier à une introduction dans les mondes de ces auteurs, un peu oubliés dans notre monde agité de spasmes qui ne sait pas laisser de la place aux racines culturelles. A découvrir.
« L’invention de l’Orateur », tel/Gallimard.

L’Institut du Monde Arabe (IMA) propose le tome 5 des Arabofolies

Soulèvements


Les printemps arabes, s’en souvient-on ?, avaient provoqué d’énormes espoirs de par le monde. Enfin les dictateurs étaient tirés de leur lit, obligés de partir ou de rendre des comptes. Enfin, les libertés démocratiques à commencer par les droits des femmes faisaient des pas importants, l’émancipation semblait la donnée principale de tous ces soulèvements.
Les soulèvements depuis n’ont pas cessé. Les femmes se sont mobilisées dans tous les pays du monde pour faire respecter leurs droits et les élargir manière de lutter contre toutes les répressions. El Assad a montré jusqu’à quelles extrémités un dictateur était prêt à aller pour se maintenir au pouvoir. Depuis 2010, les populations syriennes ont subi les assassinats de masse. Continuer la lecture

Libéralisme et néo-libéralisme.

Quelle stratégie du Capital ? Quelle réponse du mouvement ouvrier ?

Viktor Orban, en veine de théorisation, propose « d’instaurer un État illibéral » tout en gardant la philosophie des politiques d’austérité mises en œuvre partout dans le monde. Le dirigeant hongrois dessine ainsi l’idéologie néo libérale : imposer la mondialisation du Capital en diminuant drastiquement le coût du travail en jouant sur la concurrence de tous contre tous et toutes.(1)
L’illibéralisme tient dans la rupture avec le libéralisme des révolutions anglaises et françaises, un système politique, économique, social qui prend sa légitimité dans la démocratie, le vote des citoyen-ne-s.
Un État illibéral est un État qui fait fi de la démocratie et propose, comme modalité de gouvernement, la dictature. Orban révèle aussi la crise politique, crise démocratique comme résultat de la mise en œuvre de politiques en faveur des riches contre les pauvres. Une grande partie des populations ne croit aux mythes qui ont fait la force des démocraties parlementaire : Liberté – Égalité – Fraternité, trilogie qui tend à disparaître du fronton des Mairies. Continuer la lecture

« Les prophètes du mensonge », une étude publiée en 1949, en écho avec notre actualité

Une analyse du discours fasciste

Léo Löwenthal et Norbert Guterman ont joué un rôle essentiel dans l’élaboration théorique attribuée à la pensée critique de l’Ecole de Francfort transférée aux Etats-Unis au milieu des années 1930. En compagnie de Theodor Adorno et de Max Horkheimer principalement, ils s’essaient à construire à la fois des concepts pour appréhender la réalité du capitalisme et de ses formes culturelles comme les représentations psychosociologiques. Marx et Freud – particulièrement celui de « Malaise dans la civilisation » – sont sollicités pour construire un système éducatif qui permette d’éclairer les citoyennes et citoyens sur la réalité du discours démagogique qui s’appuie sur les préjugés surnageant à la surface du cerveau (Freud dixit). Paradoxalement, les préjugés survivent aux changements des modes de production, des systèmes. Les religions en sont un des vecteurs.
Le titre résonne. « Les prophètes du mensonge » évoque irrésistiblement Donald Trump, un des grands spécialistes des « fake news » et son utilisation des émotions pour faire passer son discours mensonger. Il n’est pas le seul. L’extrême droite sait aussi utiliser le langage codé, celui de l’antisémitisme comme celui du racisme. Sous titré : « Étude sur l’agitation fasciste aux Etats-Unis », les auteurs parlent du langage en Morse de l’agitateur fasciste. Il repose d’abord sur la constatation du malaise social et un monde hostile dans lequel agit un impitoyable ennemi… dont les faiblesses le rendent impuissant et qui est représenté par un archétype, le Juif ou l’Arabe.
Cet agitateur est un révélateur. Des crises du capitalisme – sans la référence au capitalisme écrit Horkheimer, il est impossible de comprendre le fascisme – comme de la menace latente qui pèse sur la démocratie.
Une étude qui pourrait servir de socle pour un renouveau des analyses d’un capitalisme vieillissant, d’une forme de capitalisme dépassée qui ne possède plus d’idéologie. l’absence de vision du monde des cercles dirigeants – gouvernement comme institutions internationales – conduit à une crise de civilisation qui passe par l’absence de légitimité des constructions passées, États comme construction supranationale. La crise de la démocratie fait le lit de tous les fascismes qui semblent répondre via des boucs émissaires, aux crises notamment politiques en proposant des formes dictatoriales. Les destructurations de la société, les reculs des droits, sociaux, collectifs minent la crédibilité des gouvernants qui se tournent vers le répressif pour conserver leur pouvoir préparant ainsi des lendemains qui déchantent.
Nicolas Béniès
« Les prophètes du mensonge. Étude sur l’agitation fasciste aux Etats-Unis », Leo Löwenthal et Norbert Guterman, traduit par Vincent Platini et Emile Martini, présentation d’Olivier Voirol, préfaces de Max Horkheimer (1949) et de Herbert Marcuse (1969), La Découverte.

Les faces cachées du discours sécuritaire.
La démagogie prend, dans notre monde moderne, un tour technologique. Élodie Lemaire dans « L’œil sécuritaire, mythes et réalités de la vidéo surveillance » a mené l’enquête sur le discours sécuritaire qui fait de la caméra le moyen de sécuriser l’ensemble des populations en prévenant le crime ou le délit. Elle a interrogé les utilisateurs de cet outil, soit comme partie prenante de cet œil soit comme consommateurs – pour le plus grand profit des sociétés privées – pour conclure sur les limites technologiques en mettant en lumière une « vision du monde » qui privilégie la protection sécuritaire au lieu des protections sociales pour construire une forme répressive de l’Etat qui vient prendre la place de la forme sociale. Sans compter qu’elle dessine une typologie des classes dangereuses, en l’occurrence les classes populaires des banlieues avec son lot de racisme. Le danger est là plus que dans « Big Brother ».
N.B.
« L’œil sécuritaire », Élodie Lemaire, La Découverte.

Un essai de compréhension du passé et de sa place dans la réflexion

Que faire du passé ?

Le passé est souvent décomposé et recomposé pour justifier les politiques mises en œuvre, sans parler des commémorations – on est en train de le tester pour mai 68 -, autant de grandes cérémonies d’enterrement ou de falsifications. L’histoire, le contexte est absents de ces fêtes qui deviennent autant de mythes. L’interrogation de ce groupe d’auteurs dans « Pourquoi se référer au passé ? » porte sur la manière de se servir du passé, d’un passé ouvert, en lien avec le futur pour appréhender le présent, loin de toute notion d’identité, négation de l’Histoire. Il emprunte des concepts à deux philosophes en particulier, celui d’« origine » ou de « germe » à Cornelius Castoriadis et celui de « référence » à Walter Benjamin. Il essaie ainsi de repenser le passé pour laisser ouvert le champ des possibles et lutter contre tout déterminisme. Intelligent et stimulant pour ouvrir les portes de la discussion.
NB
« Pourquoi se référer au passé ? », sous la direction de Claudia Moatti et Michèle Riot-Sarcey, Les éditions de l’Atelier.