La critique de jazz est‑elle encore possible ?
Nicolas BENIES
JALARD, contrairement à beaucoup de critiques actuels, analyse la musique de jazz en elle‑même (sa situation objective, ses liens avec la réalité des «conditions sociologiques et psychologiques dans lesquelles elle nait’) et pour elle‑même, pas dans ses contingences matérielles et visuelles. Ces descriptions sont utiles pour rendre compte d’un climat mais ne peuvent se substituer à l’analyse de la musique. La manière dont, par exemple, il rend compte du concert de Monk à Paris en expliquant pourquoi Monk est déçu est un petit chef‑d’œuvre qui fait apparaisse l’explication jalardienne comme coulant de source. De même, il faut lire sa description (théorisée) de l’impasse de la musique de Miles Davis à travers les albums Miles smiles et Sorcerer, qui explique pourquoi Miles s’est orienté vers le « rock » sans rien perdre de sa sonorité magique.
Etonnante force de la philosophie. Jalard, à l’instar de Hegel (celui de l’Esthétique qui a écrit: ~ Car, dans l’art, nous n’ayons pas affaire à un jeu simplement agréable et utile, mais… au déploiement de la vérité. a), offre une grille de lecture de la musique, expliquée en « elle‑même », de par ses connotations, l’écho que lui renvoie son propre son et par les conditions psychologiques du créateur, du musicien de jazz, qui renvoient à la réalité sociale, à l’affirmation de l’homme noir.
De telles références ne sont pas aujourd’hui en « odeur de sainteté », mais elles sont à l’origine d’une critique de style philosophique. Et la lecture de Jalard n’en est pas pour autant rébarbative. Elle rend conscientes un certain nombre de questions clés.
La méthode est différente de celle de Réda qui, elle, renvoie à la poétique. Elle se sert des mots et de l’histoire personnelle de musiciens (voir sa merveilleuse anthologie) pour suggérer la musique, lui rendre son rythme, son expressivité et marquer un itinéraire. Il faut lire dans Jazz‑magazine sa très belle déclinaison sur le surnom du ~ drummer ~ Shadow Wilson. Là aussi, le lecteur ne peut que souscrire, tellement il est au regret de ne pas y avoir pense lui-même.
Les différentes méthodes
La méthode jalardienne est également différente de celle mise en œuvre par Cartes et Comolli dans Free jazz/Black Power qui est plus socio‑économique et cherche à expliquer l’évolution du jazz par la demande, c’est‑à‑dire par la référence au contexte, celui de la communauté noire américaine, ses révoltes comme son intégration. La force de cette méthode est dans la dialectique entre l’évolution de la communauté noire (le Black Power, affirmation de l’homme noir comme simplement un être humain à part entière, qui est en même temps l’éloge de la différence, affirmation de son identité), ses revendications et l’évolution de la forme musicale issue des Noirs américains, le jazz. Ici, la forme musicale est analysée comme un reflet des luttes des Noirs américains, comme liée à leur prise de conscience. Dans ce sens le free jazz est l’expression de la possibilité de transformations sociales radicales, de la prise de conscience de la nécessité de la révolution pour commencer à résoudre les problèmes raciaux.
Cette méthode est loin d’être caduque: le jazz, le blues, le gospel ont toujours été codés, comme le montre, une fois encore, le dictionnaire publié récemment par J.‑P. Levet aux éditions « Soul bag »‑Clarb: Talkin’ that talk. Le langage des colonisateurs transformé, métamorphosé par les colonisés, utilisé par eux pour communiquer leur haine de l’oppresseur et s’organiser,