Pour une mémoire vivante...
Le travail de mémoire est difficile.i Il suppose la recherche historique, l’écoute des témoins, une éthique qui vise à rappeler le contexte pour faire partager l’expérience, à éviter les prises de position par trop catégorique, tout en situant son propos sur le terrain de la lutte des classes. Comprendre l’histoire du mouvement ouvrier est vital pour appréhender notre présent et construire des possibles pour le futur. Sans passé, nous sommes sans futur. C’est une des façons de répondre aux tentations millénaristes qui pense la fin du monde au lieu de penser la fin d’un monde… Ces sectes qui prolifèrent dont le carburant se trouve dans les peurs et les angoisses provoquées par la crise culturelle profonde qui marque cette fin de millénaire. Nous sommes entrés dans le 21e siècle depuis novembre 1989, date qui voit le monde basculer dans d’autres règles, une autre structuration. Le monde ancien est en train de mourir, un autre monde se profile avec comme seul horizon celui des lois de fonctionnement du mode de production capitaliste. Toute alternative a disparu. Les États-Unis restent la seule superpuissance qui s’essaie à imposer son ordre, en l’occurrence celui des marchés pour le plus grand bénéfice des firmes transnationales. La guerre du Golfe en 1991 avait indiqué les voies et les moyens de ce nouvel ordre, comme les bombardements sur la Serbie. Les dirigeants russes ont compris la leçon en pratiquant la même sorte de guerre contre la Tchétchénie, s’abritant derrière la lutte contre le terrorisme islamique, comme le gouvernement américain s’était lui réfugié derrière le « droit d’ingérence » pour justifier les bombardements, en défense des droits de l’homme.
La mémoire vivante, la défense de toutes les cultures est une des réponses à ces peurs et à ces angoisses. Sinon le refuge est tout trouvé. Celui de la défense d’une identité fantasmé, plus exactement d’une micro-identité vu comme LA réponse à la mondialisation en revenant dans son village. L’absence d’image d’une société alternative accroît les risques du racisme et de l’intégrisme. Ils font rêver ! Ou plutôt cauchemarder. L’image est connue. Le retour aux valeurs traditionnelles de la famille, de sa communauté – et non pas la Nation – est le seul rempart contre les hordes barbares quelles qu’elles soient… Le Front national avait construit toute sa stratégie autour de ces thèmes, comme les intégristes de tout poil. Malgré les divisions profondes des deux F.N., ces peurs et angoisses sont toujours là. Benjamin Stora, dans Le transfert d’une mémoireii ajoute, pour expliquer la vigueur du thème du racisme anti-arabe, la mémoire confisquée de la guerre d’Algérie. L’absence de mémoire se traduit par le « refoulé » collectif s’exprimant sous la forme du racisme et du rejet de l’autre, mais pas de n’importe quel autre. Ce faisant, il sous estime l’antisémitisme de la société française et des deux Front national, antisémitisme qui se nourrit aux mêmes sources traditionnelles, la forme dévoyée d’un anticapitalisme qui prend pour cible les marchés financiers. ATTAC trouve là un justification supplémentaire…
Pour le moment, le mouvement ouvrier est incapable de répondre à toutes ces peurs et angoisses, faute de concevoir une autre société et de promouvoir un projet de société alternatif au capitalisme. De ce point de vue, le monde actuel a plus de ressemblance avec celui de la fin du 19e qu’avec celui des années de la fin de la seconde guerre mondiale. C’est une raison supplémentaire pour s’approprier l’histoire, l’héritage de ce mouvement ouvrier. Pour se donner la possibilité de le refonder. Faute de quoi, le vieux mourra si le neuf ne peut pas naître…
Permettre à toutes les cultures d’exister, de se faire entendre est à la fois une manière de sauvegarder le patrimoine de l’humanité et de lutter contre le racisme.iii C’est l’acception qu’il faut donner au terme « d’exception culturelle ». Il ne s’agit pas de promouvoir l’industrie culturelle française contre toutes les autres, mais de combattre l’uniformisation programmée par l’industrie de « l’Entertainment »iv des entreprises transnationales, surtout américaines. Transformer la culture en marchandise, reproductible à l’infini, standardisée pour créer autant de marchés est leur manière de fonctionner. Il n’est que de voir ce qu’elles font de Bob Marley, de sa révolte en le mixant à toutes les sauces. Peu importe le résultat. Faire chanter les morts avec les vivants revient à assassiner une deuxième fois la révolution que prônait Marley. L’exception culturelle c’est le combat pour la «démarchandisation » – pour employer un néologisme utilisé par Gosta Esping-Andersenv – de la culture est une nécessité vitale. Sinon les cultures minoritaires disparaîtront. C’est déjà le cas pour les cultures amérindiennes, en train de tenter un retour, ou pour les cultures séfarades – les juifs d’Espagne – ou même yiddish. Le Centre de Recherche Français de Jérusalem (CRFJ), sous la direction de Jean Baumgarten et David Bunis, a consacré un recueil, Le yiddish, langue culture et société,vi pour essayer d’en conserver les traces. De la langue vernaculaire à l’écrit le plus savant. Les questions posées par cette recherche – les sources, l’actualité de cette langue, de cette culture… – concernent toutes les autres cultures. Promouvoir leur actualité, leur avenir pour leur donner de l’épaisseur au passé. Pour qu’il ne soit pas désincarné.
Dans l’héritage du mouvement ouvrier figure toutes les questions-clés de notre culture, de nos racines. Autant dire qu’il ne faudrait pas effectuer une coupure entre des histoires, l’une ouvrière l’autre bourgeoise. Ce serait une erreur de perspective. Les racines sont partagées. Les luttes sociales ont structuré différemment des formations sociales qui toutes obéissent aux lois de fonctionnement du mode de production capitaliste. Il est des acquis spécifiques en fonction des luttes de classes comme des cultures. Ainsi, et paradoxalement, la crise de l’école en France est la crise d’un modèle d’intégration, sinon d’assimilation spécifique. L’absence de racines, plus exactement l’absence de mémoire ne permet plus de répondre à la question «qui sommes-nous ? » et provoque l’éloignement de l’école, de la nécessité de s’assimiler au modèle culturel français qui ne représente plus rien. Liée à la crise fondamentale du mouvement ouvrier français qui a beaucoup œuvré à cette intégration/assimilation,vii la crise de l’école est profonde et très différente des crises qui l’ont précédée. Cette crise culturelle est plus importante que la soi-disant démission des pères ou des familles à qui les enseignants font quelque fois porter plus de responsabilités qu’ils n’en peuvent… D’autant que leur image est dévalorisée par le chômage et par la perte de repères sociaux.viii Pour les théoriciens de la fin du travail, c’est un profond démenti. L’emploi reste la seule façon d’être reconnue socialement dans une société capitaliste comme la nôtre.ix Il s’agit de reconstruire sa mémoire, de la faire vivre. Mémoire objective qui ne signifie pas sans sujet. Au contraire. Les sujets peuvent être collectifs. Aujourd’hui, en cette entrée dans l’an 2000 – plus exactement 10 ans après la chute du Mur de Berlin qui a joué un grand rôle dans la déstructuration des repères sociaux – il nous faut compter sur la littérature pour retrouver une forme de notre mémoire.
Cette recherche est à l’origine d’un des grands livres de la littérature de langue allemande. W.G. Sebald dans Les émigrantsx nous livre quatre récits, quatre vies que l’auteur veut retrouver, faire revivre. Il s’agit de quatre destins de Juifs dans le siècle. Cette civilisation disparaît. L’auteur a décidé de la retenir, de la digérer. Il mêle enquête presque policière et osmose avec les personnages. Comme s’ils revivaient par son intermédiaire. Pour les comprendre. Il me semble encore aujourd’hui, que les morts reviennent ou bien que nous sommes sur le point de nous fondre en eux.xi C’est bien le sentiment qu’il nous fait partager. Ces destins se sont aussi les nôtres. Sans forcer le ton, sans même faire référence plus qu’il ne faut aux pogroms. Les descriptions de lieux – il faut lire celle de Deauville, tellement juste qu’aucun lecteur ne pourra la voir autrement -, de villes – New York après 1917, la place de l’immigration juive dans la confectionxii et dans les grands travaux – prenant leur place dans la manière de faire surgir le passé dans le présent. Ce passé qu’aucun des protagonistes n’a pu oublier, tout en faisant semblant de se fondre dans le paysage. Les anneaux de Saturnexiii il traite plus des questions de la transmission des savoirs, de cette transmission à la limite du conscient d’un côté et de l’autre il parle à son tour des lieux de mémoire. Il fait preuve de son érudition tout en laissant la place au souvenir, qui suppose une part d’oubli, et à la littérature. Et la mémoire personnelle, le souvenir, en a besoin pour s’alimenter. Loin de sa source, il perd… la mémoire. A son tour, c’est le thème du récit de Nancy Huston, Nord perdu,xiv qui cherche ce qu’elle est. Une Canadienne anglophone ou une Parisienne ? Pourquoi écrit-elle en français et non pas en anglais ? Quel est son rapport à la langue ? Elle a perdu le nord dans tous les sens du terme et sait transformer cet ailleurs en littérature. Chaque lecteur se retrouve dans ses interrogations qui sont aussi les siennes. Manière, pour elle, d’expliquer pourquoi et comment elle écrit.
Ces préoccupations, savoir d’où nous venons, comment nous nous sommes formés, comment nous avons traduit – et peut-être oublié – notre culture, nos racines pour les transformer, pour construire un être humain, une œuvre d’art – une rupture avec la tradition, une autre façon de voir, d’entendre le monde -, porte d’entrée à son tour d’une nouvelle culture sont aussi celles des philosophes comme Alain de Libera dans L’art des généralités, sous titré Théories de l’abstraction.xv Notre objet, écrit-il, est la mémoire : la mémoire matérielle, la mémoire inconsciente, la mémoire sans sujet, bref la mémoire des textes. Ce qui nous intéresse est moins ce qu’on oublie que ce que l’on reprend sans le savoir… Et de passer en revue la manière dont les grands philosophes de la Grèce antique et de l’Islam, Avicenne comme Averroès, ont été compris, traduits et trahis pour ouvrir la porte à une autre philosophie, à d’autres concepts permettant de comprendre le monde. Le lecteur sort de ce livre ahuri, ébloui d’un monde dont il avait connaissance sans le savoir. Tout en notant que la mémoire sans sujet n’existe justement pas, comme le montre parfaitement l’auteur. par contre il est évident que « la culture est ce qui reste quand on a tout oublié ». Le travail de Sebald revient à mettre en lumière tout ce travail quasi inconscient d’appropriation, pour le rendre visible, pour savoir de quoi est faite notre tradition occidentale qui trouve une grande partie de ses racines dans les écrits des grands philosophes arabes ayant su interpréter – trahir – Aristote.
Gustav Regler, littérateur allemand, a voulu lui aussi faire un travail de mémoire en racontant sa vie de stalinien mal dans sa peau de stalinien, dans Le glaive et le fourreau.xvi Il a suivi la politique stalinienne partout dans le monde, en Allemagne – où il est né et était promis à une carrière d’écrivain, après avoir participé à la guerre de 1914-1918 – comme en Espagne, pour terminer, comme beaucoup de ces militants en rupture de ban, au Mexique terre d’asile incontournable. Terre d’asile aussi d’un certain Ret Marut, acteur de son état, qui avait cru à la révolution en Bavière dans ces années 1918-1919 et avait quasiment seul rédigé un journal. En 1924, au Mexique, il prendra, entre autre, le nom de Bernard Traven pour échapper à la mort. Il prétendra que l’auteur doit s’effacer derrière son œuvre, manière de rester invisible. Il écrira pourtant un « best seller », Le trésor de la Sierra Madrexvii dont John Huston fera un film sans jamais pouvoir rencontrer l’auteur… Ni socialiste ni léniniste, révolutionnaire. Ces textes de 1918-19 sont réunis pour la première fois. Il décrit, avec une plume acerbe – dont notre siècle a perdu l’habitude pour se rouiller dans des mots de la langue de bois libéral – le monde qui l’entoure. Dans l’Etat le plus libre du monde,xviii est le titre qu’il aurait sans doute choisi.
Regler écrit avec une plume qui sait ce que les mots veulent dire, laisse comme un goût de cendre. Tant de talents gâchés, tant de mauvaises causes défendues au nom de la Révolution, tant de croyance trompée… Mais aussi, et le contemporain comprend l’attachement viscéral à ce monde stalinien là, que de reconnaissance sociale de la part des ennemis de classe eux-mêmes. L’aura de la révolution russe faisait des miracles. Comme la politique stalinienne de conciliation. Comment rompre avec ce monde-là ? Pour s’engager dans quelle aventure ? Celle du trotskysme en butte à toutes les répressions ? Il en fallait de la témérité pour le faire. Il fallait savoir risque non seulement sa réputation, mais sa vie… La bureaucratie ce n’est pas seulement des avantages matériels sonnants et trébuchants, mais des avantages que l’on pourrait appeler « intellectuels » faute d’un autre terme, une certaine aisance sociale. Il ne faudrait pas en déduire qu’il fallait un certain courage pour continuer à être membre des Partis Communistes surtout dans les périodes de répression, mais l’allégeance à Staline évitait de penser par soi-même. Ce qui sauve Regler, d’après lui-même, les femmes qui refusent ce « MacDo » de la pensée et lui proposent un autre chemin, celui de la révolte.
Regler n’en oublie pas la littérature. Passent entre les pages Hemingwayxix – ami de Regler -, Malraux, Aragon – les deux hommes se haïssaient -, les femmes qu’il a beaucoup aimées et lui ont permis de ne pas sombrer, comme les dirigeants russes de l’époque ou ceux du POUM, en ce qui concerne l’Espagne. Il sait raconter la partie de sa vie la moins militante, lorsqu’il épousa la fille d’un chef d’entreprise et se lança dans les affaires et une vie vide de sens, qu’il donne pourtant l’impression de regretter sans remords. C’est une page de notre histoire qu’il a écrit en 1957. Il rejoint, souvent, par une autre entrée, le témoignage d’Elisabeth Poretski dans Les Nôtres.xx
André Thirion dans Révolutionnaires sans Révolutionxxi suit le même fil, de la guerre de 1914 aux années 60, mais du côté français. Ce recueil paru en 1972 avait pour but – une allusion à Dali sans doute – de remettre les pendules à l’heure tout en réglant des comptes avec le stalinisme. A le lire aujourd’hui (en 1999) il ne reste qu’un travail sur les souvenirs. Particulièrement, il met bien l’accent sur le rôle clé de la révolution de 1917 dans l’histoire même des luttes de classes en France, dans la transmission de l’idée révolutionnaire, dans la définition d’une alternative au capitalisme.xxii Acceptée autant par les travailleurs que par les capitalistes. Schumpeter en sera l’exemple vivant. Cet économiste de l’Ecole de Vienne, défenseur convaincu du système capitaliste qu’il pose comme supérieur à toutes les autres modes de production, écrira en 1942 dans Capitalisme, Socialisme et Démocratiexxiii que le capitalisme est mort dans la crise de 1929 et que le seul système viable est le socialisme… Thirion, à ce moment là, se sera engagé dans la Résistance et sera en train d’effectuer ses « Révisions déchirantes », titre de son deuxième livre de souvenirs, qui le conduiront à adhérer au RPF après la Libération. Entre temps, il aura participé à l’autre grande aventure de cet entre deux guerres, la révolution surréaliste. Il raconte ses difficultés de militant et responsable stalinien dans un environnement intellectuel qui ne l’est pas. Breton visitera Trotsky, écrira avec lui un manifeste sur la liberté en art et la liberté de critique, et Thirion restera stalinien… Ses portraits, que certains prétendent au vitriol, sont d’une tendresse exigeante et bizarre. Aragon surtout y gagne une humanité que le stalinisme lui a fait perdre. Sadoul apparaît incapable de prendre une décision, uniquement guidé par le souci d’écrire sur le cinéma et d’être publié. Seul Breton, et un peu Dali évitent tout châtiment, peut-être parce qu’ils n’en méritaient pas… Et les femmes sont, comme à l’habitude, les plus décidés et les plus lucides.
La mémoire des camps de concentration, particulièrement, est intransmissible. Seule la littérature peut y parvenir.xxiv Se mêlent l’histoire et la politique. Faut-il pour autant juger ? Et si juger, c’était absoudre une période de l’histoire, la faire disparaître en rendant coupables les hommes seulement ? Les questions de mémoire ne sont pas de la responsabilité d’un quelconque tribunal, elles sont de notre ressort. Se transformer en historien – avec la méthode y afférentexxv – pour reconnaître notre acquis théorique et pratique, apprécier notre histoire à l’aune de celle de l’humanité telle est une des taches de l’heure.
Le devoir d’ingérence a-t-il une existence ? Des questions qui ne sont pas là seulement pour mémoire quand on voit l’utilisation qui en est faite par l’OTAN pour justifier ses bombardements. Ce « gouvernement des juges » provient directement de la crise politique profonde vécue par les dirigeants du monde qui ne savent plus – et ce n’est pas seulement une formule – à quel saint se vouer.
Les commémorations tendent à remplacer ce travail de mémoire pour figer le passé en une image dépassée, fausse.xxvi Toutes ces questions s’agitent dans ce Travail de mémoire 1914-1998. Une nécessité dans un siècle de violence, éditions Autrement, collection Mémoires, résultat des huit séminaires qui se sont tenus au Parc de la Villette d’avril à juin 1998. Ils en rajoutent même pour s’interroger sur « la force ambiguë de l’artiste » et de sa création. Comment représenter le travail de mémoire ? Comment être fidèle ? Par le documentaire ? Par la métaphore ? Les réponses sont loin d’être évidentes. Mais il faut qu’elles soient posées. C’est la seule façon de susciter la poursuite de la réflexion.
Tous ces séminaires font naître plus d’interrogations que de réponses. C’est le propre d’un tel ouvrage. S’adresser à l’intelligence du lecteur, le faire réfléchir en cherchant à éviter le clichés – ce qui n’est pas toujours possible. Il faut même savoir se servir des clichés pour les démonter, pour leur donner leur naïveté première. Pierre Nora, spécialiste des « lieux de mémoire », s’essaie, dans cet ensemble, à défendre la manie des commémorations, manie très largement partagée par tous les pays du monde. On le comprend. Ce monde de l’après-guerre froide/coexistence pacifique se cherche des repères. Il puise dans des images connues pour se donner l’impression d’exister. Seul le passé recomposé a droit de cité. Nora a tendance à assimiler un peu trop rapidement commémoration et mémoire. Jean-Luc Einaudi, dans l’intervention suivante, conteste implicitement ce point de vue en parlant de « conflit des mémoires », là en l’occurrence entre la France et l’Algérie. Conflit de mémoires que l’on retrouve entre les classes sociales.
Les anniversaires coïncident, quelque fois, avec l’actualité comme ces cérémonies du cinquantième anniversaire de la naissance de l’OTAN en pleine guerre de Serbie, les 24 et 25 avril 1999. Une pirouette de l’histoire. Un pied de nez. Ou lorsque les commémorations se transforment en répétition caricaturale.
Ce travail de mémoire est toujours à refaire, et se doit d’être refait.xxvii Les jeunes générations doivent savoir. La mémoire est nécessaire pour tracer les voies du futur. La mémoire retrouvée, forgée, permet de se situer dans notre monde, dans la lutte des classes.
Travail de mémoire auquel se livre aussi le label Frémeaux et associés (distribué par Night & Day) en présentant ces Paroles de poilus. Lettres et carnets du front 1914-1918, sous la direction de Jean-Yves Guéno et Yves Laplume, reprise d’un travail réalisé par Radio France. Ce sont de jeunes comédiens – ils ont l’âge de ceux qui ont écrit ces lettres – qui lisent ces témoignages pris sur le vif, avec une émotion non feinte. Eux aussi ils répétaient, « Vous n’allez pas me croire… » comme les rescapés des camps de concentration. Comment croire à la barbarie ?
Travail de mémoire encore du même label pour un curieux coffret de 4 CD, Anthologie sonore du socialisme, 1789-1939, avec des documents inédits. Quelque chose de notre histoire passe là, de cette histoire dont nous sommes les porteurs, héritiers que nous voulons être du mouvement ouvrier. Elle débute par l’Internationale chantée par Ogeret en 1968, une version intégrale, tous les couplets connus. Mai 68 se la jouait intégrale. Pour affirmer que ce mouvement n’était pas né de rien, mais de toute une histoire. Cette mémoire n’était pas – ou pas seulement – mimétique, elle représentait à la fois un hommage et une filiation. Façon de répondre à tous les théoriciens qui pense la fin de l’histoire ou la fin des révolutions parce que le capitalisme est désormais notre seul horizon. Rien n’est jamais acquis au capitalisme, ni sa force ni sa faiblesse…xxviii Elle se termine par la Marche socialiste de 1932, joué par l’orchestre Parlophone. Les voix de Léon Blum, de Paul Faure, d’Oscar-Louis Frossard, de Vincent Auriol, les chants de la Commune en différentes périodes, des chansons du mouvement ouvrier, de la Révolution française, celles de Montéhus… Tout un pan de notre histoire, de notre mémoire, d’une société en train de forger un des futurs possibles. Une utopie ? Une vision du monde partant de l’analyse des lois de fonctionnement du capitalisme. La construction de Fourier a, encore aujourd’hui, des accents du futur. Il a réussi à influencer des architectes en proposant sa vision de la vie en communauté.
Du passé, il faut savoir ne pas faire table rase. Un livret de 200 pages, illustré de photos, commençant par une chronologie de l’histoire de ce mouvement ouvrier français remontant à la Révolution française, dû à Jean-Yves Patte qui a utilisé abondamment le fonds de l’OURS, Office Universitaire de Recherche sur le Socialisme. Fallait-il publier ces voix ? Les retrouver c’est comme renouer avec nos fantômes, retrouver des proches, des amis-ennemis, des échecs, des joies mais aussi toutes les peines, celle de nos pères, de nos mères toutes nationalités confondues. La France voudrait oublier qu’elle a été terre d’asile, terre d’accueil, qu’elle s’est faite par l’agglomération de tous ces immigrés pour construire une nation, une formation sociale en même temps qu’un mouvement ouvrier. Les entendre, c’est leur laisser, une nouvelle fois, la chance de nous atteindre, la chance de nous retrouver.
Peut-on faire l’histoire de ce 20e siècle sans la radio ? Elle a accompagné tous les actes de notre vie quotidienne. Woody Allen avait raconté, subjectivement, cette saga dans « Radio Days ». On pourrait aussi écrire la même histoire un peu plus tard en France. Elle est aussi le témoin de notre temps. Les 4 CD que Frémeaux et associés publient en collaboration avec l’INA permet là encore de faire revivre des morceaux de notre puzzle. Ils ne se suffisent pas à eux-mêmes. Il faut les mettre en perspective. Ils suscitent l’imagination, le désir d’en savoir plus. Le titre est, peut-être, un peu exagéré. Anthologie du 20e siècle par la radio…
Elles se complètent avec les chansons de ces temps qui apparaissent anciens. L’histoire culturelle est le parent pauvre de toutes les recherches historiques. C’est dommage. Notre hypothèse, qui demanderait à être étayée, est qu’elle permet d’éclairer l’histoire tout court. Les œuvres d’art découpent le monde tout autant que les grands retournements économiques et sociaux. Lorsque ma génération a découvert le jazz ou la nouvelle vague au cinéma, notre regard a changé. Nous n’avons plus vu le monde de la même façon. Un « Je-ne-sais quoi » – pour parler comme Jankélévitch – nous avait ouvert les yeux, nous avait sensibilisés aux changements, à la révolution. Notre perception n’était plus la même. Mai 68 s’explique aussi par cette multiplication des œuvres d’art dans ces années 60, brûlantes de toutes ces naissances. Les révolutions esthétiques sont en prises avec le social, comme le social se trouve possédé par les œuvres d’art qui ouvrent la porte à une nouvelle culture. J’ai toujours été surpris par l’absence du jazz dans les histoires des Etats-Unis, comme si c’était de l’anecdote…
Madeleine Rébérioux s’est trouvé être une pionnière de cette histoire culturelle.xxix Un nouvel intérêt se fait jour, comme en témoigne le travail de Ludovic Tournès, New Orleans sur Seine,xxx qui n’a pas su différencier culture et œuvres d’art. La culture c’est ce qui est accepté par le plus grand nombre, l’œuvre d’art c’est la révolution esthétique qui ouvre la porte à une autre culture. L’œuvre d’art c’est la manière d’envisager le futur, en se servant du passé, pour aborder de nouveaux rivages.xxxi C’est ce qui manque singulièrement à notre époque qui a l’air de s’être donné pour tache de reproduire – et c’est toujours une caricature – les années 60. Sans doute pour les asphyxier !
Joséphine Baker (une compilation qui regroupe les chansons de 1927 à 1939) tout d’abord qui a joué un rôle énorme dans les fantasmes de cette génération des années 20-40. Elle était venue avec La Revue Nègre – une idée de Cocteau ? – où se remarquait un jeune saxophoniste soprano, Sydney Bechet qui n’avait pas commencé son histoire d’amour avec la France. Joséphine si. Elle fera scandale. Qui s’en souvient ? Elle dansait nue ! Et Simenon écrira qu’elle a «une croupe qui rit »… Elle chantera J’ai deux amours, mon pays et Paris… et elle restera en France pour créer un centre pour tous les enfants du monde. Joséphine ne chantait pas bien, ne dansait pas bien, mais elle était possédée par le démon – il s’agit d’un ami ici – du jazz qui lui a permis de chambouler tous les esprits, tous les interdits. Sans Joséphine, Paris n’aurait pas été tout à fait le même.
Le jazz aussi sera responsable d’un génie et d’une nouvelle culture. La rencontre entre la tradition tsigane de Django Reinhardt, le musette – Django commence, avant d’être brûlé à la main gauche dans l’incendie de sa roulotte, dans ce type d’orchestre – et le jazz – la révélation d’Armstrong – donne naissance au seul véritable génie européen ( ?) du jazz. La tradition manouche en sortira renouvelé. Aujourd’hui beaucoup de guitaristes manouches jouent comme Django sans jamais avoir écouté du jazz. Le volume 10 de cette intégrale Django Reinhardt, « Nuages » – le thème le plus connu signé par Django – nous fait visiter l’année 1940 en France (Frémeaux et associés). C’est le temps des chefs d’œuvre sans Stéphane Grappelli resté à Londres, et les débuts du jazz français. Saga se poursuivant dans le volume 11, Swing 42, nous emmenant de la fin 1940 à 1942 en Belgique. A ce moment là Django est une vedette à part entière. Cette position se confirme dans Manoir de mes rêves (volume 12) nous emmenant jusqu’à la fin de la guerre, en 1945. Tous les musiciens américains de passage à Paris veulent jouer avec le « génial Manouche ». Et Django n’en finit pas de créer. Il sera, un peu plus tard – pas beaucoup – cueilli à froid par la révolution bebop – celle de Charlie Parker – qu’il n’a pas vu venir. Il prendra le temps de la digérer et en 1953 il saura s’en servir. Il mourra cette année là… Cette collection est essentielle à plus d’un titre. Pour Django et sa folie communicative, pour connaître Paris, pour comprendre comment peut naître une nouvelle culture encore vivante aujourd’hui et pour intégrer cette musique au patrimoine culturel mondial. Avec en prime les élucubrations scientifiques de ce grand historien qu’est Daniel Nevers.xxxii
Et Charles Trenet ? Le fou chantant n’est plus, en ces années de guerre et de fin de la guerre (1943-1947), plus tout à fait fou et s’arrêtera de chanter, en France en tout cas, en 1947. Le volume 5 de l’intégrale Charles Trenet (La Mer) résume les chefs d’œuvre de ce poète apolitique, cherchant une voie individuelle dans ce monde qu’il n’arrivait pas à comprendre. Il fut ami de Max Jacob qui se comparait au crapaud, jugeant qu’il avait de la chance de ne pas porter l’étoile jaune… Il a trop longtemps vécu de ces petites compromissions qui nuisent à une réputation. Son homosexualité ne lui a pas, non plus, facilité la vie. Pour tout dire, Maurice Chevalier qui fût peut-être celui qui s’est le plus compromis avec le pétainisme ne fut pas inquiété. On peut se demander pourquoi. Quelque chose en rapport avec son sourire, pour faire référence à un film dans lequel il tenait le rôle principal, d’un salaud qui fait tout passer «Avec le sourire »…
Cette période fut celle des Big Bands, de cette époque « Swing » des années 30-40 que les Français ont découvert sur le tard, après la deuxième guerre mondiale alors que la révolution esthétique appelée bebop triomphait aux Etats-Unis, et bientôt en France par la venue du grand orchestre de Dizzy Gillespie à Pleyel en 1948 qui divisa pour longtemps les mondes du jazz. Charles Trenet en témoigne à sa manière, lui qui fut dans l’air de tous les temps, pour construire une œuvre qui dépasse les périodes. Cette compilation de Big Bands – les grands orchestres -, blancs pour l’essentiel, évoluant entre jazz et variété, Swing Era Big Bands (Frémeaux et associés), rappelle les airs sur lesquels ils ont dansé. Ces grands orchestres ont été engloutis dans la nuit des souvenirs. Les retrouver c’est faire agir la mémoire pour comprendre ce temps qui n’est plus le nôtre. Quelques-uns uns méritent d’être encore écoutés, d’autres sont seulement symptomatiques de cette époque, 1934-1947. Comme cette compilation des grands airs de Samba, 1917-1947, avec la grande Carmen Miranda qui rappelle les orchestres dits « typiques » tenant le haut du pavé… De plus Paris a été sensible aux musiques cubaines dés les années 20, en même temps que l’arrivée du jazz, comme le montre cette compilation d’Oscar Calle, Cuba en Paris (IMP, distribué par Harmonia Mundi), pour apprécier les différents styles de cette musique s’adaptant à l’air de Paris et changeant au gré des modes qu’elle contribue à faire. Là encore un ensemble hétérogène qui se laisse écouter, et même invite à danser.
De quoi revivre plusieurs époques, de les connaître de l’intérieur. Pour être à même de se forger un avenir.
Nicolas BENIES.
Livres sous revue :
Nous et les autres. Les cultures contre le racisme, Internationale de l’imaginaire, n°10, Babel/Actes Sud.
Le transfert d’une mémoire, de «l’Algérie française » au racisme anti-arabe de Benjamin Stora, La Découverte.
Le yiddish, langue, culture et société, sous la direction de Jean Baumgarten et David Bunis, CNRS Editions.
L’art des généralités, Théories de l’abstraction, d’Alain de Libera, Aubier collection Philosophie.
Travail de mémoire, Collection Mémoires, éditions Autrement
Les émigrants et Les anneaux de Saturne de W.G. Sebald, Actes Sud
Chez Babel/Actes Sud, collection Révolutions :
Le glaive et le bourreau de Gustav Regler,.
Révolutionnaires sans Révolution d’André Thirion
Dans l’Etat le plus libre du monde de B. Traven
Du Sentier à la 7e Avenue de Nancy L. Green, collection l’Univers Historique, Seuil.
Albums sous revue
1) Chez Frémeaux et associés (distribué par Night & Day)
Paroles de poilus. Lettres et Carnets du Front 1914-1918
Anthologie sonore du socialisme
Anthologie du 20e siècle par la radio
Joséphine Baker, 1927-1939
Django Reinhardt, volumes
10, 1940, «Nuages »,
11, 1940-1942, «Swing 42 »
et 12, 1943-1945, «Manoir de mes rêves ».
Intégrale Charles Trenet, volume 5, «La Mer », 1943-1947
Swing Era Big Bands
Samba, 1917-1947.
2) Chez Iris Musique Production (distribué par Harmonia Mundi)
Cuba en Paris, Oscar Calle, Senor Tentacion
A propos d’anniversaires et de commémorations.
En même temps que le centième anniversaire de la naissance de Duke Ellington a fait couler beaucoup d’encre de l’autre côté de l’Atlantique et beaucoup moins de ce côté-ci,xxxiii se fête d’autres centièmes. Celui d’un auteur de chansons – de songs – pas très connu de ce côté-ci de l’Atlantique, Hoagy Carmichael, l’immortel auteur de « Star Dust », que seule Down Beat, la première revue de jazz américaine comme il se doit cite dans son numéro spécial consacré à… Duke Ellington. Ce « songwriter » – pour utiliser l’expression américaine – fut de ces poètes trop ignoré par une certaine critique, qu’elle soit française ou américaine. Il est bon de (re)découvrir de temps en temps que les « standards » – les chansons passées dans le domaine public, celles que tout le monde connaît, que l’on fredonne « longtemps, longtemps après que les poètes ont disparu » pour citer Trenet – font partie intégrante de la culture d’un pays. Les « songs » de Carmichael disent les États-Unis beaucoup mieux que plusieurs ouvrages savants.
Fred Astaire, danseur à la fois céleste, sa tête est toujours dans les cieux, et profondément ancré sur la terre à cause des claquettes sans nul doute, sait comme personne nous faire sentir le rythme de l’urbanisation rapide de la Ville, New York, elle aussi attirée vers le ciel et où règne l’argent en maître absolu, de quoi nous faire redescendre vers l’enfer. Un rêve évanescent, un rêve d’une autre vie, différente où les antagonismes de classes auraient disparu de même que la misère et la crise économique, tel est le sens de cette danse. Elle nous emporte sur ses ailes, nous transporte. Encore aujourd’hui. Il avait pris ses leçons chez le plus grand danseur de claquettes de tous les temps, l’Africain-Américain Bill « Bojangles » Robinson. Il ne s’est pas toujours appelé Astaire, patronyme confectionné par le père sur le modèle des Astor, famille de la haute bourgeoisie new-yorkaise, qui avait pourtant commencé dans la boucherie casher.xxxiv Déjà, à cette époque, personne ne voulait s’en souvenir. Il était né Frederick Austerlitz le 10 mai 1899 donc. Le père s’était installé dans le Nouveau Monde fuyant l’Autriche en décomposition – il avait été officier dans l’armée autrichiennexxxv – pour finir représentant d’un brasseur. La mère avait décidé de faire de la fille, Adèle, l’aînée, une artiste. Elle a réussi au-delà de toutes ses espérances. Elle épousa un Lord – anglais comme il se doit – et se retira du monde du spectacle, laissant le jeune frère désemparé. C’est l’histoire à la base du scénario de « Mariage royal ». Quelques traces existent de la collaboration de la sœur et du frère et on sent bien que c’est Adèle qui mène… la danse.xxxvi
Cette histoire là, cette mémoire nous est nécessaire. Que les centenaires nous permettent de renouer les fils cassés de notre cheminement, est une bonne chose. Même si le procédé n’est pas d’une pureté parfaite et que se dissimule une opération politique de grande envergure pour faire oublier le passé justement.xxxvii Fred Astaire a joué un grand rôle dans notre imaginaire, donc dans notre histoire.
La réhabilitation – l’habilitation serait plus juste – de cette histoire culturelle est en route. Madeleine Rebérioux en fut une des pionnières. Un ouvrage récent, d’hommage à son travail – l’histoire culturelle, mais aussi celle des femmes, oubliées de la mémoire -, est paru aux éditions La Découverte, Avenirs et avant-gardes en France, XIXe-XX siècles, permettant de se faire une idée de la place de la culture dans l’engagement militant et dans la prise de conscience qu’un autre monde est possible.xxxviii L’œuvre d’art ouvre le champ des possibles et comme telle joue un rôle révolutionnaire, quel que soit le personnage – l’auteur, l’artiste maudit ou non – qui en est à l’origine.
Ernest Hemingway revient aussi sur le devant de la scène littéraire.xxxix De deux façons. Son fils, de 70 ans, ayant sans doute des besoins d’argent, publie « True at First Light », un manuscrit non terminé de son père, qu’il a pris la peine de remanier. Certains crient au scandale, d’autres pensent que le travail du fils est appréciable. Il avait déjà écrit à propos d’un roman publié après la mort de Scott Fitzgerald, « Je pense que les vers s’en foutent… »xl On ne peut mieux dire.
Il vaut mieux se retourner vers Quarto, la fausse-vraie collection de poche chez Gallimard qui publie ses Nouvelles complètes. On sait que la Nouvelle est un art qui, d’abord français avec Mérimèe notamment, s’est très bien adaptée outre-Atlantique. L’art de la nouvelle s’apparente à celui du cinéma. Il faut rapidement poser un décor, faire vivre des personnages et les mener jusqu’au bout – ou pas – d’une histoire qu’on peut ou non raconter. La laisser deviner est du grand art dans lequel excelle Jim Harrison un autre de ces ours construits par la société américaine. Ernest fut un misogyne de première grandeur comme le faisait remarquer Nadine Gordimer lors d’un récent colloque. Il s’était rêvé macho, bagarreur, alcoolique. Il avait même, raconte-t-on une moumoute pour faire croire à une toison de poitrine qu’il ne possédait pas. Il avait rêvé l’Afrique, il avait rêvé sa propre vie. Ces rêves s’expriment dans ses nouvelles plus encore que dans ses romans. Cette édition est munie de tout un appareil critique, chronologie, dates de parution, photos qui éclairent d’un jour nouveau l’image que nous avions gardée de lui, une image qu’il avait voulue, avec cette barbe blanche lui donnant un faux air de Victor Hugo. Le retrouver – le trouver – sous les traits d’un jeune homme, il a 19 ans, blessé à la guerre de 14-18 ressemblant à James Dean fait pour le moins un effet étrange, comme si nous l’avions perdu en route pour le retrouver semblable et différent à la fois. Ses lettres à d’autres auteurs comme Ezra Pound mais surtout à Scott Fitzgerald – l’auteur de Gatsby le magnifique – dont il sera un des seuls amis, ouvrent tout un champ de réflexion sur les rapports qu’il entretenaient avec la réalité de sa propre vie. Les extraits de lettres précèdent les nouvelles écrites pendant la période considérée, un moyen pour se rendre compte de la manière dont l’auteur se sert de son existence pour en faire un sujet de nouvelles, ou bien l’inverse, qui le sait vraiment. Ces 1229 pages se lisent avec un malin plaisir, plaisir de la découverte – pour certaines de ces nouvelles -, mais aussi plaisir de porter un point de vue critique sur Hemingway. Les responsables de cette édition ont ajouté en fin de volume la reproduction des comptes-rendus publiés par la presse au moment où ces nouvelles faisaient l’actualité. Passons sur quelques dithyrambes – art que ne possédait pas l’Ernest en question capable de reprocher à son ami Fitzgerald quelques facilités dans « Tendre est la nuit » à mauvaise raison cependant – pour souligner la qualité de la critique de Virginia Woolf, toute en férocité, ironie et méchanceté. Il faut dire qu’Hemingway avait intitulé cette nouvelle, « Hommes et femmes »…
Ernest Hemingway, qui fut de tous les combats de libération – notamment pendant la révolution espagnole en 36-37 -, aurait eu 100 ans le 21 juillet 1899. Il avait aimé le jazz – c’est lisible dans ses nouvelles –, la corrida et la pêche. Personne ne sait ce qu’il voulait finalement prouver… Peut-être la difficulté d’être dans un monde qui n’accepte que l’argent et la célébrité… Il a eu les deux et il me semble bien qu’il en est mort !
Nicolas BENIES.
Livres sous revue :
Avenirs et avant-gardes en France 19e-20e siècles. Hommage à Madeleine Rebérioux, aux éditions La Découverte.
Nouvelles complètes d’Ernest Hemingway, Quarto-Gallimard.
Album sous revue :
Fred Astaire, Fascinating Rhythm, Frémeaux et associés, distribué par Night & Day.