« Le souffle de la révolte » veut appréhender le jazz et le contexte de 1917 et la suite…
En finissant mon prochain livre sur le jazz, « Le souffle de la révolte », à paraître chez C&F éditions (comme les deux précédents), me sont venues quelques réflexions qui ne pouvaient tenir dans le livre que je vous livre ci-après.
En même temps, il peut s’agir d’une introduction pour deux cours d’économie l’an prochain qui porteront sur l’économie de la culture – un oxymore…
Deux cours en lien avec le Panta théâtre pour le 30e anniversaire de la décentralisation culturelle, qui n’a rien à voir avec la décentralisation qui se met en place dans le milieu des années 1980 et qui va voir la création de nouvelles entités administratives.
La décentralisation culturelle avait le but de fournir à toute le pays, la possibilité d’avoir des spectacles.
Une bonne idée.
Dans les lignes qui suivent, il s’agit d’abord de comprendre le lien entre tradition et rupture, entre le passé et le futur pour construire un présent. Réflexions liées aux thèses de Walter Benjamin – un auteur de moins en moins oublié, le travail de Daniel Bensaïd a été bénéfique – et à celle de Adorno.
Deux parties, « Révolution » ? et une réflexion sur « la modernité ».
Ce sont des essais qu’il faut contester pour continuer l’élaboration.
Nicolas Béniès.
Révolution, vous avez dit révolution ?.
On retrouve cette confrontation dans la correspondance Berg/Adorno Pour faire accepter le dodécaphonisme, Berg met en avant la tradition et Adorno pour la faire comprendre prend en compte les ruptures. On arrive ainsi à l’idée que la tradition doit être bousculée pour exister de nouveau et jeter les bases d’une nouvelle tradition. Le « free-jazz » a pu lui aussi être considéré comme une impasse. Cette « nouvelle chose » – New Thing – s’était éloignée du swing, élément fondamental du jazz impossible à définir, tout en exprimant une révolte contre cette société capitaliste de guerres et d’exclusions. Un cri tout à la fois de dégoût, de joie et de fraternité générationnelle. Adorno, avec quelque lucidité, démontrait qu’il est impossible de se confiner à une méthode d’expression – qu’il appelle le « matériau musical » soit les problèmes à résoudre par le compositeur dans le cadre de l’historiquement possible -, que le dodécaphonisme en l’occurrence n’était pas une fin en soi, mais un moyen. Pour le « free-jazz » ce fut la même chose. Il fait désormais partie de notre paysage auditif et se trouve repris par la plupart des pratiquants du jazz. Pour parler autrement, il est devenu culture. Les différentes strates du jazz s’expliquant par ses époques et son ancrage historique différent – la musique est l’art du temps – se mêlent, s’entremêlent, se superposent dans notre absence de modernité. L’éclatement des formes de ce qui s’appelle encore jazz démontre à l’évidence un vide artistique comblé par les modernités précédentes.
Ce siècle là, le 21e, se cherche encore. Seule l’utopie réactionnaire du libéralisme a droit de cité. Elle tue l’imagination. Les utopies progressistes ont disparu emportant avec elles le débat sur les possibles sociétés futures. C’est un air du temps qui pèse sur le champ des possibles.
La génération de ce 21e siècle n’a pas d’œuvre d’art de référence. De musique surtout. Le « rap » comme musique populaire est très vite récupéré obligeant à construire d’autres modes. Les contraintes de la valorisation du capital se font profondément sentir au détriment de toute esthétique, de toute éthique.
Comment peut-elle se forger une culture commune ? L’École ne peut plus le faire. La montée des « communautarismes » en résulte. On se cherche des identités de rechange qui n’inclut plus la révolté collective contre l’ordre social existant mais une sorte d’acceptation en se retirant sur des racines rêvées. Le passé recomposé surgit des décombres d’un avenir vécu comme la répétition d’un présent identique à notre passé. L’imagination a fuit. Elle a pris ses jambes à son cou pour se faire hara-kiri.
Les hommes invisibles chantent-ils encore ?(1)
Le jazz aura influencé tous les arts majeurs du 20e siècle. Sans lui pas de bilan du siècle qui vient de s’éteindre, sans lui pas de rock ni d’autres musiques qui ont marqué toutes les générations. Parce qu’il est né de la confrontation des cultures – africaines, européennes et amérindiennes sur le sol étatsunien – et des revendications d’égalité, de liberté et de fraternité. Comme tel, il se trouve lié à toutes les luttes de ce siècle. Dans ce soixantième anniversaire du débarquement qui a enflé toutes les pages des journaux, ont été oublié les « hommes invisibles »(2) de ce temps là, les Africains-Américains. Jon Hendricks, vocaliste et poète, me raconta, lors du 50e anniversaire, sa guerre, dans le Sud des Etats-Unis obligé de marcher à l’ombre, le côté ensoleillé de la rue – « On the Sunny Side Of The Street – appartenant aux Blancs et les brimades subies. Regardez les photos. Pas un Noir parmi ces vétérans. Pourquoi ? Sinon parce que le racisme est l’un des constituants de cette société. Dans « Échec et mat », Stephen Carter racontait cette même histoire. En 2000. Les Africains-Américains – tous les Américains sont à « trait d’union » exprimant par-là la formation de « communautarismes », mode de fonctionnement de cette société – ont conquis des postes de pouvoir, tel Colin Powell mais restent considérés comme inférieurs aux Blancs. Cette position sociale paradoxale provoque la montée d’une revendication de cette petite et moyenne « bourgeoisie » noire, d’une nation divisée entre Noirs et Blancs, qu’exprime Louis Farrakhan et son groupe, « The Nation Of Islam ». Ces deux nations devraient cohabiter sur un même territoire, quitte à faire de la ligne Mason-Dixon, une réalité. Mais cette perspective totalement irréaliste a tendance à tuer les revendications d’intégration, d’égalité, de fraternité, de liberté donc de luttes collectives contre les pouvoirs et le jazz ne fait plus que se répéter. La « mission » – c’est le seul terme qui convienne – de Wynton Marsalis est de rejouer à l’infini tous les grands compositeurs de la « Great Black Music » les tuant ainsi une deuxième fois. Pourtant, c’est à la fois un grand trompettiste et un grand pédagogue mais la volonté politique – l’emprise de l’histoire – l’empêche d’accéder au swing, à une forme de liberté.
La « mort de l’Art » est à envisager de manière dialectique, ouverte, cette mort annonçant forcément une résurrection.(3) Autrement dit, pour ce qui nous concerne, il faudrait que le jazz meure beaucoup – et non pas « un peu » comme je l’écrivais au début de ces réflexions, ce « peu » ne lui permettant pas de se régénérer pour le moment – pour qu’il renaisse sous une autre forme.
Pour continuer à vivre, doit-il se fondre dans d’autres cultures ? Dans les musiques du monde, elles aussi en train de se régénérer pour continuer à être vivantes, à refuser d’entrer dans un musée. L’hypothèse existe. Je ne suis pas convaincu que le jazz ne serait plus l’absorbant, comme il l’a fait dans le passé. Il s’est mêlé à toutes les cultures et à réussi à s’outrepasser lui-même(4), pour rester lui-même. Pour l’instant, il reste et se trouve au centre des interrogations sur l’avenir des arts, de tous les arts. Par sa vitalité, sa capacité à avoir incarné toutes les avant-gardes – un terme aujourd’hui disparu, il ferait peur parce qu’il suppose des batailles d’Hernani, batailles nécessaires pour permettre à une génération de se définir, de construire son propre avenir, de se construire tout simplement. Le jazz a eu cette fonction autant après la première guerre mondiale comme après la seconde ou dans les années 60, années de réflexion, de passion. Cette passion semble s’être perdue dans sables mouvants d’une sorte de consensus « mou », forcément mou. Les polémiques devraient resurgir pour concevoir un art vivant. L’art aujourd’hui ne se définit plus. La thèse de Nicole-Nikol Abecassis (5), même si ce n’est pas son objet principal, le montre, l’indique en multipliant les citations d’œuvres, d’artistes dans tous les champs considérés comme de l’art, notion qu’il est de plus en plus difficile de définir, de peur d’en oublier une ou un.
Ce reproche ne s’adresse pas à elle. Il naît de notre incapacité à poser une définition qui permette de tracer des frontières entre ce qu’est l’art et ce qui n’en est pas. Beaucoup d’auteurs ont renoncé à cette recherche, quelque fois vaine, c’est vrai, mais permettant aussi de cerner une esthétique en relation avec les transformations de la société. Cette incapacité signe-t-elle une transition ? Ou pour le dire autrement d’une crise, d’une mutation de notre imaginaire collectif ? Les hypothèses sont multiples et s’appliquent en premier lieu au jazz devenu très éclaté, non pas entre les styles – c’est une constante depuis la révolution be bop au moins – mais entre les musiciens eux-mêmes dont les références, pourtant, restent semblables. Un paradoxe de plus.
Modernité ?
Notre monde, et pas seulement l’air du temps, est structuré par les « Lumières » et la révolution française de 1789. C’est une « grande modernité » qui définit l’architecture des traditions, des valeurs. Ces valeurs de liberté, d’égalité, de fraternité, de solidarité, de démocratie, que nous voudrions moins abstraites… sont aujourd’hui fortement ébranlées. Ulrich Beck, philosophe et sociologue allemand, a forgé le concept de « Cosmopolitisme » pour signifier que, pour lui, le monde était entré dans la deuxième « grande » modernité.(6) Façon de dire que toutes les valeurs structurantes du passé sont à mettre au panier et de nouvelles formes de « faire » de la politique sont en train de naître. La démocratie ne peut que disparaître, ou, du moins, devenir secondaire, liée à l’évanouissement qu’il souhaite – dans cette grille d’analyse – de l’État-nation, né lui aussi avec la Révolution française.6 Pourtant, la réalité du processus de mondialisation ne répond pas tout à fait à cette analyse. Les États-nations restent encore les décideurs, représentant une contre tendance à cette tendance principale qui est celle de l’internationalisation. Beck raisonne sur les acteurs au détriment d’une analyse plus systémique, sur le terrain des lois de l’accumulation du capital.
A contrario, une autre partie des intellectuels préconisent – veulent croire ? -, comme Edgar Morin (7), à la survivance de ces valeurs, de la Raison, tout en tenant compte des apports des théoriciens de l’Ecole de Francfort dont se réclame Ulrich Beck… Ce débat montre toute l’étendue du scepticisme actuel et le poids disproportionné du passé.
Le jazz indique qu’il est possible de sortir de cette dichotomie, « cosmopolitisme » ou retour à l’Aufklärung – ce qui aurait pour effet de gommer l’holocauste – en mariant les contraires, l’universalisme et la culture nationale. Contrairement à une idée répandue les États-nations n’ont pas disparu dans ce processus de mondialisation laissant entendre que les cultures nationales ont une existence qui dépassent les Etats-Nations eux-mêmes. Construire une théorie de l’esthétique, en partant du jazz, aurait aussi comme intérêt de rendre crédible l’idée d’une diversité culturelle s’appuyant sur des formes d’universalisation…
Il faudrait reconstruire une vision – des visions – de l’avenir, du futur. Sortir de la nase du libéralisme pour s’orienter vers d’autres rivages, partir de nouveau à la conquête d’autres mondes, de mondes imaginaires, recommencer à rêver nos vies, accepter des enchaînements saugrenus, retrouver le goût du rire, de l’humour, accepter les critiques, les échecs pour construire un autre monde.
Le jazz peut encore y participer. Pas seulement lui. Les autres anti-arts tout autant dont l’existence signifiait la place particulière de la révolte face à ce monde là. Révolte et imagination permettaient la naissance d’œuvres d’art, c’est-à-dire de ces œuvres qui ont une « aura » au sens de Walter Benjamin, une vision de l’avenir, si proche soit-elle…
Cette vision de l’avenir a disparu. Notre présent est faramineux. Tous les styles ont droit de cité. Mais de ce collage – superbe, je le répète – aucun style de l’époque ne surnage. Scepticisme signifie aussi qu’une opinion en vaut une autre, que les critères de jugement – esthétiques, éthiques, politiques au sens le plus fort du terme – se sont évanouis. Comment trouver la voie d’une entrée dans la modernité ? Sinon sur le mode du libéralisme…
Notre air du temps est pénétré de la vision du monde comme « un champ de ruines », après les attentats du 11 septembre 2001, le tsunami, la grippe aviaire… Un monde devenu incompréhensible où la place de l’être humain n’apparaît pas, où tout semble réglé ailleurs, sans que personne ne sache très bien où. Une des conséquences est le retour de la théorie des complots et une remontée folle de l’antisémitisme comme celle du racisme ouvert. Comme le retour de la barbarie donnant une nouvelle actualité aux théorisations de l’Ecole de Francfort…
Notes :
(1) J’aurai pu utiliser la métaphore de la lettre volée, comme le font Thomas Disch et John Sladek dans « Black Alice », Rivages/Noir, 1993, histoire d’un enlèvement d’une petite fille pour demander une rançon et pour la cacher aux yeux de tous, on la fait passer pour Noire. Dans cette Amérique des débuts des années 1960, la petite fille devient invisible…
(2) Pour reprendre le titre du livre de Ralph Ellison, traduit en français par Robert Merle, sous le titre « Homme invisible, pour qui chantes-tu ? », un chef d’œuvre. Dans ce livre là, comme dans ses nouvelles, on entend le jazz.
(3) Voir la thèse de Nicole-Nikol Abecassis « La « fin » de l’art suivant la philosophie hégélienne », Paris 1, diffusion ANRT
(4) Il a publié, ce poète essentiel, « Le système métrique » (Gallimard), des poèmes dont la métrique est inspirée de celle du jazz… A lire à haute voix…
(5) « La « fin » de l’art dans la philosophie hégélienne », opus cité, le tome 3 en particulier. Notre époque serait celle de l’éclatement, du collage, un kaléidoscope de toutes les époques passées, comme un vitrail de tous les « âges d’or » moins les utopies révolutionnaires. On n’ose plus rêver, imaginer un autre monde comme l’avait fait Fourier par exemple…
(6) Voir « Pouvoir et contre pouvoir à l’ère de la mondialisation » et « Qu’est-ce que le cosmopolitisme ? », deux ouvrages traduits en français chez Aubier, collection Alto.
(7) Voir son interview dans « Télérama » daté du 1er mars 2006, sous le titre « Qu’est-ce qu’être moderne », ce qui n’est pas tout à fait la même idée que l’entrée dans la modernité… Je ne suis pas sur qu’à affirmer la nécessité des valeurs des Lumières, sans montrer comment cet esprit peut vivre, comment il pourrait permettre d’entrée dans la modernité, soit une solution pour résoudre la crise de civilisation que nous traversons.