Libéralisme et néo-libéralisme.

Quelle stratégie du Capital ? Quelle réponse du mouvement ouvrier ?

Viktor Orban, en veine de théorisation, propose « d’instaurer un État illibéral » tout en gardant la philosophie des politiques d’austérité mises en œuvre partout dans le monde. Le dirigeant hongrois dessine ainsi l’idéologie néo libérale : imposer la mondialisation du Capital en diminuant drastiquement le coût du travail en jouant sur la concurrence de tous contre tous et toutes.(1)
L’illibéralisme tient dans la rupture avec le libéralisme des révolutions anglaises et françaises, un système politique, économique, social qui prend sa légitimité dans la démocratie, le vote des citoyen-ne-s.
Un État illibéral est un État qui fait fi de la démocratie et propose, comme modalité de gouvernement, la dictature. Orban révèle aussi la crise politique, crise démocratique comme résultat de la mise en œuvre de politiques en faveur des riches contre les pauvres. Une grande partie des populations ne croit aux mythes qui ont fait la force des démocraties parlementaire : Liberté – Égalité – Fraternité, trilogie qui tend à disparaître du fronton des Mairies.

Le simple fait de les énoncer fait sourire. Liberté ? Les gouvernements mettent partout en œuvre la répression. Les lois sécuritaires remettent en cause de plus en plus nettement les libertés démocratiques, en France comme ailleurs. Seul le discours change. Il est plus ou moins cynique.
Égalité ? Les inégalités progressent. Les riches deviennent plus riches. Le nombre de millionnaires n’a jamais été aussi élevé et les pauvres plus nombreux et plus pauvres. En France, le système de protection sociale qui subsiste malgré toutes les contre-réformes, amortit le choc de la baisse des revenus du travail.
Fraternité ? Il n’est besoin que de mentionner le discours démagogique sur les migrants. Il est question de « crise des migrants » alors que les migrations révèle l’ensemble des crises, à commencer par les guerres et les mutations climatiques, qui agite la planète. Une fois encore l’Autre sert de bouc émissaire face aux problèmes qu’aucun gouvernement, pour l’heure, n’essaie de régler malgré des discours lénifiants. Plus encore, jamais les sociétés n’ont été aussi profondément éclatées.
Le résultat est une profonde interrogation sur la légitimité des gouvernements. Les partis politiques se sont suicidés à mettre en œuvre ces politiques qui supposent de pressurer toujours plus la classe laborieuse. Qui se révolte logiquement. Et s’abstient. Lorsque la gauche et la droite se réfère au même corpus théorique et pratique, voter apparaît dépourvu de tout effet.

Corpus théorique ?
La volonté de construire une nouvelle forme d’Etat, une forme répressive, fait partie du dispositif néo-libéral. Contrairement à l’idée mainte et maintes fois répétée, la question n’est pas d’appauvrir l’intervention de l’État mais de faire basculer les politiques pour servir les desseins du capitalisme actuel, un régime d’accumulation à dominante financière. La forme sociale et nationale qui a marqué les « 30 glorieuses » (1945-1975) doit être détruite pour permettre une nouvelle expansion du Capital.
Le néo-libéralisme s’est construit au cours du 20e siècle, suivant Quinn Slobodian à la fin de l’Empire austro-hongrois comme l’indique le titre de son livre : « Globalists : The End of Empire and the Birth of Néolibéralisme ». En économie, Von Hayek – tête des économistes autrichiens – dés 1920 s’évertue à construire l’idéologie néo-libérale qui aura comme devise : « Il faut s’adapter ».(2)

Retour sur l’histoire de la pensée économique.(3)
Hayek s’appuie sur les économistes appelés néo-classiques dont les approches ne sont pas toujours communes. Mais ils se réfèrent tous à la même théorie de la valeur : l’utilité pour le consommateur. La préférence du consommateur fait le prix et donc la valeur de toute chose, de toute production. Pour parler autrement : « la main invisible du marché » règle la vie économique. L’État permet aux mécanismes du marché de fonctionner et de réaliser « l’allocation optimum des ressources ».
Dans beaucoup trop de manuels d’économie, cette vision de la « main invisible » est attribuée à Adam Smith, premier économiste qui œuvre, en ce 18e siècle, pour comprendre et appréhender la nécessaire révolution dans les modes de production. La révolution industrielle transforme la donne et il faut, pour la nouvelle classe dirigeante, la bourgeoisie, une théorie explicative du basculement en cours. Dans la différence des environnements, la France restée paysanne, verra les théorisations des physiocrates qui déterminent que toute la richesse provient de la terre. Adam Smith puis David Ricardo feront de la dépense du travail humain dans l’industrie la source de la richesse, la valeur de toute chose.
Logiquement « la main invisible » ne se trouve pas dans l’ouvrage principal d’Adam Smith, « Enquête sur la richesse des nations » mais plutôt chez Jeremy Bentham, philosophe.
Karl Marx s’emparera de cette théorisation, de la valeur travail pour la critiquer en trouvant le concept de « force de travail » et l’exploitation des salarié-e-s par les propriétaires du Capital.
La réaction, en cette fin du 19e siècle sera donc de construire un nouveau modèle, de nouveaux paradigmes pour à la fois rendre opaques les mécanismes économiques et trouver une parade à Marx d’un côté et faire oublier le libéralisme révolutionnaire, appelé aussi « le siècle des Lumières ». Un patrimoine à faire fructifier pour le mouvement ouvrier et non pas à ignorer.
Le néo-libéralisme s’impose comme la référence dans toutes les politiques mises en œuvre dans les années 1920. La crise dite de 1929 n’y changera rien dans un premier temps. Il faudra le « New Deal » de F. D. Roosevelt et les théorisations de Keynes pour permettre la mise en œuvre de nouvelles politiques. Elles visent à lutter contre la surproduction et, par-là même l’effondrement de l’économie. La forme sociale et nationale de l’État en découle logiquement.

Néo-libéralisme, le retour.
La fin de la période dite des « 39 glorieuses » en 1974-75 – une grande rupture dans l’histoire récente du capitalisme – oblige à passer à un nouveau régime d’accumulation, une nouvelle manière de crier des richesses. Les années 1980 verront la victoire du néo libéralisme par KO debout de la part des forces du mouvement ouvrier.
Une erreur manifeste se glissera dans cette défaite sans combat. La place de l’État. Le discours néo-libéral s’organise dans l’idée du « moins d’État », une idée fausse provenant de la confusion entre libéralisme et néo-libéralisme. Le « moins d’État » a comme conséquence de considérer l’État-Nation comme garant des conquêtes ouvrières et démocratiques en dénonçant la « mondialisation » comme l’origine, de tous les maux. Tout démontre la fausseté d’une telle théorisation. L’Europe serait la seule responsable, pas exemple, de toutes les déstructurations de la société française sans prendre en compte le rôle premier de l’État en France. Plus encore, l’Europe étant une construction inter-étatique, si le gouvernement français avait voulu refuser les directives de la Commission européenne, il avait toute latitude pour le faire. L’inanité de cette réponse au néo-libéralisme saute aux yeux.
Cette erreur a créé des faux ennemis et une approche politique qui a fait le jeu de l’extrême droite qui a trouvé une justification à ses discours démagogiques. La défense de l’État-Nation dans le régime d’accumulation capitaliste actuel est une stratégie assassine pour le mouvement ouvrier, pour sa reconstruction. Il est nécessaire de revenir à la solidarité internationale des travailleurs face à un capitalisme globalisé – pour exprimer la tendance fondamentale à la mondialisation mais qui suppose des contre tendances. L’État-Nation est le vecteur de la construction du néolibéralisme. Toutes les politiques menées depuis quasi quarante ans viennent le montrer.
Politiques qui s’organisent dans la destruction des règles précédentes. C’est le sens qu’il faut donner à la déréglementation. Une nouvelle réglementation s’est mise en place qui allie aux côtés de l’État, des règles édictées par des partenaires privés via les partenariats public privé et la contractualisation. Les privatisations sont à la fois la contestation des services publics – tout à un prix fixé par le consommateur en fonction de l’utilité qu’il prête à ce service -, le mouvement vers la globalisation et une récompense des élites.
Le rôle de l’État n’a pas diminué, il a changé. Il est tout autant nécessaire pour maintenir l’ordre néo-libéral. Ordre qui appelle la dictature pour l’imposer au plus grand nombre contre les intérêts du plus grand nombre. Cette démonstration est aussi à la base de la thèse de Romaric Godin, « La guerre sociale en France » (Ed La Découverte) où il décrit le néolibéralisme des élites françaises, un État au service du développement du marché en favorisant le Capital.
Le néolibéralisme a comme objectif déclaré de détruire toutes les formes de solidarité collective pour faire surgir une nouvelle division internationale du capital, une organisation géopolitique qui permette aux grandes sociétés capitalistes de dominer le monde en servant de la révolution scientifique et technique du numérique en cours. L’individualisation, résultat des quarante ans de néolibéralisme, est une donnée qu’il faut prendre compte pour construire des solidarités collectives, pour refonder la nécessité des services publics et renouer avec la liberté, l’égalité, la fraternité et la sororité comme la solidarité internationale des travailleurs. Le tout se veut une réponse aux crises du capitalisme : mutations climatiques, crise écologique, financière, économique, sociale. De ce point de vue le bilan du néolibéralisme tient de la grande catastrophe. Plutôt de se faire les avocats du collapse – l’effondrement – et de se réfugier dans sa campagne, il serait temps de s’atteler à un programme de transformations sociales capable de s’appuyer sur le libéralisme.
Nicolas Béniès.

Notes

(1) Voir « Dans la tête de Viktor Orban », Amélie Poinssot, Solin/Actes Sud, Arles, 2019
(2) C’est le titre du livre de Barbara Stiegler, « « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique », nrf essais/Gallimard, Paris, 2019. Un essai intéressant sur la controverse américaine entre Walter Lippman – un colloque organisé à Paris en 1939 porte son nom – et John Dewey sur le contenu du libéralisme et de la citoyenneté. On lui fera le reproche de brasser trop de sujets mais elle met bien en évidence la différence de nature entre le libéralisme et le néo-libéralisme.
(3)Jacques Mistral in « La science de la richesse. Essai sur la construction de la pensée économique » (nrf essais/Gallimard, Paris, 2019) permet de se faire une idée de la différence fondamentale entre « classiques » et « néo-classiques ». Par voie de conséquence il ne met pas dans le même sac libéralisme et néolibéralisme. Sa conclusion est une pierre apportée à ce débat