Ahmed Tiab dans « Vingt stations » (Éditions de l’Aube), mémoire de l’Algérie.

Algérie, la décennie noire

Oran peut-être de nos jours. Un homme monte dans un tramway. Il fera le tour de la ville en « Vingt stations », le titre de ce voyage à la fois dans la ville qui a beaucoup changée livrée aux promoteurs et dans sa mémoire tout en regardant les populations différentes de chaque station dévoilant des inégalités profondes découpant la ville. La mer devient fantomatique dans ce parcours d’un homme mort-vivant dans les affrontements de la « décennie noire ». Les assassinats se sont multipliés – s’en souvient-on encore ? – laissant toutes les populations algériennes en quête de lumière et de justice. Le gouvernement a préféré « faire comme si » il ne s’était rien passé s’abritant derrière une soi-disant « réconciliation nationale » pour rétablir l’ordre d’un pouvoir qui a perdu sa légitimité. Continuer la lecture

Polar et histoire des États-Unis

Atlanta 1956
Thomas Mullen poursuit la saga des flics noirs d’Atlanta avec « Minuit à Atlanta », troisième volet de l’histoire de la ville, bastion du racisme et de tous les préjugés du Sud des États-Unis.
La cohorte de 8 flics noirs censée surveiller uniquement leur quartier – « Darktown » une dénomination habituelle de tous les ghettos noirs à cette époque et titre du tome premier – est l’objet de la haine des flics blancs qui ne les acceptent pas et c’est un euphémisme. Cette fiction, inscrite dans la réalité historique – les recherches de l’auteur en font foi -, s’organise autour de deux figures : Boggs, fils de Pasteur et habitant des beaux quartiers noirs, bien éduqué et Smith provenant des quartiers pauvres qui a vu son père, ex-soldat de la première guerre, lynché à cause de son uniforme. La description de la vie à Atlanta après la deuxième guerre a de quoi révolter devant l’étalage de la bêtise meurtrière raciste. Continuer la lecture

L’histoire secrète des États-Unis

Polar et jazz : de la Nouvelle-Orléans à New York
Ray Celestin, britannique, s’est lancé dans une saga absolument réjouissante : raconter à la fois les migrations du jazz, de la Nouvelle-Orléans (« Carnaval ») à Chicago (« Mascarade ») et arriver avec « Mafioso » à New York en cette année 1947, date officielle d’entrée dans la guerre froide et la mise en place de la commission des activités anti-américaine, présidée par le sénateur McCarthy, qui pourchassera les communistes. La « chasse aux sorcières » débute pour le plus grand profit de la Mafia alliée au FBI d’Edgar J. Hoover qui aura l’audace de déclarer que « le crime organisé » n’existe pas alors que Costello, le « grand chef », est l’homme le plus puissant de New York et, par-là même, des États-Unis.
Le fil conducteur est double. D’abord un couple de détectives privés, Ida Davis, devenue veuve Young par son mariage, et Michael Talbot, son « professeur », dont le fils est accusé de meurtres, ensuite Louis Armstrong victime de la mort des Big Bands, cherchant une autre formule qu’il trouvera au concert de Town Hall – les enregistrements ont été retrouvés bien après cette année 1947. Le tout baigne dans l’histoire de la mafia, de ses ramifications, de ses conflits qui structure aussi l’histoire des États-Unis et de l’industrie du spectacle. Continuer la lecture

Un genre oublié : le western

Un polar travesti en western,
« Dehors les chiens » de Michaël Mention essaie de redonner vie à ce genre strictement américain.
Prenez un héros solitaire, un « poor lonesome cow-boy », avec une profession étrange, un Marshall – un shérif fédéral ancêtre du FBI – des services secrets spécialisé dans la traque aux faux monnayeurs, appelez-le Crimson Dyke pour éviter de le confondre avec un autre, jetez le dans la fournaise de la Californie et, pour corser le tout, situez l’action en 1866, un an après la fin de la guerre de sécession pour raconter une histoire qui n’a rien à voir avec cette présentation, une révolte féministe.
Un genre singulier que les romans de l’Ouest américain, ses codes sont aussi stricts que les romans de chevalerie. A l’instar de Cervantès, mutatis mutandis, Mention à la fois les respecte et les explose en les pervertissant. Il fait la preuve d’une part de l’influence de William R. Burnett –qu’on redécouvre en France -, auteur de polars, de westerns et, d’autre part d’une bonne connaissance de l’histoire des États-Unis de cette époque de formation de l’État fédéral américain. Continuer la lecture

Polémique autour d’un centenaire peu fêté

Un congrès fondateur
Décembre 2020, le centième anniversaire du Congrès de Tours, décembre 1920, n’a pas suscité beaucoup de commentaire. Le déclin du PCF, l’agonie du PS et la gauche moribonde expliquent ce désintérêt. Pourtant, Jean Lebrun, sur France Inter, s’est permis de parler, à ce propos, du « discours prophétique de Léon Blum », reprenant à son compte l’appréciation de Romain Ducoulombier dans « Léon Blum, Le Congrès de Tours, le socialisme à la croisée des chemins 1919-1920 » (Folio). Un point de vue anti historique faisant de Blum le pape de la « critique anti-totalitaire ».
Jean Lebrun aurait été mieux inspiré en citant « 1920 ou la scission » de Jean-François Claudon qui sait mettre en œuvre la méthode historique sans céder aux anachronismes et aux vieilles lunes anticommunistes. Sous titré « L’année du Congrès de Tours », il permet de rendre compte de la situation de la SFIO mouillée dans l’Union Sacrée et de la force d’attraction de la révolution russe.
Une synthèse nécessaire contre toutes les réécritures.
Nicolas Béniès
« 1920 ou la scission », Jean-François Claudon, Éditions Matignon.

Lutter contre les inégalités ?

Un essai de Walter Scheidel.

Il est de bon ton de rendre hommage, dans la lutte contre les inégalités, à la civilisation ou le sens de l’histoire suivant les idéologies, lesquelles idéologies sonnent un peu ringardes dans un monde qui ne sait plus la signification du concept de progrès. La confusion est grande entre l’idéologie du progrès, sous la forme actuelle de la nécessité du changement sans contenu et le progrès lui même, la notion de révolution, de changement fondamental.
Au-delà des constructions métaphysiques, les luttes sociales, la guerre expliquent largement les avancées sociales de la fin de la seconde guerre mondiale et la construction de l’État-providence. Allégrement et avec une gourmandise qui fait plaisir à lire, Walter Scheidel, historien et spécialiste de la Rome antique, dans « Une histoire des inégalités », bat en brèche tous ces lieux communs. Continuer la lecture

Roman d’espionnage à la mode soviétique

Le roman d’espionnage soviétique a son grand maître, Julian Semenov (1931-1993), très connu dans l’ex-URSS et quasi-inconnu en Occident.
« La taupe rouge » permet de le découvrir comme son héros récurrent, Maxime Issaiev dit Max von Stierliz, espion au service du KGB. Comme dans les romans de John Le Carré, peu d’actions violentes mais un mélange d’actes quotidiens, d’analyses politiques, d’amitiés et de solitude. Stierliz est infiltré au sein de la Gestapo depuis de nombreuses années pour renseigner la Mère patrie des décisions politiques prises par les nazis et, si possible, de les influencer.
En 1945, la prise de conscience par les dirigeants du parti nazi de la défaite – Hitler est encore persuadé de la victoire – ouvre la porte aux tentatives de collaboration avec les dirigeants américains pour lutter contre la menace soviétique. Semenov, historien et quasi-mémorialistee conte, avec un souci du détail ahurissant, les derniers jours de Goebbels, de Himmler et de beaucoup d’autres sans oublier les menaces qui pèsent sur l’espion en passe d’être démasqué.
Un roman d’espionnage qui mêle tous les espaces, personnels, politiques, sociaux pour emmêler la compréhension du troisième Reich finissant et de la nouvelle période qui s’ouvre. La « guerre froide » est en germe dans la fin de la deuxième guerre mondiale.
A découvrir.
Nicolas Béniès
« La taupe rouge », Julian Semenov, traduit par Monique Slodzian, préface de Zakhar Prilepine, 10/18, collection Grands Détectives.

Analyser le capitalisme

Pour construire un programme de transformation sociale

Le débat dans le mouvement ouvrier, théorique et pratique, semble tari, asséché. La conversion du Parti Socialiste aux dogmes de l’économie néoclassique commencée par François Mitterrand et achevée par François Hollande La traduction se trouvait dans l’adoption d’une politique d’inspiration néo-libérale, avec sa dimension de remise en cause des libertés démocratiques . L’espoir de changement était enterré, la gauche aussi.
Pourtant, les crises systémiques provoquent des mutations profondes des sociétés et des interrogations sur le capitalisme lui-même. Les États-Unis sont devenus le laboratoire des tendances lourdes qui marquent le monde : le populisme de Trump et la renaissance de l’idée socialiste. La campagne à l’intérieur du parti Démocrate l’a bien montrée.
Thomas Picketty a été un des inspirateurs d’une partie des candidates – Elizabeth Warren en particulier – à l’élection présidentielle. Le capitalisme du 21e siècle a été un grand succès de librairie aux États-Unis. Sa méthode d’investigation fait de recensement de données et de corrélations est une modalité des sciences sociales anglo-saxonnes. Le pragmatisme fait souvent office de théorisations.
Capital et idéologie, son dernier livre, se donne pour but d’expliquer les idéologies qui légitiment les inégalités, un système qui provoque crises et « désaffiliation » – un concept qu’il n’utilise pas – pour permettre la croissance des revenus des 1% les plus riches. Dans des interviews diverses dont une à Alter Eco, il avait quasiment repris le cri de Proudhon « La propriété c’est le vol » en proposant un impôt sur le patrimoine et un revenu universel pour lutter contre l’enrichissement des plus riches. Un programme sympathique a priori. Continuer la lecture

Une saga nord américaine du siècle dernier, « Africville » de Jeffrey Colvin

« Africville » c’est le nom d’un ghetto noir près de la ville de Halifax, au Canada. Les Africains déportés sur le sol de l’Amérique du Nord pour les transformer en esclaves – une aberration et une blessure sociale qui n’est pas encore résorbée – pour travailler dans les plantations. Les évasions seront multiples. Vers les tribus amérindiennes ou vers d’autres contrées comme le Canada. Les grandes villes canadiennes, Montréal particulièrement verront grossir une population africaine-américaine fuyant l’enfer des plantations. Continuer la lecture

Le coin du polar historique

Intrigues et complots à la cour d’Edouard IV (1471)

Paul Doherty, une usine à lui seul, a commencé la saga de Margaret Beaufort dans « La reine de l’ombre », une qualification qui la pose comme une prétendante au trône d’Angleterre pour son fils, Henri Tudor, exilé. Pour l’heure, en 1471, ce sont les York qui gouvernent. Ils ont vaincu les Lancastre à la bataille de Tewkesbury qui fut, suivant les chroniqueurs, un bain de sang.
Edouard IV gouverne, se méfiant de ses frères, de Margaret pour conserver son pouvoir. Chaque protagoniste essaie d’étendre son champ d’influence à la fois pour consolider ses revenus et affirmer son autorité, sa place. Les complots pullulent. Pourtant, et Doherty, historien spécialiste de cette période, rend justice à Edouard IV qui a réussi à rendre les rues de Londres plus sures. Il n’empêche, « Le complot des ombres », la suite de cette série, décrit abondamment ce Londres envahi par les malfrats de toute sorte – comme à Paris. Une visite guidée, décrite avec acuité tout autant qu’avec amour pour les populations résidentes. Une leçon d’histoire conduite sous la houlette d’une intrigue qui fait la part belle à la constitution d’une police secrète et d’espions au service du pouvoir.
L’intrigue, intéressante dans ce qu’elle contient de la construction d’un État, sert de fil conducteur. Les mêmes « détectives » se retrouvent pour trouver les clés de mystères qui supposent rationalité et déductions holmesiennes. Pour appréhender la place de l’Église catholique dans cette curieuse période.
Une réussite dans ce mélange de références, du roman policier à la Conan Doyle ou Agatha Christie, reprenant ici le thème du meurtre en « portes fermées », à la mise en perspective historique.
Nicolas Béniès.
« Le complot des ombres », Paul Doherty, traduit par Elisabeth Kern, 10/18