JAZZ & CINEMA

Rencontres de troisième type (plus si affinités…)

D’hier…
Le jazz et le cinéma sont les deux anti-arts majeurs du 20e siècle. Ils ont grandi aux Etats-Unis pour devenir des représentations de l’identité de ce pays, colonie de peuplement qui a toujours eu du mal à oublier les vagues d’immigration successives. Le classement par « races » reste vivant dans ce pays. Il faudrait presque écrire par « communautés ».
Les images du cinéma sont des stéréotypes de la culture américaine. Le cinéma, de ce point de vue, est plus que des images qui bougent. Il recèle en son sein les mythes fondateurs de cette nation. Le cinéma a donné des « visages » aux Américains et il a construit toutes les légendes.
Le jazz, avec sa dimension d’oralité – une partition ne permet pas de se faire une idée juste de la manière de jouer – sert de référence évolutive.
Les rapports entre le jazz et le cinéma ne sont pas un long fleuve tranquille. Ils sont à l’évidence trop proches. Par leur date de naissance mais aussi par les liens qu’ils créent entre œuvre d’art/Culture et marchandise. Ils participent l’un et l’autre directement d’une industrie. Ils sont à la fois création ET marchandise. Ils ont besoin du « retour sur investissement », de la valorisation du capital investi. C’est une grande première dans l’histoire des Arts, tels qu’ils se définissent au moment de la Renaissance. Ils conservent, pour les œuvres d’art, l’aura dont parlait Walter Benjamin. Cette cohabitation n’est pas sans poser des problèmes aux créateurs.
Jazz et cinéma subissent aussi le poids des idées reçues. Le jazz ne pourrait se marier qu’avec les « films noirs » pour parler français, les « séries B » aux Etats-Unis, autrement dit avec cette catégorie de films qui ne sont pas considérés comme des « œuvres », un peu des déchets suivant les modes de pensée de ces années cinquante où la censure est maîtresse des bonnes mœurs. Le jazz, musique de bordel, musique du diable suivant ces « bien-pensants » ne pouvaient illustrer que ces « pulp fictions » cinématographiques.
Cette manière de voir a vécu. Les critiques des années 50 et 60, les futurs cinéastes de la « Nouvelle Vague », ont réhabilité ces films.
Les jazzmen seront sollicités dans ces années 1950 pour donner aux images un sens supplémentaire. Shorty Rogers, trompettiste et arrangeur classé dans la « West Coast », soit du côté de Hollywood, composera même la musique d’un « Tarzan », le « vrai » avec Johnny Weissmuller.
jazz et cinémaLe jazz fait partie du cinéma dans ses premiers temps. Au temps du « muet », « Silent movie » dit-on de l’autre côté de l’Atlantique, les jazzmen accompagnaient l’action, soulignant les situations. « Count » Basie, « Fats » Waller mais aussi Stéphane Grappelli (au piano) ont fait là leurs premières armes s’appropriant un répertoire.
Le cinéma parlant arrive avec un titre prédestiné « Le chanteur de jazz » – « The Jazz Singer » – d’Alan Crosland, sorti en 1927 qui raconte l’accession d’un « Cantor » au statu de vedette de la variété américaine. Al Jolson incarne le rêve américain dans cette bluette qui n’a pas grand chose à voir avec le jazz.
Alain Tercinet, dans ce coffret de 3 CD construits comme trois volumes ayant leur spécificité, « Le jazz à l’écran », passe en revue quelques musiques de jazz et des jazzmen qui se manifestent sur les écrans de 1929 à 1962. Il commence logiquement par « Hallelujah » de King Vidor pour s’arrêter à « The Five Pennies » qui fait se rencontrer Louis Armstrong et Danny Kaye pour un échange assez délirant sur « When The Saints ». Entretemps, il nous aura permis de goûter à Mae West en compagnie de l’orchestre de Duke Ellington – qu’elle a imposé aux producteurs – ou Glenn Miller dans un curieux film, sorti en 1942 (disponible en DVD) « Orchestra Wives » – bizarrement traduit en français par « Ce que femme veut… » alors qu’il s’agit bien des épouses des musiciens de l’orchestre – qui raconte les jalousies de ces femmes obligées de subir le rythme infernal des tournées. Il permet de voir les membres de l’orchestre et de savourer quelques compositions et arrangements qui sortent des succès de l’orchestre. Ceci pour le volume 1. Continuer la lecture

Louis Armstrong volume 13 de l’Intégrale

Louis Armstrong dans la tourmente de 1947.

Un rappel, Louis Armstrong, génie tutélaire du jazz, a fourni à la fois des thèmes de la musique américaine mais a aussi influencé tous les musiciens de jazz. L’écouter est à chaque fois un ravissement. Ce plaisir est redoublé, pour cette « Intégrale Louis Armstrong », par le livret signé par Daniel Nevers. Il donne des indications chronologiques, biographiques et discographiques tout en laissant entrevoir les difficultés d’un historien du jazz qui veut dater le plus exactement possible les performances enregistrées surtout lorsqu’il s’agit d’émissions pour la télévision ou pour la radio. Dater exactement relève de l’impossible et accroît le mystère. Daniel Nevers redouble ainsi la jouissance de l’écoute. Il permet de découvrir ou redécouvrir Louis Armstrong.

C’est sensible dans ce volume 13 qui poursuit la visite de l’année 1947 commencée dans le volume précédent et qui s’arrêtera avec le suivant. Louis – Satchmo pour les intimes que nous sommes -, comme le monde, est à la croisée des chemins. Continuer la lecture

John Coltrane, pour toujours

John Coltrane, génie de la musique.

john coltraneColtrane, un nom d’origine écossaise, résultat de ce brassage obligé entre maîtres et esclaves dans ces Etats-Unis pas encore unifiés, fut le dernier génie d’une musique sans nom, le jazz, qui en compta beaucoup. Le jazz, musique du 20e siècle, a accéléré brutalement toutes les mutations, toutes les transformations à force de révolutions avec comme objectif inavouable de distendre le temps, de le rendre élastique par la grâce du swing. Quelle forme artistique a connu autant de basculements ? Aucune vraisemblablement. L’accélération de l’Histoire n’est pas un vain mot. Ce « court 20e siècle » – pour reprendre notre historien préféré Eric Hobsbawm – a connu, parfois simultanément, des poussées d’espoirs de changement radical et la barbarie. Le jazz a synthétisé ses contradictions dans un changement permanent, au moins jusqu’aux années 1980s, enveloppé dans un rythme étourdissant.
Coltrane, à sa mort le 17 juillet 1967 – le 7 ne l’aimait pas pourrait-on croire -, était devenu, pour son malheur posthume et le nôtre, une icône. La religion, les dogmes, les images pieuses ne sont pas bonnes conseillères en matière de créations et d’imagination.
Il fallait bien lui redonner vie, le rendre à son itinéraire qui fut loin d’être simple et sûrement pas un long fleuve tranquille.
Il était né dans le ghetto de Philadelphie, 40 ans plus tôt, là où rien ne semble possible, où l’avenir est dans le flou, perdu dans des nuages industriels. La crise de 1929 n’allait rien arranger. Continuer la lecture

Du blues, encore du blues.

B.B. King.
BB KingLe plus important des grands bluesmen de l’après seconde guerre mondiale est né à environ 150 km de Memphis sur le Mississippi, le 16 septembre 1925 dans la ferme où ses parents sont métayers. Il se fera appeler BB King.
La crise de 1929 va passer par-là. Les difficultés s’amoncellent, les privations et les vexations sont sans doute son lot quotidien. Le blues est là, qui prend ses aises.
Il sera profondément influencé par Lonnie Johnson, le premier virtuose de la guitare. Alonso gagnera tous les concours et enregistrera à la fin des années 1920 avec Louis Armstrong et Duke Ellington. Il découvrira ensuite Charlie Christian, « l’inventeur » de la guitare électrique et Django Reinhardt. Mais celui qu’on entend le plus dans son jeu dans ses premiers temps – en 1949-1951, influence revendiquée – T. Bone Walker qui marquera de son empreinte indélébile le jazz de l’après seconde guerre mondiale. Continuer la lecture

Un batteur d’entre les batteurs : Roy Haynes

A Roy Haynes avec toute mon admiration.

Roy Owen Haynes est batteur. Une définition de la batterie à lui seul. Du jazz dans ce qu’il possède d’outrances, de capacité à rester le même tout en se transformant. Roy Haynes s’est toujours senti dedans – avec ses groupes, ses employeurs à commencer par Lester Young, Charlie Parker, Sarah Vaughan une sorte de gotha du jazz de l’après seconde guerre mondiale sans oublier Thelonious Monk, Eric Dolphy et John Coltrane – et en dehors, une manière de se voir jouer pour servir la musique. Il aurait pu prendre comme slogan ce que Cortazar fait dire à Johnny Carter, une incarnation de Charlie Parker, « Je l’ai déjà joué demain », ce cauchemar du Bird qui faisait de chaque jour, de chaque rencontre une aventure. De ce point de vue la ressemblance est patente. Ce n’est pas que le Bird comme Roy Haynes n’aient pas de tics – qui n’en a pas ? – mais, à chaque fois, il faut inventer, se faire reconnaître sans se répéter. A chaque fois il s’agit de faire découvrir « l’inquiétante familiarité » – pour citer Freud qui en faisait une des caractéristiques de l’œuvre d’art – du thème. Sonny Rollins, à son tour adoptera cette attitude reprenant quelques vieilles chansons ou des nouvelles pour les faire siennes et interpeller l’auditeur(e) mal à l’aise qui ne sait plus ce qu’il connaît. Continuer la lecture

Pour Max Roach

A Max Roach (10 janvier 1924 – 16 août 2007), architecte hasardeux.

La collection Quintessence, dirigée par Alain Gerber, consacre un coffret de deux CD à Max Roach, batteur inestimable, prince du bebop, oreilles grandes ouvertes à la tradition et à l’innovation, à la construction comme à l’improvisation. Max fut une des incarnations du jazz, avec tous ses oxymores. Continuer la lecture

Une réédition qui s’impose

L’Oiseau en liberté.

Charlie Parker est, peut-être, l’incarnation du génie toute musique confondue. Ses aventures sont semblables à celles de Mandrake. Je ne sais si la génération d’aujourd’hui lit encore ces bandes dessinées mais ce magicien avait le don de se transformer, de se mettre en danger à chaque fois. Jamais le même tout en conservant la même apparence. Parker avait cette volonté. Ne jamais être le même, surtout ne pas se rejouer, susciter l’inattendu, la surprise. Etre là où on ne doit pas se trouver. Se mettre en danger, pour créer la nouveauté. Ne pas respecter la mesure pour mieux la retrouver, lui donner sa visibilité. Surtout ne pas faire semblant. S’impliquer totalement. Au risque de se perdre. De s’envoler vers des contrées dont on ne revient jamais. Longtemps, il a réussi ce tour de force qui nous apparaît, à l’écoute des enregistrements, comme une évidence. Une évidence qu’il a rendue possible. Avant lui, ces paysages n’existaient pas. Il nous les a fait découvrir comme il a permis à d’autres de les fréquenter. C’est vrai qu’ils donnent l’impression d’être usés. Continuer la lecture

Jazz, des coffrets nécessaires.

Deux géants un peu trop ignorés.

Les hasards de l’édition, ou volonté délibérée ?, deux géants du jazz bénéficient d’une édition dans la collection « The quintessence » que dirige Alain Gerber aux éditions Frémeaux et associés. Dans l’imagerie des passionné(e)s de jazz, ils apparaissent comme situés sur des planètes différentes, « Cannonball » Adderley, saxophoniste alto, et Bill Evans, pianiste. L’un et l’autre ont su s’imposer sur la scène du jazz et, à leur manière, ils ont contribué à la révolutionner dans cette fin des années 50. Ils ont été à la fois éclipsés par l’ombre porté du génie hors norme de ce temps, John Coltrane qui les a influencés, tout comme il a subi leur influence. Tous les trois ont fait partie de ce sextet qui marque l’année 1959 via la réalisation de cet album, chef d’œuvre d’entre les chef d’œuvre, « Kind of Blue » – voir « Le souffle bleu » pour plus de détails -, sous la direction de Miles Davis et direction convient bien, même si Bill Evans a beaucoup travaillé les compositions qui, pour certaines d’entre elles, portent son empreinte, en particulier ce « Blue in Green » que Alain Gerber a repris dans ce double album consacré à Bill. Continuer la lecture