Dans les débuts des années 1950 naissait un curieux mélange appelé MJQ, pour Modern Jazz Quartet, sous la direction du pianiste et compositeur John Lewis. Milton Jackson – « Bag’s pour les intimes à cause de ses poches (valises) sous ses yeux -, inventeur du vibraphone bebop, en était l’âme « soul » tandis que Percy Heath, contrebassiste et Kenny Clarke bientôt remplacé par Connie Kay, batteurs, venaient apporter leur mémoire à l’ensemble. Une rencontre de villes aussi. New York pour le pianiste, Detroit pour le vibraphoniste, Pittsburgh pour le batteur Kenny Clarke et Philadelphie pour le bassiste. Ce type de quartet au fil du temps a trouvé d’autres protagonistes. Le dernier en date réunit Giovanni Mirabassi, pianiste et compositeur, Stefon Harris, vibraphoniste, Gianluca Renzi et Lukmil Perez Herrera à la batterie pour cet album Cam Jazz « No Way Out », pas de voie de sortie. Une alliance étonnante entre piano et batterie qui fait penser à celle unissant John Lewis et Milt Jackson. Comme dans l’original, ce MJQ nouveau laisse beaucoup de place au vibraphone qui ne rechigne pas à la prendre et peu à la batterie.
Le tout fonctionne. Sans doute parce que tous les musiciens réunis ici sont de la même génération et ont connu les mêmes choses, qu’ils ont une mémoire commune et une connaissance commune de l’histoire du jazz, malgré leur éloignement géographique. Il faut s’étonner de cette fusion qui ne se refuse rien ni Milt Jackson ni Bobby Hutcherson.
Des compositions intelligentes de Mirabassi qui permettent au vibraphone de prendre son envol et de démontrer qu’il peut créer une atmosphère propice à un voyage immobile. Il faut écouter ce thème, « Palm’air », sorte de duo piano/vibraphone – avec le soutien discret de la basse – pour se rendre compte de la manière dont Stefon Harris habite les compositions de Mirabassi.
Un de ces albums qui, sans révolutionner notre manière d’entendre, sait se rendre indispensable.
Nicolas Béniès.
« « No Way Out », Giovanni Mirabassi, Cam Jazz, distribué par Harmonia Mundi.
1989, l’année de la chute du Mur de Berlin et des débuts de l’unification de l’Allemagne, est aussi l’année de la publication du premier CD de ce groupe « The Silent Jazz Ensemble » construit par deux saxophonistes, Gebhard Ullmann et Helmut Engel-Musehold. Il se vendit relativement bien. Comme le note la feuille de présentation « As a result, the ensemble became one of the most successul German music groups in the marginal genre of jazz. » Après bien des vicissitudes – le succès n’est pas un gage de durer – le groupe renaît de ses cendres. L’oxymore de départ – le silence et le bruit – est toujours présent même si le groupe se réduit désormais à un trio. Le saxophoniste, flûtiste est entouré d’un bassiste italien qui a fait ses classes à Berkeley, Roberto Badoglio et d’un batteur américain éduqué avec le nouveau son de la ville de Detroit, Ray Kaczynski pour une musique qui se réfère souvent à la musique arabo-andalouse mâtinée de Coltrane – difficile qu’il en soit autrement – tout en réussissant, par le biais d’une batterie décidée à ne respecter aucun code, à étonner. Ce « Nightwalker » – marcheur de la nuit – nous embarque dans sa drôle de course. Une manière aussi de s’interroger sur le monde qui se veut le notre.
Nicolas Béniès.
« Nightwalker », The Silent Jazz Ensemble, Double Moon Records, distribué par Socadisc.
Chapeau et chaussures
L’autre créateur du « Silent Jazz Ensemble », Gebhard Ullmann a constitué un orchestre qu’il a appelé « Basement Research » – recherche fondamentale ? – qui fête ses 20 ans. En 1994, le groupe était formé du saxophoniste Ellery Eskelin, du bassiste Drew Gress et du batteur Phil Haynes soit trois États-uniens pour une musique qui lorgnait du côté du free jazz et de la musique contemporaine.
Pour ce nouvel album, « Hat and shoes », Gebhard s’est entouré de deux États-uniens et non des moindres, Gerald Cleaver, batteur de Detroit, un des plus importants d’aujourd’hui et Steve Swell, tromboniste tout terrain – il a joué avec Lionel Hampton et Anthony Braxton, beau palmarès on l’avouera -, d’un bassiste allemand, Pascal Niggenkemper, renommé Outre-Rhin, d’un britannique Julian Argüelles, saxophone baryton connu des deux côtés de la Manche pour faire vivre ses compostions. Une musique dont la structure lorgne du côté des expériences du free jazz pour construire une musique du temps, une musique qui affirme la nécessité de la fraternité dans un monde qui la refuse avec obstination. Il faut entendre ces recherches, dépasser la première écoute qui déstabilise – c’est le but – pour aller vers elle sans a priori. En se souvenant de Adorno qui disait que l’œuvre qui perdure est celle qui est hermétique au premier abord. Il faut faire cette expérience d’essayer de rentrer dans un univers qui ne veut pas oublier les utopies de 1968…
Nicolas Béniès.
« Hat ans shoes », Gebhard Ullmann, Between The Lines, distribué par Socadisc.
Luca Podelmengo a lu la Bible. Il cite en exergue le Livre de Job au début et en fin Nietzsche pour dire que le Bien et le Mal, Dieu et Diable cohabitent pour former un être humain, ni tout à fait bête, ni tout à fait « humain ». Plus encore, « L’homme noir », celui qui gît en chacun de nous quand la colère nous transforme – il écrirait sans doute lorsque le diable prend possession de notre esprit – pour le pire, son thème est celui de la transcendance. La page 4 de couverture, comme souvent, nous induit en erreur – un test pour savoir se livre a été ouvert – en assurant que l’auteur est « un critique acerbe de la société italienne ». Si être un critique c’est de souligner que notre monde est guidé par l’arrivisme, par la volonté de faire de l’argent sans s’interroger sur les moyens, il n’est pas besoin d’écrire un polar ni même de s’arrêter aux frontières de l’Italie. L’originalité est ailleurs, dans l’interrogation du « comment devenir un homme ? » – au sens générique car ce sont souvent les femmes qui donnent des leçons aux « hommes », pusillanimes comme il se doit.
Les personnages secondaires sont souvent des pantins sans caractère. Ils ne sont pas travaillés. Luca Podelmengo s’arrête par contre sur le lieutenant de police, Marco, traumatisé par son père, qui se découvre capable d’être grâce à la mort de sa sœur. Combien faut-il de mort(e)s pour permettre la rédemption, pour se trouver, sortir de sa coquille ? C’est la question, légèrement métaphysique que pose l’auteur.
A l’opposé, Filippo est au bas de l’échelle. Il a une mauvaise opinion de lui-même et la transcendance lui sera étrangère. Il a tué…
Il faut regretter le manque de profondeur psychologique des personnages sauf les deux cités. Le monde ne semble pas réellement exister. Pourtant, l’auteur, au moment même où on se désintéresse des personnages, trouve un moyen de nous raccrocher à l’intrigue.
Nicolas Béniès.
« L’homme noir », Luca Podelmengo, traduit par Patrick Vighetti, Rivages/Noir.
Rétrospectivement, les années 1970 apparaissent comme une fin de révolutions commencées au début du 20e siècle. Les années 1960 avaient marqué la renaissance des utopies inspirées par celles du passé, à commencer par la révolution russe débarrassée du stalinisme. La volonté de construire un monde meilleur s’inscrivait dans ces références. La musique, surtout le jazz et le rock, s’inscrivaient dans ce champ des possibles qui semblait infini. La musique pouvait changer le monde. Le free-jazz exprimait cette perspective. Comme tous les rockers de ce temps. Ornette Coleman, Jimi Hendrix – pour n’en citer que deux – savaient que « Tomorrow is the question », demain est la question, et qu’il fallait construire quelque chose d’autre, « Something Else », pour citer les titres des deux premiers albums de Ornette Coleman qui servent quasiment de devise et qui ont été enregistrés à l’orée de ces années 60. De son côté le « modal » de « Kind of Blue », l’album phare de 1959 construit par Miles Davis et son sextet – Bill Evans et John Coltrane en particulier – servait d’introduction pour le jazz et le rock qui allaient suivre.(Voir « Le souffle bleu », Nicolas Béniès, C&F édition) Continuer la lecture →
En février 1948, 14 ans après sa première venue en France, Louis Armstrong se produit au deuxième festival de jazz avec son « all stars » à Nice. Une manifestation organisée par Hughes Panassié avec le concours de la ville de Nice et La Radio Diffusion Française qui permettra à Paris Inter de faire entendre ces concerts soit en direct soit en différé. Pas toujours bien enregistrés ou conservés, ces concerts restent comme traces d’une libération mais aussi d’une scission qui marquera longtemps ce monde du jazz, celle du Hot Club de France fondé au début des années 1930. Un contexte particulier illustré par ce festival de Nice et par la venue salle Pleyel de « Dizzy » Gillespie et son orchestre les 20, 22 et 29 février de cette même année 1948. La plupart des discographies datent ce concert – et j’ai repris cette date dans « Le souffle de la liberté, 1944 le jazz débarque », C&F éditions – du 28 février, oublieuses de cette année bissextile. La remarque vient de Daniel Nevers dans le livret qui accompagne cette « Intégrale » soulignant au passage que Louis et Teagarden y assistèrent or le 28 ils étaient en concert… Un élément important qui indique que les exclusions ne faisaient partie des travers des musiciens de jazz. Continuer la lecture →
Une nouvelle venue dans nos mondes « noirs » : Emily St. John Mandel
Emily St John Mandel est née au Canada. Pas besoin d’en savoir plus. Est-ce pour cette raison qu’elle donne l’impression de n’être à sa place nulle part ? Peut-être. De New York, son pays semble être simplement une dépendance. La Ville monde sait comme aucune autre engloutir tous les autres territoires qui ne peuvent se comparer à cette pieuvre intelligente – on dit que ces animaux ont plusieurs cerveaux – enserrant toutes les ambitions, toutes les illusions.
Le premier roman que publie cette auteure, « On ne joue pas avec la mort » titre français aussi énigmatique que l’original « The Singer’s gun », est un puzzle qui joue avec toutes identités. Une angoisse moderne que celle de la perte de son nom, de son libre arbitre. Les faussaires sont devenus des voleurs de vie. La justice a du mal à reconnaître ce « crime » aux allures étranges. Elle continue de faire confiance aux anciennes preuves… Continuer la lecture →
Nous nous retrouverons le mardi 24 février avec comme ordre du jour l’actualité avec comme question principale l’avenir de la zone euro et les négociations sur la dette grecque.
Les festivals – « Sons d’hiver » en train de se terminer, « Banlieues Bleues » qui commencera en mars – comme les sorties en CD permettent d’appréhender les tendances en cours. Considérons les pianistes… Malgré les différences de style, Matthew Shipp – né le 7 décembre 1960 à Wilmington dans le Delaware et des études à Boston -, Jacky Terrasson – né le 27 novembre 1965, à Berlin d’une mère américaine et d’un père français, une sorte d’internationale à lui seul – et Manuel Rocheman – né à Paris le 23 juillet 1964 – se retrouve une même volonté : se servir de la mémoire du jazz et des cultures propres à chacun pour créer, pour creuser son chemin dans un monde où l’incertitude domine. Le monde est incertain mais les cultures nouvelles le sont tout autant.. Ne rien oublier tout en bousculant la tradition pour la faire vivre en la conjuguant au présent pour que surgisse un peu d’avenir. Continuer la lecture →
Nous nous retrouverons après les vacances, le mercredi 25 février au Café Mancel, à 18h pour une nouvelle visite à Pittsburgh.
Le premier enfant de cette ville quia profondément marqué l’histoire du jazz est trompettiste et né en 1911, Roy Eldridge. Il influencera durablement tous les trompettistes à commencer par « Dizzy » Gillespie qui reconnaîtra sa dette.
Surnommé « Little Jazz » à la fois à cause de sa petite taille et de sa capacité à incarner le jazz. C’est le trompettiste phare des années 30 et 40. Jusqu’à l’arrivée de Dizzy et des trompettistes bebop.
Quelques éléments de son parcours, en musique
Le 14 mai 1936, sous la direction de Teddy Wilson, pianiste, il enregistre Warmin’ up
Et Blues u=in C sharp minor qui met aussi en valeur le contrebassiste Israel Crosby – qui jouera plus tard avec Ahmad Jamal – et le batteur Sidney Catlett sans oublier Buster Bailey clarinettiste virtuose et « Chu » Berry saxophoniste puissant.
Le 23 janvier 1937, en compagnie de son frère Joe saxophone alto et de « Zutty » Singleton à la batterie, il réalise un tour de force sur Wabash stomp
Le 28 janvier 1937, avec les mêmes cet autre tour de force After you’ve gone
Le 29 janvier 1944, pour un petit label dirigé par Harry Lim « Keynote » (Voir « Le souffle de la liberté » pour plus de renseignements), il enregistre « Saint Louis Blues » avec deux autres trompettistes Joe Thomas et Emmett Berry plus Johnny Guarnieri (p) Israel Crosby et Cozy Cole.
Pour le même label, il rencontre Coleman Hawkins avec Teddy Wilson, Billy Taylor (b) et Cozy Cole, « Bean at the Met » – Bean, haricot, est l’un des surnoms de Coleman Hawkins.
Le 13 octobre 1944, un festival de trompettes Sidney de Paris, Paul Cohen, et de trombones Wilbur de Paris – le frère – Vic Dickenson ((tb), aux saxes le frère de Roy, Joe et à la batterie Cozy Cole, Fisch market
Pour finir (provisoirement) le très freudien « Wrap your troubles in dreams » (enveloppez vos soucis, vos ennuis dans le rêve) et une sorte d’autoportrait « Little Jazz en compagnie d’Oscar Peterson (ici à l’orgue), Barney Kessel (g) Ray Brown (b) et « Buddy » Rick (dr) tous deux enregistrés pour Norman Granz le 13 décembre 1952.
So le temps nous le permet – celui qui passe et qui passe toujours trop vite « le temps d’apprendre à vivre il est déjà trop tard… » – un autre enfant du pays qui fut célèbre et qu’on oublie pour des raisons qui tiennent peut-être à sa célébrité de son vivant, le pianiste Erroll Garner. Quelques échantillons pour montrer sa place :
Le 19 février 1947, il enregistre avec Charlie Parker (Bord) avec « Red » Callender » (b) « Doc » West (dr), « Cool Blues ». Erroll a toujours considéré ces enregistrements comme ses meilleurs…
Le 29 avril 1947, il participe aux jam sessions organisées par Gene Norman, « Just Jazz Concert » où il retrouve Red Callender et rencontre Wardell Gray, saxophoniste ténor qui réalise la fusion des influences de Lester Young et Charlie Parker, Irving Ashby est à la guitare et Jackie Mills à la batterie (dr)
En trio – Red Callender Harold « Doc » West – il enregistre, le 19 février 1947, pour Dial le label créé par Ross Russell, « Trio »
Ce chef d’œuvre « Play, piano play » date du 10 juin 1947 toujours pour Dial
Walter Mosley a quitté Watts, le ghetto noir de Los Angeles, pour aménager à New York. Dans la ville-monde, l’environnement est différent. Harlem a vu sa définition comme ghetto s’évanouir. Aujourd’hui, les rues ont été nettoyées, les immeubles refaits et la police, invisible pourtant, est, aux dires des habitant(e)s, omniprésente. Le quartier est devenu un des plus tranquille de la Ville. Étonnant bouleversement.
Mosley ne pouvait donc mettre son détective privé dans l’ambiance de Harlem. Il fallait le définir autrement que Easy Rawlins – le personnage principal de la saga de Watts de la fin de la seconde guerre aux grands mouvements pour les droits civiques des années 60. Il a donc construit une sorte de clone de Rawlins en plus vieux – il tourne du côté de la cinquantaine même s’il fait de la boxe et ne répugne pas au coup de poing. Leonid T. McGill est son nouveau nom. Un vrai détective privé avec une licence même si son passé – du passé on ne peut faire table rase – de voyou lui donne des remords. Le souvenir qu’il a de son père, un militant communiste parti lorsqu’il était très jeune et la mort de sa mère qui s’en est ensuivi, le poursuit continuellement. Il parle avec ce fantôme qui se singularise dans le contexte actuel fait d’un mélange de libéralisme et de volonté d’être riche – une fin qui justifie tous les moyens, même ceux illégaux – par son désir fou de refaire ce monde. Un fantôme aussi commun de père absent. L’imagination des enfants suppléent à ce manque… Continuer la lecture →