A Pierre Salama, mon ami

Pierre Salama nous a quitté en ce début du mois d’août, deux jours avant son 82éme anniversaire et laisse un grand vide. Ce n’est pas qu’il n’avait pas prévenu. Mais lorsque l’espoir disparaît, il reste l’espérance qui reposait sur une croyance : je le croyais éternel, en l’espèce plus éternel que moi.
Je lui dédie cet article qui porte sur le jazz (et non pas la musique brésilienne) qui veut insister sur la différence entre souvenir et mémoire tout en cherchant à comprendre pourquoi le souvenir peut s’inscrire dans la mémoire collective.
De Pierre, j’ai un tas de souvenirs qui naviguent dans mon cerveau mais pour faire le point sur ses apports il faudra un travail de mémoire…
Nicolas

Au-delà des commémorations du 80e anniversaire du débarquement, le souvenir et la mémoire.
L’exemple du jazz.

Les commémorations donnent lieu à un processus bien connu : se servir du passé pour le décomposer et le recomposer au service du présent pour justifier des politiques. Il faut éviter ces travers pour appréhender, dans l’histoire, la place du souvenir et de la mémoire. Le jazz, musique de la danse, de la libération est aussi musique de la Libération. Dans quasiment tous les pays d’Europe, le jazz est la musique de référence. Continuer la lecture

Jazz, promenade littéraire et musicale avec Duke Ellington

Pour une approche de l’improvisation
Feux et folies du Duke

Alain Pailler réédite en le transformant « Ko-Ko » sous titré « Duke Ellington en son chef-d’œuvre » pour rendre compte du processus créatif qui peut, parfois, échapper à son auteur. Une thématique qui n’est pas propre au jazz mais le jazz, par l’attention au moment, peut réussir une œuvre universelle impossible à refaire.
Difficile à croire mais Duke – Edward Kennedy pour l’état civil, né en 1899 et mort en 1974 – n’a pas eu vraiment conscience, si l’on en croit ses propos réitérés à plusieurs reprises, que la prise éditée en cette année 1940 de « Ko-Ko » était, par le tempo ramassé, l’un de ses chefs-d’œuvre. Alain Pailler retrace la genèse de ce moment-synthèse du style précédent appelé « jungle » pour aller à la découverte d’autres univers. Le « Duke » construit, avec son orchestre, de nouvelles dimensions de la musique noire. Continuer la lecture

Regards sur les États-Unis, autobiographie de Maya Angelou et le reste

Vivre ! Libre !

Maya Angelou, née Marguerite Johnson dans une bourgade du Sud des États-Unis, vit, dans ce troisième tome de son autobiographie romancée – les souvenirs sont un roman -, dans la grande ville de la Côte Ouest San Francisco. Le titre, traduction littérale de l’original, fait défiler le programme de cette jeune femme, mère célibataire, dans le début des années cinquante – elle a moins de trente ans à la fin du périple – « Chanter, swinguer, faire la bringue comme à Noël ». Un un laps de temps raccourci, elle se marie, se sépare d’un conjoint qui veut la confiner au statut de ménagère, devient disquaire, chanteuse, danseuse et, pour finir, est engagée dans l’opéra « Porgy and Bess » pour une tournée mondiale qui l’éloigne de son fils malade de l’absence de sa mère. Elle culpabilise forcément… . Toutes ces aventures, ces rencontres baignent dans Ia tonalité de la jeunesse, bien rendu par la traductrice Sika Fakambi. Continuer la lecture

25 ans après…

Un pianiste de jazz populaire : Michel Petrucciani

Populaire et jazz ce n’est pas un oxymore mais un retour aux sources. Le jazz, « Great Black Music » – a toujours été une musique de danse, virevoltante, à l’affût de corps qui bougent comme des cerveaux, « Body and soul » comme l’affirme un standard. Continuer la lecture

JSP, Quand le printemps est là…

Quand le jazz est là sous les pommiers

Julien Lemière (Atelier du Bourg, Rennes)

Jazz Sous les Pommiers a lieu, comme chaque année, autour du jeudi de l’Ascension. Un jeudi changeant dans ce mois de mai souvent superbe à Coutances (Manche). Cette année l’ascension vers les mondes du jazz se fera début mai. Le festival déroulera ses fastes du 4 au 11 mai.
Un festival avec des à-côtés nécessaires, des spectacles pour le jeune public dont « La sieste musicale » – une invitation au rêve -, aux spectacles de rue, à la scène aux amateurs, gratuits, pour découvrir des groupes, des troupes, des orchestres, des musiciennes et des musiciens en devenir, d’autres restés amateurs. Des surprises de derrière la cathédrale qu’il ne faudrait pas bouder.
Les bénévoles, armature vitale pour le fonctionnement de la semaine, brillent par leur gentillesse et disponibilité. Il faut savoir les remercier, techniciens, chauffeurs, présents dans les salles, toujours de bon conseil, comme le personnel de la Mairie. En ces temps de réduction des crédits à la culture, il faut savoir compter avec le public qui n’a jamais fait défaut. Continuer la lecture

JAZZ, Réunion essentielle

Mémoires vivantes : Adrien Varachaud

On ne peut pas dire que le saxophoniste Adrien Varachaud encombre les bacs des disquaires – ceux qui restent -, un album en leader sorti en 2009 aurait dû faire sensation. « Strange Horn », titre mystérieux de même que le Unity Quintet réuni par ses soins. Une musique centrée sur l’unité des mémoires du jazz. Le second marquera l’année 2024 – Bonne Année ! – au titre peut-être prémonitoire « Time to see the light », temps de voir la lumière. L’invité d’honneur, vocaliste pour cette fois, Archie Shepp, exprime de nouveau la réunion des jazz. Au soprano, Adrien trace, avec son quartet de stars – Kirk Lightsey, au piano, Darryl Hall, à la contrebasse et Don Moye, batterie et percussions – un chemin lumineux. Les braises ne demandent qu’à être rallumées… Les bibliothèques transportées par ces musiciens ne demandent qu’à être consultées pour faire miroiter d’autres trésors, d’autres compréhensions, d’autres ouvertures. Une musique classique qui prend ses origines dans la souffrance, l’angoisse et le bonheur de créer ensemble une musique née pour renverser toutes les montagnes qui séparent les êtres humains.
Adrien joue et se joue de toutes ces références pour construire une route vers la réalisation de ses (nos) rêves, d’une musique universelle. Mis à part Archie Shepp, dépositaire de la majeure partie de l’histoire, de la mémoire du jazz, Don Moye représente l’Art Ensemble of Chicago – leur venue à Paris fut un grand événement dans cet après mai 1968 – et au-delà l’AACM, réunion qui se voulait association pour ouvrir de nouveaux horizons, qui existe toujours, Kirk Lightsey a participé à une multitude de groupes comme Darry Hall pour offrir une synthèse d’une musique qui arrive à se renouveler.
Ne le ratez pas. Ne ratez pas cet album sinon – même si vous ne le saurez jamais – vous le regretteriez.
NB
« Time to See the Light », Adrien Varachaud Quartet, Jazz Family/Socadisc

Idées cadeaux Musique. Le Patrimoine revisité.

Qui se souvient de Christian Chevallier ?
Arrangeur, compositeur, chef d’orchestre. Salué par l’Académie du Jazz le coffret Frémeaux et Associés qui lui est consacré décoiffe. D’abord parce qu’il reprend la musique du film de Melville, « Deux hommes dans Manhattan » – mystique des films noirs, comme ont uniquement en Français -, avec Martial Solal au piano, ensuite parce qu’il présente les orchestres qu’il a dirigés, enfin parce qu’il donne à Christian la place qui est la sienne. Indispensable.
N.B.
« « Deux hommes dans Manhattan », suivi de l’intégrale Christian Chevallier, le prince du jazz français 1955-1962 », coffret de trois CD, livret de Olivier Julien, Frémeaux et associés

Tout le monde connaît Quincy Jones !
Il fallait bien à la fois se souvenir qu’il fut un chef d’orchestre de jazz, arrangeur, compositeur, qu’il étudia avec Nadia Boulanger et forma un orchestre avec Eddie Barclay. Frémeaux propose de reprendre ses premiers albums sous son nom de 1957 à 1962 en 4 CD – soit l’équivalent de 8 albums et quelques reprises de ses années suédoises en 1953 – pour s’alimenter de ce temps où tout semblait possible. Il faut découvrir aussi les musiciens, musiciennes – la tromboniste Melba Liston, la pianiste Patti Bown – qui forment une cohorte joyeuse et soudée.
N.B.
« Intégrale Quincy Jones, 1957-1962, Soul Bossa Nova », coffret de 4 CD, livret de Olivier Julien, Frémeaux et associés.

Revoir l’histoire du blues et du jazz par les femmes

Ma Rainey mère du blues et du jazz

Les femmes, éternelles oubliées de toutes les histoires, pillées au-delà de toutes les raisons, poussent toutes les ombres pour se situer sur le devant de la scène, juste revanche de siècles d’oppressions et de dénis. Soudain le paysage change, prend d’autres dimensions. Il sort du plan et même du 3D pour figurer de nouvelles couleurs. Une partie du patrimoine culturel se redécouvre pour restructurer nos manières de voir et d’entendre. L’époque en manque pas de piquants et d’énormes remises en cause.
« Ma » Rainey a longtemps été occultée dans toutes les histoires du jazz et du blues. Elle n’était belle que sur scène dans son génie de faire vivre le blues, ces morceaux de vie des populations africaines-américaines. Elle a fait partie, au début du 20e siècle, des « vaudevilles », des spectacles itinérants mêlant cirque, spectacles de danses et… le blues qu’elle a propulsé au rang d’art à part entière avant même le grand succès en 1920 rencontré par « Mamie » Smith ou l’arrivée, dans toute sa splendeur de l’impératrice Bessie Smith, une amie proche qu’elle a influencée. Elle a, la première, donné sa chance à Louis Armstrong qui enregistrera aussi avec Bessie Smith comme un jeune homme timide qu’il était alors, deuxième trompette dans les groupes de King Oliver.
Il fallait un livre, en français, pour redonner à « Ma » Rainey – parce qu’il y a un « Pa » Rainey – toute sa place. « Ma Rainey, le blues est une femme » signé Frédéric Adrian, journaliste à « Soul Bag » – une revue essentielle – veut tenir ce rôle. Il prend la suite du film de 2020 « Ma Rainey’s Black Bottom », et avant de Angela Davis qui lui a redonné vie.
Difficile pourtant de retracer une vie constituée pour l’essentiel de tournées dans le Sud sinon pour faire la démonstration essentielle : sa popularité et ses créations de blues devenus grâce à elle, des airs de répertoire. L’auteur la décrit dans ses habits de scène, essayant de cerner via les articles de journaux de l’époque, sa présence, son génie.
Comme toutes les femmes du blues et du jazz qui lui succéderont, elle sera féministe et bisexuelle une solidarité nécessaire dans ce monde d’hommes étalant leurs prérogatives et leur domination.
Il reste des traces de son passage via les enregistrements qu’elle effectuera souvent avec des musiciens de jazz notamment le grand tromboniste, grande voix du blues lui aussi, Charlie Green. Tous ne sont pas de très grande qualité mais ils permettent de pénétrer dans ce monde où règne « Ma » Rainey ouvrant la porte et les fenêtres à des recherches sur l’histoire de ces musiques. Le fantôme de « Ma » Rainey n’a pas fini d’arpenter nos mémoires.
Nicolas Béniès
« Ma Rainey, le blues est une femme », Frédéric Adrian, Éditions Ampelos.

Miki Yamanaka et les mémoires du jazz

Jazz

La plénitude actuelle du jazz

Miki Yamanaka, pianiste, compositrice, chef de groupe a réussi le tour de force de s’inspirer de toutes les mémoires du jazz pour les dépasser et offrir une musique de notre temps sans tomber dans l’anecdote ou la citation gratuite. « Shades of Rainbow », le titre de son album, dit bien le contenu. Les ombres de l’arc-en-ciel dessinent les contours d’une musique capable d’évoquer les musicien.ne.s du jazz sans jamais forcer le trait. Le passé, la tradition est convoquée pour être bousculée, triturée pour la faire entrer dans la modernité, pour faire surgir d’autres dimensions, d’autres structures, pour imaginer d’autres voies, pour s’ouvrir vers d’autres sons.
Elle réussit à provoquer le frisson qui laisse penser qu’il s’agit bien d’entrer dans une autre dimension. C’est rare. Une expérience qu’il faut faire. Son quartet lui offre cette capacité. Mark Turner, aux saxophones, fait la preuve de sa hardiesse en offrant une synthèse allant de Warne Marsh – saxophone ténor de « l’école » Tristano à Albert Ayler en passant bien sur par Coltrane. Comme la pianiste, il sait jouer des ombres, des fantômes qui viennent lui proposer leur concours tout en les dépassant par sa sonorité originale. Tyrone Allen bassiste est le pourvoyeur de la propulsion nécessaire au groupe et Jimmy MacBride, batteur et percussionniste, sait évoquer, lui aussi, toutes les figures de la batterie, attentif aux autres comme capable de tenir sa place d’interlocuteur à part entière pour épouser toutes les nuances de la compositrice.
Le groupe a aussi bénéficié de l’air de New York, de tous les sons que la Ville trimbale dans cette crise qui est la sienne après la pandémie. Une musique en résonance avec notre temps incertain et inédit.
Nicolas Béniès
« Shades of Rainbow », Miki Yamanaka quartet, Cellar Live Records

Peter Brötzmann, musicien de jazz.

Une bibliothèque qui brûle, une génération quitte la scène.

En 2022, comme souvent, le JazzFest Berlin l’accueillait. Il proposait, une fois encore, de créer de nouveaux ponts entre les cultures, entre les traditions. Aux côtés de son ami, Hamid Drake, batteur et percussionniste, il creusait la liturgie Gnaoua livrée par Majid Bekkas, joueur de Guembre, instrument entre le banjo et la guitare. Il mettait en œuvre un « processus d’improvisation » qui respectait l’esprit de la musique et lui permettait de faire la démonstration de sa capacité à faire siens, tout en n’oubliant pas ses propres racines, des environnements différents. Un hymne à une musique universelle, celle qui donne le bonheur parce qu’elle est capable d’intégrer toutes les dimensions des civilisations existantes, rêvées ou à venir.
Cet album ACT est désormais considéré comme une sorte de testament. Un testament qui montre la vigueur créative du saxophoniste, clarinettiste – et adepte du Tàrogato, clarinette hongroise revue et corrigée. « Catching Ghosts » sonne comme un message venu du futur. C’est nous qui sommes désormais obligés d’aller à la chasse aux fantômes pour retrouver un créateur qui a marqué son temps avec son groupe « Die Like A Dog », mourir comme un chien, en lien avec les « mémoires » de Charles Mingus « Beneath the underdog » que Jacques B. Hess avait rendu en « Moins qu’un chien ». Largement insuffisant… Continuer la lecture