John Coltrane, génie de la musique.
Coltrane, un nom d’origine écossaise, résultat de ce brassage obligé entre maîtres et esclaves dans ces Etats-Unis pas encore unifiés, fut le dernier génie d’une musique sans nom, le jazz, qui en compta beaucoup. Le jazz, musique du 20e siècle, a accéléré brutalement toutes les mutations, toutes les transformations à force de révolutions avec comme objectif inavouable de distendre le temps, de le rendre élastique par la grâce du swing. Quelle forme artistique a connu autant de basculements ? Aucune vraisemblablement. L’accélération de l’Histoire n’est pas un vain mot. Ce « court 20e siècle » – pour reprendre notre historien préféré Eric Hobsbawm – a connu, parfois simultanément, des poussées d’espoirs de changement radical et la barbarie. Le jazz a synthétisé ses contradictions dans un changement permanent, au moins jusqu’aux années 1980s, enveloppé dans un rythme étourdissant.
Coltrane, à sa mort le 17 juillet 1967 – le 7 ne l’aimait pas pourrait-on croire -, était devenu, pour son malheur posthume et le nôtre, une icône. La religion, les dogmes, les images pieuses ne sont pas bonnes conseillères en matière de créations et d’imagination.
Il fallait bien lui redonner vie, le rendre à son itinéraire qui fut loin d’être simple et sûrement pas un long fleuve tranquille.
Il était né dans le ghetto de Philadelphie, 40 ans plus tôt, là où rien ne semble possible, où l’avenir est dans le flou, perdu dans des nuages industriels. La crise de 1929 n’allait rien arranger.
Il lui faudra attendre d’avoir quasiment 30 ans pour commencer à voir le ciel. Un âge avancé pour le jazz. Non pas qu’il fut inconnu. Il avait commencé à jouer de l’alto dans des orchestres du côté de Hawaï où il faisait son service militaire et sera engagé par Dizzy Gillespie dans son orchestre puis dans sa petite formation où il passera au ténor. Il sera aussi des orchestres construits par Johnny Hodges dans ces années 1951-55, années pendant lesquelles il a quitté le nid de l’orchestre de Duke Ellington. A chaque fois, il sera prié d’aller voir ailleurs si on peut y dormir à son gré. Il est drogué et alcoolique. Sans doute entend-il des musiques célestes qu’il ne peut reproduire sur son saxophone, impuissance qu’il étire dans le long bâillement de la drogue qui lui donne l’impression d’être un autre. S’accepter est un travail de tous les jours.
Engagé par Miles Davis en 1955, il enregistrera intensément avec le quintet/sextet pour se faire virer – c’est le mot qui convient – par Miles qui ne supporte plus ces présences/absences. Miles ira même jusqu’à le frapper tant sa colère est grande mais aussi sa frustration de sentir un génie prêt à éclore. Monk présent proposera à Coltrane de l’engager. Il lui faudra avant affronter des démons qui ne lâchent pas prise facilement.
Le double album « John Coltrane, New York City 1956-1962 », dans la collection « The Quintessence » dirigée par Alain Gerber, nous le présente d’abord en 1956 avec le quintet de Miles Davis en 1956 pour terminer avec la rencontre avec Duke Ellington en septembre 1962, une sorte de fin de cycle. Il aura rompu, entre ces temps, toutes les amarres. « Giant Steps », devenu le pont-aux-ânes de tous les saxophonistes, marquera sa rupture avec les compositions en accord et « My favorite things » son entrée dans les mondes de la modalité. Il arrivera à former son quartet après bien des péripéties. McCoy Tyner au piano pour l’assise rythmique, Jimmy Garrison à la contrebasse pour le continuum et Elvin Jones pour tout le reste. Un couple s’était formé permettant à chacun de dégager l’étincelle, le « je ne sais quoi », pour citer Vladimir Jankélévitch, qui fait toute la différence.
Il faut refaire ce chemin avec Coltrane pour apercevoir la dimension de son imagination, de sa capacité à construire des mondes. Loin de toute déification pour savourer cet adage du jazz « je t’aime, je te respecte, mais surtout, surtout je ne t’imite pas pour te rendre encore vivant. » Un adage qu’il est bon de rappeler en ces temps de commémoration, d’enfermement dans le passé.
Nicolas Béniès.
« John Coltrane, New York City, 1956-1962 », Livret comme d’habitude à deux voix, Alain Gerber et Alain Tercinet, Collection The Quintessence/Frémeaux et associés.