Évoquer la musique de Bill Evans, est un pari risqué
Diego Imbert et Alain Jean-Marie ne cachent rien de l’enjeu : « The Music of Bill Evans » affiche fièrement le titre de cet album. La faire vivre, se l’approprier sans la copier en lui laissant toutes les notes qui lui conviennent ne tenait pas de l’évidence. Le contrebassiste voulait se confronter à cette musique pour évoquer – une forme d’hommage – l’une de ses influences, Eddie Gomez qui avait enregistré avec Bill Evans deux albums de duo dans les années 1970. Il a fallu convaincre Alain Jean-Marie, le pianiste guadeloupéenne ne se sentait pas de taille à endosser les habits d’une de ses idoles. Continuer la lecture
Archives mensuelles : décembre 2020
Polar anti colonial
Enquête à Calcutta en 1919…
Abir Mukherjee, un auteur aux origines croisées dues à la colonisation britannique de l’Inde, est à la fois Écossais et Indien. Les racines n’expliquent pas tout mais un père indien vivant en Écosse suscite un vent de révolte. La forme du polar est adaptée à l’expression de la colère sociale.
« L’attaque du Calcutta-Darjeeling » relève de l’enquête classique dans un contexte qui ne l’est pas. L’inspecteur Sam Wyndham, ex de Scotland Yard, ex « poilu », débarque, en ce début d’avril 1919, à Calcutta. Comme tous les « revenants » de la Grande Tuerie Mondiale, il est traumatisé. La mort colle à ses rêves, les morts se lèvent, réclament leur dû, les amours perdues s’amoncellent sans compter les blessures du corps guéries à coups de morphine entraînant une accoutumance à l’opium. Un personnage atypique qui fait preuve d’un anti racisme, limité par sa propre éducation, mais qui le détache du groupe dirigeant engoncé dans sa Lex Britannica. La guerre et sa fraternité est passée par-là. Continuer la lecture
Du côté de chez Whirlwind (3)
« Road Tales », les contes de la route, des tournées pour surmonter la fatigue de ce « Live at London Jazz Festival ».
En novembre 2018, Londres se laissait bercer au son de son festival de jazz. Belle époque. Les participant.e.s se laissaient transporter par le quartet de Jeff Williams en tapant des pieds, en bousculant voisins/voisines et en s’embrassant… Une scène d’une rare sauvagerie mesurée à l’aune de la COVID19.
La musique de Jeff Williams, batteur et compositeur, se laisse résumer par le premier et le dernier titre de cet album, « Road Tales », « New and old » et « Double Life ». Le neuf et le vieux est d’abord visible en considérant les membres du quartet. John Arcoleo, saxophone ténor, et Sam Lasserson, contrebasse, font partie de la jeune génération tandis que le batteur lui-même et John O’Callagher, saxophone alto qui dit toute sa dette à Eric Dolphy – qu’il ne faudrait pas oublier – appartiennent à une autre. Les compositions emmêlent allégrement toutes les mémoires. Le jeu du batteur sait évoquer les grands batteurs du jazz tout en dépassant ces grands maîtres du temps. Double vie pour conter la route, les illusions et les désillusions en un album qui résiste à toutes les intempéries et aléas.
Nicolas Béniès
« Live at London Jazz Festival, Road Tales », Jeff Williams, Whirlwind Records.
Une saga nord américaine du siècle dernier, « Africville » de Jeffrey Colvin
« Africville » c’est le nom d’un ghetto noir près de la ville de Halifax, au Canada. Les Africains déportés sur le sol de l’Amérique du Nord pour les transformer en esclaves – une aberration et une blessure sociale qui n’est pas encore résorbée – pour travailler dans les plantations. Les évasions seront multiples. Vers les tribus amérindiennes ou vers d’autres contrées comme le Canada. Les grandes villes canadiennes, Montréal particulièrement verront grossir une population africaine-américaine fuyant l’enfer des plantations. Continuer la lecture
Jazz : Kosmos avec un k comme dans… Trio ?
« Trio Kosmos » interroge : où se trouve-t-il en l’air ou dans l’eau ?
Un trio ? Désormais, la surprise n’est plus de mise. Les trios se succèdent et ne se ressemblent pas. Celui-ci, qui se veut donc « Kosmos » – cosmopolite, lunaire, ailleurs intersidéral -, est composé d’un trompettiste, Antoine Berjeaut, d’un bassiste électrique, Hubert Dupont créateur de ce trio, et d’un batteur excentrique, pour donner un peu de sel à l’ensemble, Steve Argüelles. Les trois kosmosiens utilisent aussi l’électronique (FX) pour construire des paysages oniriques capables de nous faire basculer dans d’autres mondes. Leur Kosmos a des airs de routes maritimes de celles qui s’effacent après le passage des bateaux ou d’immersion dans les profondeurs de notre cœur océanique. Continuer la lecture
Littérature : Poe/Maupassant/James
Filiation
Quel lien entre Edgar Poe, Guy De Maupassant et Henry James ? Des influences diffuses. Poe, par ses récits fantastiques – par le biais de la traduction de Baudelaire qui a trouvé un alter ego – a ouvert la voie à la fois à Maupassant et à James pour se lancer dans des aventures étranges et pas toujours en phase avec leur manière habituelle d’écrire.
« Invisibles visiteurs » réunit les trois auteurs, avec des mises en perspective dues à Noëlle Benhamou, Jean Pavans pour comprendre les filiations. Un plaisir de lecture agrémenté par des illustrations de Pancho (pour Poe et James) et celles, tirées de la publication originelle, de William Julian-Damazy, pour Maupassant. La nouvelle de Poe, « L’homme sans souffle » est un premier essai de se servir du fantastique pour souligner les imbécillités des « bonnes mœurs » de Boston, là où est né l’auteur. Les concepteurs ont eu la bonne idée de faire précéder ce texte par un extrait de la présentation de Baudelaire d’Edgar Allan Poe, un des grands textes du poète. Il donne l’impression manifeste de se projeter dans la vie de Poe. Une empathie perceptible. (Traduction Émile Hennequin) Continuer la lecture
Jazz : carte blanche à Aldo Romano
Renaissance par des rencontres pour Aldo Romano, batteur et compositeur…
« Reborn » – titre de cet album – est issu d’une carte blanche de mai 2019 proposée à Aldo Romano par le club Le Triton, sis de l’autre côté du périphérique, qui, comme tous les endroits « non essentiels », essaie de survivre dans cet après incertain. Aldo a fait un choix pour construire cet album qui fleure bon les différentes strates des constructions de la vie du batteur. Il était logique de commencer par la contrebasse de Henri Texier qui s’emmêle naturellement à la batterie et donne l’impulsion nécessaire à Géraldine Laurent, saxophoniste alto, et à Mauro Negri à la clarinette pour construire des sensations nouvelles. Continuer la lecture
Jazz : du côté de chez Whirlwind (2)
Musique spirituelle
Jazz : partage générationnel suisse
Quand trois Suisses se rencontrent…
Ils se racontent des histoires de fondation, de création et de libération. Humair/Blaser/Kanzig, un trio remarquable, Daniel, batteur inestimable, peintre à toutes les heures, a participé à toutes les grandes aventures récentes du jazz, Samuel, tromboniste, sait se servir de toute l’histoire du jazz pour la faire sienne et Henri, contrebassiste, très demandé sur la scène internationale, maître du temps, capable de répondre à toutes les sollicitations. A eux trois, toutes les générations s’entremêlent. « 1291 », titre de cet album fait référence à la constitution de la Suisse, une sorte d’acte de naissance évidemment très contesté. Ils ont choisi la légende pour construire un répertoire qui laisse rêveurs dans leur capacité à construire une musique-fiction – comme on dirait « science-fiction ». Ils mêlent allégrement, avec un sens de l’ironie bien français pour le coup, des thèmes des premiers disques de jazz comme « Original Dixieland One Step » tiré du premier 78 tours de jazz signé par l’Original Dixieland Jass Band » – en 1917, les producteurs n’ont osé « jazz » -, des compositions traditionnelles et, enfin, des canevas de chacun des membres du trio comme des improvisations signées par le trio. La musique se veut concrète. A l’image du premier disque de jazz, « Livery Stable Blues », ils évoquent les prés suisses, les animaux des fermes, la nature, l’ouverture vers l’ailleurs.
Un album libéré qui fait sourire tout en ouvrant grandes les vannes des influences, des réminiscences et, last but not least, de prendre plaisir à cette musique actuelle comme sait l’être le jazz, rencontres de mémoires. Le passé comme ouverture vers l’avenir, l’espoir.
Nicolas Béniès
« 1291 », Humair/Blaser/Kanzig, Out Note/Out There
Le coin du polar historique
Intrigues et complots à la cour d’Edouard IV (1471)
Paul Doherty, une usine à lui seul, a commencé la saga de Margaret Beaufort dans « La reine de l’ombre », une qualification qui la pose comme une prétendante au trône d’Angleterre pour son fils, Henri Tudor, exilé. Pour l’heure, en 1471, ce sont les York qui gouvernent. Ils ont vaincu les Lancastre à la bataille de Tewkesbury qui fut, suivant les chroniqueurs, un bain de sang.
Edouard IV gouverne, se méfiant de ses frères, de Margaret pour conserver son pouvoir. Chaque protagoniste essaie d’étendre son champ d’influence à la fois pour consolider ses revenus et affirmer son autorité, sa place. Les complots pullulent. Pourtant, et Doherty, historien spécialiste de cette période, rend justice à Edouard IV qui a réussi à rendre les rues de Londres plus sures. Il n’empêche, « Le complot des ombres », la suite de cette série, décrit abondamment ce Londres envahi par les malfrats de toute sorte – comme à Paris. Une visite guidée, décrite avec acuité tout autant qu’avec amour pour les populations résidentes. Une leçon d’histoire conduite sous la houlette d’une intrigue qui fait la part belle à la constitution d’une police secrète et d’espions au service du pouvoir.
L’intrigue, intéressante dans ce qu’elle contient de la construction d’un État, sert de fil conducteur. Les mêmes « détectives » se retrouvent pour trouver les clés de mystères qui supposent rationalité et déductions holmesiennes. Pour appréhender la place de l’Église catholique dans cette curieuse période.
Une réussite dans ce mélange de références, du roman policier à la Conan Doyle ou Agatha Christie, reprenant ici le thème du meurtre en « portes fermées », à la mise en perspective historique.
Nicolas Béniès.
« Le complot des ombres », Paul Doherty, traduit par Elisabeth Kern, 10/18