Génie européen du jazz, un Manouche, Django Reinhardt.
Les racistes de tout poil en sont pour leur frais. Le seul génie européen du jazz porte le nom, pour l’éternité, de « Django » Reinhardt. , musicien accompli, pétri de toutes ces musiques, de toutes ses traditions qu’il a su s’approprier et dépasser pour créer une forme musicale encore actuelle, « le jazz manouche », qu’il faut appeler la « Django’s music », la musique de Django. Une des vies posthumes de Django se trouve là.1Né en Belgique, à Liberchies (prés de Charleroi) par hasard par une froide journée neigeuse, Jean – prénom de l’état civil et non pas Baptiste – Reinhardt voit le jour le 10 janvier 1910. Il est surnommé, comme c’est la coutume chez les Manouches, des Tsiganes venus d’Europe centrale au 19e siècle, « Django », « J’éveille ».
Trente ans après sa rencontre, en 1931, avec le guitariste – sans guitare à ce moment là -, Émile Savitry, peintre puis photographe ami des frères Prévert, écrira à son ami, fantôme vivant : « Lorsque ta mère te donne ce nom : Django c’est pour elle comme le fragment syncopé d’un air tsigane. Nul qui l’a entendu ne peut l’oublier. »2
La postérité n’a pas retenu grand chose de son enfance et de sa jeunesse. Patrick Williams, anthropologue, en donnera une explication : les Tsiganes laissent les morts tranquilles sinon ils pourraient se venger. Il fallait une BD pour pallier au manque d’information. « Django Main de feu », un titre bien trouvé, le fait avec érudition et enthousiasme. Les auteurs, Efa et Rubio, décrivent un enfant buté qui veut – et il l’aura – un banjo pour jouer dans les orchestres musette à la mode dans ces années d’après guerre mondiale. Très vite, il est reconnu comme un virtuose de l’instrument qu’il ne quitte jamais.
Les accordéonistes, dont font partie Tony Murena, un précurseur, et Gus Viseur, subissent l’influence du jazz. « Les années folles » sont des années de libération et d’abord du corps des femmes, de création et du jazz qui envahit, de toutes les façons possibles, les sphères de la société et de la marchandise. En ces années tout est jazz, de la musique jusqu’au réveil matin. Le terme est aussi synonyme de « garçonne », de « flappers » qui se manifestent contre tous les us et coutumes du siècle précédent. Un mouvement de fond qui s’oppose et détruit les façades bien pensantes. Tellement que le jazz sera considéré comme la musique du diable qui détourne les chères têtes blondes de leur avenir programmé.
De ce Django banjoïste, il ne reste pas beaucoup de traces enregistrées et certaines sont sujettes à caution. Dans le peu entendu,3 il fait preuve d’une autorité assez exceptionnelle. Il donne l’impression que rien ne peut l’arrêter.
L’avenir de Django semble assuré. Sa notoriété s’amplifie. Il est sollicité de tous les côtés. Il en jouit. Il n’a jamais fait preuve de modestie, fausse ou vraie. Il sait qu’il est doué et brille dans le firmament des étoiles de l’époque. Même Jack Hylton, le chef d’orchestre britannique qui connaît un immense succès à Londres et à Paris, veut l’engager fin octobre 1928 pour la constitution de son nouvel orchestre. Il va devenir riche !(4)
Dans la nuit du 26 octobre 1928, sa roulotte est en feu. Main gauche, dos et jambe gauche brûlées. Fin du rêve, débuts du calvaire. Les opérations se succèdent. Par une volonté farouche, marquée par le désir envahissant de faire de la musique, de rejouer, de créer, il remarchera. Sa main gauche ne lui laissera que la disposition de deux doigts. Les dessins dans la BD précitée, montrent bien la forme de cette main handicapée. Il abandonnera le banjo pour la guitare. En force, il dominera l’instrument et deviendra un virtuose, les deux doigts glissant sur le manche.
Il lui faudra d’autres découvertes pour apercevoir le ciel. A Toulon, « encore intact », écrit en novembre 1961, le peintre/photographe Savitry dans la lettre précitée, il rencontre Django pour la première fois. Il lui cède sa guitare dont il joue à l’occasion. Surtout, il lui fait entendre « pour la première fois Duke Ellington et Armstrong » qui font pleurer Django. Louis Armstrong n’est pas très connu des amateurs français. Ses disques n’arrivent pas en France, en Europe.
Savitry est tombé dans le jazz comme Cocteau ou les surréalistes – à part Breton -, Darius Milhaud, Blaise Cendrars ou Prévert. Il voyage fréquemment aux États-Unis, à New York en particulier d’où il a ramené ces trésors. L’influence de Louis Armstrong, génie tutélaire du jazz, laissera des traces profondes dans l’art du Manouche. Django, c’est le propre du génie, transcendera tous ces affluents, le musette comme l’art du banjo et le jazz pour créer une nouvelle route qui existe encore.
Louis Armstrong est le paysage commun de tous les musicien.ne.s de jazz de l’époque. Aucun.e ne résiste à ce souffle puissant qui devient une référence commune unifiant le jazz.
Django était prêt. Il lui manquait encore un « je ne sais quoi » (Jankélévitch), un musicien talentueux capable de le comprendre et l’expliquer en lui donnant la réplique. Un compagnon. Le couple permet l’accomplissement du génie. Le compagnon est là, en quelque sorte, pour accoucher le génie. Il est l’étincelle qui met le feu à la plaine.
Stéphane Grappelli est celui-là. Autant Django est excessif en tout, son habillement, sa manière de se comporter,5 autant Stéphane est pondéré, soucieux d’être à l’heure. Il fallait Stéphane, violoniste swinguant et aérien qui avait appris le violon en autodidacte, Il trouvera, pour manger, un emploi de pianiste d’accompagnement du cinéma muet.6
Lui aussi entendra du jazz via les 78 tours. Le disque est un vecteur essentiel pour cette musique. Bix Beiderbecke, cornettiste qui a créé l’art de la ballade avec son ami Frank Trumbauer et surtout le duo constitué par le guitariste Eddie Lang et le violoniste Joe Venuti seront ses influences les plus marquantes, deux italo-américains. Nous sommes en 1925. Ces musiciens font partie de l’orchestre de Paul Whiteman, qualifié de « Roi du jazz » par les gazettes, orchestre le plus connu dans ces années là. Jusque la crise de 1929.
Le couple allait se former dans ce début des années 30 et ne plus se quitter. Dans ces mêmes années se constitue une association des « amis du jazz », le Hot Club de France, avec la volonté de mener campagne pour le jazz, le vrai bien entendu. Hugues Panassié, président, et Charles Delaunay, secrétaire, tombés sous le charme de Django et du groupe qu’il a formé décident de l’appeler Le Quintet du Hot Club de France. Un quintet à cordes, sans batterie ni piano. Une nouveauté. Qui allait faire florès dans le monde entier, y compris aux États-Unis.
1937, pour le jazz en France, une grande année. L’Exposition universelle oppose deux grandes constructions, celle de l’Allemagne nazie face au pavillon de l’URSS et le gouvernement américain de Roosevelt a la bonne idée d’envoyer ses jazzmen. Panassié et Delaunay décident de profiter de cette venue pour créer à la fois un label, « Swing » uniquement dédié au jazz et une revue, « Jazz Hot ». Django rencontre tous les jazzmen de passage , de Coleman Hawkins à Dickie Wells. Sur ce label, le quintet enregistre ses « classiques », bases du « jazz manouche.
La séparation aura lieu par hasard lors de leur deuxième tournée en Grande Bretagne par la déclaration de guerre. Stéphane restera en Grande Bretagne, à Londres sous les bombes, involontairement. Fin de partie.
Pendant la période de l’Occupation, le jazz rassemble des foules importantes. Delaunay s’en aperçoit et organise des concerts en faisant renaître le label « Swing ». Le jazz en France s’émancipe, coupé qu’il est du père américain. Pour Django, des années de création ininterrompue, transcendant une fois de plus ses influences. Années foisonnantes, des compositions un peu oubliées, loin du « jazz manouche ». dans un climat de terreur comme le raconte Étienne Comar dans son film, « Django », 2017. Il évoque la popularité du guitariste mais insiste surtout sur le génocide des Tsiganes, trop souvent oublié de nos histoires. Django a été arrêté et à failli être déporté. Il a été sauvé par un officier allemand, Dietrich Schulz-Köhn, fondateur du premier club de jazz en Allemagne et ami de Charles Delaunay. Ce serait lui le fameux « Docteur Jazz » dont parle Reda Kateb, qui interprète le rôle de Django, dans le film.
A la Libération, « fête folle », les musiciens américains qui arrivent avec les troupes n’ont qu’une seule question : « Où est Django ? » pour jouer avec lui. Il a la grosse tête et a tendance à se croire le roi du monde. Avec quelques raisons. Il influence tous les guitaristes be-bop et au-delà.
Il sera bousculé par le be-bop qui arrête net toutes les tentatives du jazz « français » que la guerre avait fait naître. Il faut tout re-commencer.
Django connaîtra une éclipse après avoir retrouvé Stéphane pour une Marseillaise – intitulée « Echoes of France » – refusant, malgré les pressions de Delaunay, de reconstituer le quintet.Il était prêt pour d’autres aventures.
Il lui faudra attendre. Il se fait peintre.7 Et pas du dimanche. Il pêche à la mouche. Enregistre un peu pour Blue Star, le label de Eddie Barclay et revient en force, à la guitare électrique, avec des jeunes musiciens dont Martial Solal. En 1953, il enregistrera un dernier chef d’œuvre qui laisse rêveur, « Deccaphonie », fondation d’une nouvelle ère si la mort ne l’avait fauchée à 43 ans, cette même année.
Nicolas Béniès
Cet article est dédié à Patrick Williams, auteur d’un « Django » d’anthologie, Éditions Parenthèses, collection Eupalinos, Marseille, 1998. Il nous a quitté, à 73 ans, le 15 janvier 2021.
La bande dessinée : « Django Main de feu », Efa/Rubio, Aire Libre, Paris, 2020. Préface de Tomas Dutronc qui fait partie des enfants de Django. (Recension sur le site)
« Django Reinhardt, Rythmes futurs », Alain Antonietto, François Billard, Fayard, Paris, 2004
« Django Reinhardt, Swing de Paris », sous la direction de Vincent Bessières, texte de Michael Dregni traduit par Joël Surleau, Textuel/Cité de la Musique
Discographie :
Les 20 coffrets de deux CD, présentés par Daniel Nevers, « L’Intégrale Django Reinhardt, Frémeaux et associés.
DVD : Un coffret de quatre DVD, « Django Reinhardt, gentleman manouche » dont le film de Paul Paviot, une préface de Jean Cocteau qui a dessiné le guitariste, suivi de « Les enfants de Django », un inédit avec George Benson et un concert des frères Rosenberg, qui font partie de la famille élargie de Django.
Filiations
Django est le père ou le grand-père de générations de guitaristes de par le monde via des « Quintet du Hot Club » dans tous les pays d’Europe, notamment en Norvège et en Suède qui se réunissent une fois l’an, sauf en 2020, aux États-Unis. En France, Romane, réédité presque intégralement par Frémeaux et associés, sans être Manouche est l’un des enfants doués, La famille Schmidt, Tchavolo en particulier virtuose qui joue plus vite que son ombre, Birelli Lagrène qui fait un retour dans ce style, Boulou et Elios Ferré – fils et neveux de cette famille qui a beaucoup servi les accordéonistes – ont trouvé un style particulier, ouvert aux influences du temps et je fais une place particulière à Moreno pour sa capacité d’enthousiasme et de joie de jouer. Que tous ceux et toutes celles que je ne cite pas me pardonnent.
Le guitariste indien, Rez Abbasi, a voulu lui aussi, à sa manière, rendre hommage à Django, « Django-shift » (Whirlwind Records)
Notes
(1) Pour reprendre le titre d’un ouvrage de Patrick Williams, ethnologue, spécialiste des Tsiganes et du jazz, « Les quatre vies posthumes de Django, Éditions Parenthèses, Marseille.
(2) Lettre reproduite dans « Django Reinhardt, Swing de Paris », sous la direction de Vincent Bessières, texte de Michael Dregni traduit par Joël Surleau, Textuel/Cité de la Musique, Paris, 2012. Un ouvrage richement illustré. Le texte de Michael Dregni, « Django, the Life and Music of a Gypsy Legend » a été publié aux éditions Oxford, New York, 2004.
(3) Voir le volume 1 de l’intégrale de 20 coffrets de deux CD publiée par Frémeaux et associés, livret de Daniel Nevers, indispensable. On y retrouvera les noms des accordéonistes que je ne cite pas.
(4) Sur le contexte de ces années, voir mon livre « Le souffle de la révolte », C&F éditions
(5) Charles Delaunay raconte les tenues vestimentaires de Django. Sans en rajouter, Alain Antonietto – un des fondateurs de la Revue Études Tsiganes – et François Billard, dans « Django Reinhardt, Rythmes futurs », Fayard, Paris, 2004, le mentionne en notant que l’ignorance des codes anciens libèrent pour forger ceux du futur. « Rythmes futurs » est l’une des grandes compositions de Django en 1941.
(6) Voir son portrait pp 88 et ss, opus cité
(7) La revue « Études Tsiganes » publiera quelques reproductions dans son numéro 3-4 de 1989 intitulé sobrement Django. Aujourd’hui toutes ces toiles sont dispersées dans la grande famille.