Une France qui devient trop proche tout en restant lointaine…

Garder la mémoire !

Deux récits, parus tous deux en 1945, viennent porter témoignage de la période de l’Occupation et plus encore de la nature fasciste du Régime de Vichy. Pour faire l’Histoire de cette période, il a fallu attendre les historiens américains, Paxton en particulier. Depuis les vannes se sont ouvertes. Mais la mémoire de ce temps à tendance à s’évanouir. Pourtant, cette entrée est nécessaire même si elle laisse la place à l’émotion et à la révolte.
Philippe Soupault dans « Le temps des assassins » raconte non seulement son expérience de la prison – il a été incarcéré 6 mois en 1942 lorsqu’il était en poste à Tunis – mais aussi le contexte, Philippe Soupault le temps des assassinsl’environnement tout autant qu’un régime marqué par la corruption et la spoliation des Juifs en pratiquant la stratégie de la terreur.
Il décrit la réalité de l’emprisonnement, des bruits continuels de la prison, de la coupure avec le monde, l’angoisse et, par la grâce de l’écriture, dépasse son propre cas pour comprendre les sensations, les émotions de tout être humain privé de la liberté d’aller et de venir. C’est aussi un plaidoyer pour les libertés démocratiques.
Dans sa préface, il explique les raisons pour lesquelles il a voulu publier cette expérience malgré tout ce qu’il savait des camps de concentration, des crimes commis par les nazis et ce « Régime de Vichy » qui a voulu faire croire qu’il résistait à Hitler. Cette fable prenait l’eau de toute part, déjà, dans ce récit.
Françoise Frenkel Rien où poser sa têteAutant l’écriture de Soupault se veut froide, type procès verbal, autant Françoise Frenkel utilise tout le registre des émotions. Elle avait créé à Berlin, la première librairie française qu’elle tient, avec son mari absent du récit, jusqu’en 1939. Elle est Juive et tout est dit pour expliquer son départ de ce Berlin qu’elle aimait. Elle pensait, à mauvaise raison, que la France l’accueillerait à bras ouverts. Le temps de faire des démarches pénibles, la guerre fut perdue par les Français. Fuir de nouveau. Trouver des refuges, faire l’objet de dénonciations, Fuir encore pour tenter de gagner la Suisse. Arrêtée à Annecy, libérée on ne sait comment, elle arrivera tout de même à Genève. Elle publie en français « Rien où poser sa tête », itinéraire d’une femme dans la France de Vichy. D’une seule traite pour laisser pénétrer en vous cette énergie vitale qui parcourt tout ce récit d’une grande force et d’une liberté de forme pour répondre au fond? Un hymne à la liberté et à la littérature. Une belle leçon aussi de fraternité.
Nicolas Béniès.
« Le temps des assassins », Philippe Soupault, L’imaginaire/Gallimard, 467 p., 14,50 euros ; « Rien où poser sa tête », Françoise Frenkel, préface de Patrick Modiano qui joue avec ses souvenirs tout en apportant quelques éclairages sur la suite de la vie de l’auteure, L’arbalète/Gallimard, 289 p., 16,90 euros

Le temps de lire, la sélection livres de Nicolas BENIES

Un polar israélien.

une proie trop facileLa littérature israélienne forcément contestataire des pouvoirs, surtout ceux de « Bibi », le premier ministre de droite qui est obnubilé par la guerre pour faire passer sa politique antisociale. Lui aussi a déclaré la guerre et d’abord aux Palestiniens pour leur refuser leurs droits… Le « terrorisme » – un terme à la mode qui permet de couvrir toutes les atteintes aux droits démocratiques – sert de paravent.
Yishaï Sarid s’est fait connaître en France grâce à ce merveilleux roman « Le poète de Gaza » (Actes Noirs) paru en français en 2011. Actes Sud récidive, toujours dans sa collection Actes Noirs, en publiant son premier roman, « Une proie trop facile » qui joue sur les apparences pour décrire un Israël de l’an 2000. Les références datent un peu mais l’écriture recouvre le tout. Une écriture simple, descriptive qui cache l’essentiel, les non-dits sur les quels repose cette société israélienne enfermée dans la guerre qui arrive mal à cacher ses divisions.
« Moi, je milite pour une cuisine simple » fait-il dire à un des personnages. Une cuisine simple est difficile. Il faut choisir avec soin les ingrédients sinon elle est banale et c’est raté. Une bonne définition de cette écriture. Simple et peu banale.
« Une proie trop facile », Yishaï Sarid, Actes Noirs/Actes Sud, 341 p., 22,50 euros Continuer la lecture

Le temps d’écouter, la sélection de CD de jazz de Nicolas Béniès

Vagabondages entre passé et présent

La collection des grands concerts parisiens
fa5619propose d’entendre Count Basie pour des concerts enregistrés à l’Olympia en 1957, au Palais de Chaillot en 1960 – il faut lire la rescription de l’arrivée massive de ces êtres dégénérés, en habits impossibles à décrire, se vautrant sur les fauteuils devant le regard effaré des ouvreuses habituées aux habits de soirée que fait Julio Cortazar dans les Cronopes et les Fameux – et encore à l’Olympia en 1962 dans le cadre des émissions d’Europe 1 « Pour ceux qui aiment le jazz » de Franck Ténot et Daniel Filipacchi. Des ambiances souvent survoltées, une communion entre l’orchestre et les publics, une musique toujours jeune. Michel Brillié – co-dirigeant de cette collection avec Gilles Pétard – s’essaie à tracer un portrait de Basie trop flou, trop imprécis. Il ressort de ce texte un enthousiasme pour l’art du chef d’orchestre et pianiste, maître du tempo, qui fait plaisir à lire sans que les informations réunies ici soient suffisantes.
« Basie Count 1957 – 1962, live in Paris, La collection des grands concerts parisiens », coffret de deux CD, Frémeaux et associés. Continuer la lecture

Enfance(s) du jazz ? Enfants du jazz ?

Renouveler l’art de la comptine.

Tout le monde, les parents surtout, connaît son lot de chansons pour les enfants. Ces comptines permettent à la fois des références communes à des générations et construire un imaginaire spécifique à chacune d’entre elles. Les paroles sont souvent à double sens. Elles dissimulent la grivoiserie sous des paroles apparemment innocentes et des rendez-vous où les enfants ne sont pas invités.
Le stock a évolué au cours du temps. Les flux sont rares. « Nanan » – titre qui vient de l’expression « c’est du nanan » -, un livre-disque voudrait changer la donne pour introduire les enfants au jazz, plus exactement aux rythmes des jazz.
nananLydie Dupuy, batteure, a composé la musique et mis des paroles sur ces airs qui fleurent bon la musique du temps présent. Elle n’a pas voulu faire dans le « simple » pour permettre l’entrée dans un autre monde, un monde complexe. En contre partie les paroles sont, elles, simples et permettent l’échange entre parents et enfants ou entre les enfants. Le simple et le complexe font bon ménage pour que les oreilles et le cerveau s’habituent à ces musiques.
Le livre a l’intérêt de guider l’écoute. Les illustrations de Perrine Arnaud parlent de la manière dont les enfants vivent des situations traumatisantes, comme l’arrivée d’un petit frère ou d’une petite sœur pour que les paroles s’appuient sur l’image. Continuer la lecture

Un monde absurde

Les inégalités comme révélateur d’un monde sans avenir.

A juste raison, Bertrand Badie note dans son introduction à « L’État du monde 2016 », « Un monde d’inégalités », que « les inégalités ont du mal à s’imposer comme thème d’étude et comme objet d’action publique ». Il faut y apporter un bémol. Pour l’action des États, c’est une évidence. Les riches deviennent de plus riches et le nombre de pauvres augmente en même temps que la pauvreté s’approfondit dans l’ensemble des pays capitalistes développés; La protections sociale, en ce qui concerne la France, est de moins en moins à même d’amortir ces inégalités de revenu. Pour le thème d’étude, mis à part Piketty, les rapports de l’OFCE, « L’économie française 2016 » et celui du CEPII, « L’économie mondiale 2016 » font la part belle à la prise en compte de cette réalité. Continuer la lecture

Mahmoud Darwich vivant

Rencontre d’outre tombe

Mamoud DarwichIvana Marchalian, journaliste libanaise, avait interrogé, à Paris, en 1991, Mahmoud Darwich, poète palestinien dont l’œuvre est considérée comme le lieu de l’État palestinien. Un poète secret qui sait parler de l’oppression comme de la mort et de ce conflit dont personne ne connaît l’issue entre Palestiniens et Israéliens. Darwich avait écrit un texte de sa main pour tenter de répondre aux questions, en fait pour situer son œuvre, son combat. Une sorte de credo que devient « Je soussigné Mahmoud Darwich ». Ce document qui est livré après la disparition physique de Darwich, donne quelques clés du monde de l’écrivain, du poète incarnation d’un État palestinien dont sion œuvre jette les bases potentielles et utopiques, un État comme en rêve tous les tenants de la démocratie, sans armée et sans police.
Inestimable témoignage qui nous rend Darwich à la fois proche et plus humain bien que cultivant une certaine distance. Il ne livre quasiment rien de sa vie privée mais parle de son travail, de ses influences, de ses doutes aussi sans trop y insister même si Ivana est un peu trop aux pieds du maître… Elle sait aussi décrire l’appartement et le quartier de Paris qu’elle traverse avec Darwich.
N.B.
« Je soussigné Mahmoud Darwich », Ivana Marchalian, traduit par Hana Jaber, Actes Sud/L’Orient des livres.

La Bourgogne, terre d’accueil du jazz

Pas que le vin…

La Bourgogne est connue pour ses vins et sa gastronomie. On ne penserait, dans un premier temps, au jazz. Ce serait une erreur. Elle commence à être réparée par la publication de ce beau livre, « Bourgogne, une terre de jazz » qui associe différent(e)s collaborateur(e)s, musiciens, critiques pour dresser un portrait aux couleurs bleues de cette musique-art-de-vivre sur fond de vignobles. Il prend la suite d’un ouvrage précédent aux mêmes éditions de Michel Puhl, « Au fil du jazz Bourgogne 1945/1980 » qui permettent de décrire les conditions des musicien(ne)s de jazz, leur développement et le type de jazz qu’ils et elles jouent comme la politique culturelle des collectivités territoriales, en particulier la Région. Richement illustré, il donne à la fois des informations et des expériences qui peuvent servir pour les autres Régions.
N.B.
« Bourgogne, une terre de JAZZ, 1980/2010 », préface de Roger Fontanel, directeur du Centre régional du jazz en Bourgogne, Centre co-éditeur avec Le Murmure.

L’Algérie comme seul sujet de Boualem Sansal

Un iconoclaste

2084, La fin du mondeBoualem Sansal est un amoureux déçu, transi et encore saisi par la passion. L’objet et sujet de son amour, sa terre natale, l’Algérie et plus encore Alger la blanche. Il en veut à tous les gouvernements qui ont voulu imposer une religion d’État, une langue, l’Arabe littéraire loin de la langue vernaculaire et l’enseignement de l’Islam à l’École. Son dernier roman, déjà un succès de librairie, « 2084, la fin du monde », se situe dans un pays, l’Abistan, dominé par la peur de Dieu, le respect des dogmes religieux décrétés par on ne sait qui mais pour le profit des dirigeants et la répression. Un régime dictatorial aux couleurs religieuses, nouvelle manière de justifier la politique. Il est facile, au vu des attentats sanglants à Paris, de penser à Daesh. Sansal veut plutôt décrire, comme pour ses romans précédents à commencer par le superbe « Le serment des barbares » écrit juste après la guerre civile commencée dans les années 1990 et, apparemment, achevée en 1999, la société algérienne. Son ire n’est pas seulement dirigée contre les « islamistes mais aussi contre le gouvernement algérien. Il dénonce ainsi le passage à l’économie de marché en 1994… Pourtant, il donne en même temps – et peut-être sans le vouloir – quelques clés de compréhension de cette secte et de son pouvoir de convaincre. A l’instar du fascisme, Daesh pose comme supérieure toute personne qui adhère à son idéologie lui donnant la possibilité de tuer des ennemis, ceux résidant sur un sol étranger. Les femmes sont, évidemment, les grandes exclues.
Boualem Sansal, RomansLes aspirations démocratiques sont un facteur de déstabilisation du système de cet Abistan. Et c’est la fin du monde… Son « 2084 » est, évidemment, inspiré par le « 1984 » de George Orwell tout en se situant dans la continuation des œuvres antérieures de cet ex-ingénieur et fonctionnaire rejeté par les fanatiques religieux, le pouvoir et même ceux et celles qui partagent quelques-unes de ses convictions laïques. Lire ou relire ses romans dans la continuité chronologique est devenu possible par la publication d’une somme « Romans 1999-2011 » permettant une vision de l’histoire récente de l’Algérie. Elle permettra aussi de comprendre pourquoi l’Algérie est à la fois sa hantise et sa raison de vivre.
Nicolas Béniès
« 2084, la fin du monde », Boualem Sansal, Gallimard et « Romans 1999-2011 », présenté par Jean-Marie Laclavetine, précédé d’une « Vie et Œuvres », Quarto/Gallimard ; « 1984 », George Orwell, Folio Plus avec un dossier par Olivier Rocheteau.

Appréhender le jazz ? Est-ce possible ?

Une vague moderne et solidaire pour la créativité individuelle.

Il est des anniversaires qu’il faut savoir fêter surtout lorsqu’il s’agit d’un jubilé. L’AACM, Association for the Advancement of Creative Musicians, est née à Chicago en 1965 sous la férule du pianiste Muhal Richard Abrams qui avait, déjà, une carrière derrière lui. 1965, il faut s’en souvenir, c’est aussi une sorte d’apogée du « Black Power » via toutes les associations et organisations qui gravitaient autour de cette revendication, en particulier Malcom X et les « Black Panthers ». La répression, l’oubli est aussi tombé sur cette donnée, a été sanglante. Les forces de police n’ont pas fait dans la dentelle et ont tué ou emprisonné une grande partie de ces militants.
Cette association se proposait d’offrir aux musicien-nes-s des rencontres, des discussions pour leur permettre de trouver leur propre voi(e)x. De « faire » communauté, collectif tout en préservant le champ des possibles de l’individu. Une sorte d’anarchisme mariant la fraternité et des formes de société secrète. La plupart des musicien-ne-s de jazz d’aujourd’hui sont passé(e)s par cette école ouverte et sans structure. A commencer par Anthony Braxton mais aussi la flûtiste Nicole Mitchell qui fut la dernière présidente en date de cette association. Continuer la lecture

Le coin du polar

Vagabondages

Martyn Waites a été, comme beaucoup de ses contemporains, durement marqué par la défaite des mineurs en 1984. Thatcher, Premier ministre en 1979, a conduit la lutte des classes avec tous les moyens à sa disposition, policiers et idéologiques. Elle a mis en œuvre une véritable stratégie de combat que le syndicat des mineurs conduit par Scargill a mis du temps à comprendre. Il faut dire que le dirigeant du syndicat avait demandé en vain la décision d’une grève générale. Comme souvent, elle est tardive mais elle durera tout de même un an. L’âpreté du combat de classe est rendue à travers le parcours de personnages façonné par le conflit lui-même dont un journaliste qui enquête aussi sur son passé. « Né sous les coups » fait l’aller retour entre « avant » et « maintenant » pour dessiner le paysage issu de cette défaite. Un grand roman social.
Difficile, semblait-il, de faire mieux ou différemment. Waites réussit ce tour de force avec « La chambre blanche », l’antichambre de la mort. Même lieu, Newcastle et cette Angleterre – au sens strict – un peu mystérieuse, brumeuse secouée d’éclats de violence et de rire, d’explosions de fraternité et de corruption. Remontons le temps. 1946 pour suivre un leader travailliste qui donne l’impression de vouloir changer la vie en détruisant les taudis et en construisant de grandes cités. L’exclusion, la surexploitation des salariés, le gangstérisme, la corruption. Une fresque sociale de cette ville, des personnages qui incarnent ces concepts pour une intrigue qui même ingrédients du polar, du social pour une grande littérature. La révolte, la colère suinte quasiment à chaque page. Continuer la lecture