Du côté des polars…

Voyages

Le passé gris de l’Allemagne

La RDA La République Dé­mo­cratique Allemande a été longtemps considérée comme une des réussites des pays de l’Est, comme on disait à l’époque, pour s’apercevoir, à la chute du Mur de Berlin, que les retards étaient considérables. Les traces de ce passé demeurent actuelles. L’unification de l’Allemagne ne peut réduire les différences profondes entre les deux « pays ». Dave Young s’est lancé dans la recréation de l’ambiance de cette Allemagne de l’Est via les enquêtes du lieutenant Karin Müller. Stasi Block se déroule à l’été 1975 dans la ville nouvelle « Halle-Neustadt » dans laquelle les rues sont des numéros. La corruption rôde, partout les bouches se ferment… et la Stasi – la police secrète – fait peser tout son poids pour conserver les secrets. L’enquêtrice se perd dans tous ces dédales pour trouver quand même les coupables. Une évocation réussie.

Notre monde moderne
Hugues Pagan a un drôle de parcours. Prof de philo à policier. Ce voyage demanderait. Les traces sont dans le recueil de nouvelles, Mauvaises nouvelles du front, un mélange de fantastique quotidien, de réflexions et de références jazzistiques – « Qui écoute encore Satchmo ? », demande-t-il et on hésite à répondre. A la lecture de ces portraits, le lecteur s’interroge sur la réalité. Où est la frontière avec le rêve ? Le réel est-il aussi tangible que prétendu ? Des nouvelles qui proviennent de demandes diverses, nous dit l’auteur et de dates différentes. Pourtant elles forment un tout mais un tout sous forme d’un puzzle, images de notre monde éclaté qui ne sait plus se situer et bascule en tout sens.

Moscou aujourd’hui
Sergey Kutznetsov, pour son premier roman, a choisi le Noir. Pouvait-il en être autrement lorsqu’il est question de Moscou ? La peau du papillon tient d’une intrigue minimum : une jeune journaliste, Xénia, adepte de pratiques sexuelles étranges, sado-maso, rencontre, via le Net, un tueur en série. Les deux fantasmes se heurtent pour offrir un récit psychanalytique. Visiblement, et c’est l’intérêt du livre, l’auteur a pris plaisir à décrire lieux et personnages qui s’agitent, pleurent, rient, dans cette Russie en proie à un fantasme collectif qui n’a pas encore trouvé son Dr Freud.

Un conte ensablé entre futur et passé
Hugh Howey possède ce talent rare, celui du conteur, pour nous entraîner dans des contrées étranges, en un futur non défini où les luttes entre riches et pauvres sont définies par des lieux différents. Outresable – une trouvaille subtile du traducteur – décrit un monde envahi par le sable. Il a tout recouvert. Pour circuler, il faut se vêtir de combinaisons qui permettent aussi de plonger à la re­cherche de mondes disparus pour survivre. Les puissants vivent dans un No Man’s Land interdit aux pauvres. La bombe atomique fait partie de ce combat. Qui sera détruit et pour combien de temps ? Ouvrez la première page et vous serez happé jusqu’à la dernière par l’histoire de cette famille.
N. B.
Stasi Block, David Young, traduit par Françoise Smith, 10/18 ; Mauvaises ­nouvelles du front, Hugues Pagan, Rivages/Noir ; Outresable, Hugh Howey, traduit par Thierry Arson, Actes Sud ; La peau du papillon, Sergey Kutznetsov, traduit par Raphaëlle Pache, Série Noire/Gallimard.

Une représentation de la folie du monde

Ensemble sans le savoir…

Les plus de 1500 pages qui constituent la trilogie de Hugh Howey – voir notre recension des deux premières parties – intitulé « Silo » a eu un énorme succès aux États-Unis. Un peu moins en France si j’en crois les réactions de la presse.
Pourtant, c’est une « Exofiction » – titre de cette nouvelle collection chez Actes Sud, un titre bien trouvé – qui parle d’un monde qui ne se comprend plus, qui vit divisé à la recherche d’un nouvel Éden. L’horizon de tous ces habitants est fermé, fermé par les pouvoirs destructeurs d’un despote. La fille de Thurman le dictateur, Anna, a décidé à la fois par amour pour Donald et pour répondre à une aspiration de liberté qui devrait faire partie de chaque être humain(e) de défaire le projet fou de son père. Un oedipe revu et corrigé en quelque sorte. Dans le tome 2, elle a donné à Donald tous les pouvoirs en le faisant passer pour son père, pouvoirs dont il ne saura pas se servir dans un premier temps. Cette responsabilité lui fait peur. Il essaiera de prendre contact avec les autres silos, pour les sortir de leur isolement. Il découvrira aussi que la terre ne se limite pas à la seule vision de notre petit coin mais qu’elle est plus vaste, plus résistante aussi. L’avenir ne peut pas être écrit par un dictateur qui voudrait avoir le droit de vie et de mort sur tous ces sujets.
Hugh Howey, dans le premier tome « Silo », nous avait présenté la vie dans un silo, le silo 18 mais il faudra attendre le tome 2, « Silo, Origines », pour le savoir. Les luttes ont lieu, l’espoir apparaît et disparaît. La lutte des classes se mène dans un cadre national, pardon d’un silo, et oppose les travailleurs et les concepteurs dans ce contexte précis. Le tome 2 remontait aux origines de la construction de ces silos et les raisons de cette structure particulière. Le tome 3, « Générations », en apprend davantage sur les objectifs de ce Thurman. La résistance éclatée s’organise, la dictature aussi. Les assassinats sont voulus et organisés. La guerre change de niveau. Une sorte de « nouvelle guerre » pour sauver le genre humain. La place des femmes est fondamentale. Juliette est une grande figure comme Charlotte. Ces femmes ne se laissent pas abattre. Elles luttent et elles existent.
Hugh Howey est un curieux auteur. Il s’est lancé sur le Net et les lecteur(e)s ont répondu. L’interaction auteur/lecteur(e)s a permis cette construction bizarre. Cette trilogie est une sorte de conte moderne totalement en phase avec notre monde qui se conjugue à la fois sur le mode de la barbarie et sur celui d’un désespoir qui voudrait se transformer en espoir. Juliette représente cette donnée. Elle trimballe un désespoir total et est mue par un total espoir de trouver un autre monde, un endroit où aller où l’herbe est plus verte. Le sentiment de culpabilité, de l’autre côté – du silo 1, le poste de commandement secret – de Donny, diminutif de Donald, est tel qu’il ne peut pas vivre.
Ces individualités sont bien mises en situation. Le contexte est important. Chacun(e) fait partie d’un groupe. L’auteur n’oublie pas la montée des intégrismes, des croyances, des dogmes pour se fermer les yeux face à une réalité qui dérange. Ces croyants sont prêts à tuer pour rester dans leur monde imaginaire.
Le silo 1 pourrait faire penser aux Etats-Unis, à leur place dans le monde, une place difficile à tenir. Le reste, à notre monde éclaté qui ne sait plus se construire un avenir et qui s’enferme dans des micro identités fantasmées. Pour en sortir, il ne reste que le combat collectif, de convaincre que l’avenir existe et qu’il peut être commun… Vaste programme !
La fin, qui n’en est pas une, se veut la lueur d’un espoir qui pourrait renaître…
Une trilogie à lire de toute urgence. Une fois ouvert, vous aurez envie de rester.
Nicolas Béniès.
« Silo. Générations », Hugh Howey, traduit par Laure Manceau, Actes Sud/Exofictions. Le premier tome vient d’être réédité en poche dans la collection Babel.