Formes d’émancipation

La question noire aux États-Unis.

« Les êtres humains font leur propre histoire dans des conditions qu’ils n’ont pas librement déterminées », avait conclu Marx au terme d’une argumentation serrée pour à la fois démontrer que le déterminisme n’existe pas, que la décision individuelle structure notre vie, que le champ des possibles peut-être immense même s’il est limité par les structures de la société héritées du passé, par le mode de production.
Aline HeigAline Helg, historienne, met en pratique cette dialectique pour dresser une sorte d’inventaire des voies et des moyens mis en œuvre par les esclaves africains pour se sortir de leur condition, pour s’émanciper. Elle combat les préjugés. Le premier voudrait que les Africains déportés sur le sol américain pour travailler comme esclaves aient attendu l’abolition de l’esclavage, après la guerre de Sécession (1861-1865), pour devenir des hommes libres et le deuxième, à l’opposé, de se révolter contre l’oppresseur pour s’auto-libérer collectivement.
On sait les voies de la Providence impénétrable, ceux de l’émancipation le sont tout autant. Revenant à la « découverte » de l’Amérique en 1492 – en fait Christophe Colomb cherche la route des Indes et atterrit du côté de l’Amérique latine -, elle passe en revue tous les chemins qui ont permis la libération. Jusqu’en 1838, année où les différentes Assemblées coloniales britanniques abolirent définitivement l’esclavage » résultat à la fois de l’évangélisation des esclaves, de leurs révoltes qui partent de Saint-Domingue, que Bonaparte ne pourra réprimer, pour s’étendre à toutes les Amériques et d’une convergence de revendications entre les luttes des esclaves et celles des abolitionnistes blancs. Aline Helg montre, à travers le cheminement des acteurs, que les révoltes proviennent d’une faille dans la domination des planteurs qui permet d’espérer la victoire ainsi que, en deçà de ces mouvements collectifs, l’existence de stratégies individuelles pour échapper à cette condition d’esclave.
Des villes ont été construites par d’anciens esclaves soit des « marrons » – ceux et celles qui se sont enfui(e)s et n’ont pas été repris(e) – soit des hommes libres qui ont acheté leur liberté. Son travail, pionnier, permet de se rendre compte de la lutte pour la dignité, avec des limites. Elles tiennent aux structures sociales qui freinent la capacité d’initiative individuelle. « Plus jamais esclaves ! » est un de ces romans « vrais » qui à la fois permettent de comprendre la mémoire de ces Etats-Unis et, plus généralement des Amériques et une saga de ces hommes et de ces femmes décidé-es à s’émanciper. Le sous-titre dit bien le souffle qui anime l’historienne : « de l’insoumission à la révolte, le grand récit d’une émancipation (1492-1838) ». » Continuer la lecture

Traces musicales de l’histoire sociale et politique des États-Unis

Le blues, mémoire et histoire
Pour une histoire culturelle

Hard Time Blues 1927 - 1960Les blues, suivant une tradition bien établie chez les ethnomusicologues, seraient uniquement liés à la situation sociale des Africains-Américains. Analyse à la fois juste et restrictive. Pour appréhender la force de cette musique, de cette création, le terrain esthétique ne peut- être déserté. Si le blues s’est universalisé, c’est bien qu’il véhicule autre chose qu’un simple discours de contestation sociale. Les générations d’adolescents qui se sont retrouvés dans cette musique n’étaient pas sensibles à ce langage singulier qui pratique le « double entendre », le double voir le triple sens capable de pervertir l’anglais pour en faire une nouvelle langue vernaculaire. Les ados français parce qu’ils ne comprenaient pas l’anglais, les Britanniques parce qu’ils ne percevaient pas les différences fondamentales entre leur langue et l’américain. Les « Rolling Stones », par exemple, démontrent ce fossé. En empruntant le langage des blues, ils en font un langage vulgaire alors, que dans la langue de Walt Whitman – qui n’est pas celle de Shakespeare – les termes sont grossiers mais pas vulgaires transcendés qu’ils sont par la poésie. Cette dernière est une des composantes essentielles. La citation de Leroy Jones mise en exergue du livret par les auteurs, Jacques Demêtre et Jean Buzelin, l’affirme avec force et toute la démonstration de « Blues People » – disponible en Folio – s’organise autour de cette dimension. Continuer la lecture

Libéralisme et libéraux

 

Le libéralisme à l’aune de sa pratique

Il est deux manières principales de critiquer des théories. Soit par une critique interne pour faire la démonstration du manque de logique entre les hypothèses et les conclusions ou démontrer que les hypothèses contiennent déjà les conclusions, soit par une critique externe pour confronter théorie et réalités et mettre l’accent sur les contradictions entre théorie et pratique. Dominique Losurdo – traduit par Bernard Chamayou – a emprunté cette dernière voie. Le résultat est à la fois une leçon d’histoire sur les États-Unis, sur l’esclavage cette contradiction violente des libéraux d’avec leur théorie – , une synthèse de ces théories libérales – sur le terrain politique et accessoirement sur le terrain économique – et deux réflexions qui terminent l’ouvrage sur « Conscience de soi, fausse conscience, conflits de la communauté des hommes libres » pour poursuivre un débat commencé notamment avec George Luckas dans « Histoire et conscience de classe » (traduction française aux Éditions de Minuit) et « Espace sacré et espace profane dans l’histoire du libéralisme ». Une thèse qui ouvre des espaces à notre réflexion.

N.B.

« Contre-histoire du libéralisme », Dominique Losurdo, La Découverte.