Le blues, mémoire et histoire
Pour une histoire culturelle
Les blues, suivant une tradition bien établie chez les ethnomusicologues, seraient uniquement liés à la situation sociale des Africains-Américains. Analyse à la fois juste et restrictive. Pour appréhender la force de cette musique, de cette création, le terrain esthétique ne peut- être déserté. Si le blues s’est universalisé, c’est bien qu’il véhicule autre chose qu’un simple discours de contestation sociale. Les générations d’adolescents qui se sont retrouvés dans cette musique n’étaient pas sensibles à ce langage singulier qui pratique le « double entendre », le double voir le triple sens capable de pervertir l’anglais pour en faire une nouvelle langue vernaculaire. Les ados français parce qu’ils ne comprenaient pas l’anglais, les Britanniques parce qu’ils ne percevaient pas les différences fondamentales entre leur langue et l’américain. Les « Rolling Stones », par exemple, démontrent ce fossé. En empruntant le langage des blues, ils en font un langage vulgaire alors, que dans la langue de Walt Whitman – qui n’est pas celle de Shakespeare – les termes sont grossiers mais pas vulgaires transcendés qu’ils sont par la poésie. Cette dernière est une des composantes essentielles. La citation de Leroy Jones mise en exergue du livret par les auteurs, Jacques Demêtre et Jean Buzelin, l’affirme avec force et toute la démonstration de « Blues People » – disponible en Folio – s’organise autour de cette dimension.
Poésie et création musicale marquent les blues – c’est vrai qu’ils sont plusieurs. Dans le même temps, ils sont aussi chroniques d’une histoire souvent cachée des États-Unis, le racisme, le rejet de ces anciens esclaves toujours considérés comme à la lisière de la société, non intégrés, d’une histoire faite de meurtres, d’assassinats, de lynchages… La nécessité de la résistance s’affirme aussi comme une revendication de dignité, une résistance pas toujours ouverte mais présente, vivante.
Elle commence tôt. Dés l’esclavage. De cette naissance, le blues en gardera toujours la trace d’autant que la société américaine n’a pas encore réussi à éradiquer ce cancer qui la ronge. Malgré un président noir, les thèses de la « suprématie blanche » se répandent et le Ku-Klux-Klan semble, une fois encore, renaître de ses cendres. La crise, comme à l’habitude, n’arrange rien.
Dans ce double album, les auteurs de la sélection et du livret – un livret complet qui explique leurs choix – ont voulu illustrer une partie de l’histoire américaine par ces créations poétiques et musicales. « Hard Times blues » nous fait visiter les années 1927 à 1960 pour entendre ces musicien(ne)s chanter, raconter le racisme quotidien, les grands événements restés gravés dans les mémoires comme cette crue du Mississippi en 1927 qui a touché la Nouvelle-Orléans que chantera notamment Bessie Smith, « Backwater Blues ».
La période de la deuxième guerre mondiale est particulièrement sollicitée. Le deuxième CD faisant la part belle à Roosevelt et aux liens particuliers que la communauté afro américaine entretient avec lui et le parti Démocrate. En 1932, pour la première fois les Africains-Américains votent pour le démocrate Roosevelt. Souvenirs de la fin de la guerre de Sécession, ils votaient majoritairement, jusque là, pour le GOP – Great Old Party, le surnom du parti Républicain. Lincoln était Républicain et est considéré comme le Président qui a mis fin à l’esclavage.
Un coffret de deux CD qui dessine une histoire et une mémoire des États-Unis. Le plaisir esthétique ne sera pas absent. L’histoire culturelle mélange plusieurs niveaux. Elle permet de se baigner dans l’air de ce temps et de découvrir des créations artistiques.
Nicolas Béniès.
« Hard Times Blues, 1927 – 1960 », présenté par Jean Buzelin et Jacques Demêtre, Frémeaux et associés.