Essai. Un monde étranger.

Une complexité au service d’une nouvelle barbarie.

Sakia Sassen ExpulsionsLa thèse de Saskia Sassen, sociologue spécialisée dans l’analyse de la « ville globale », dans « Expulsions », se résume facilement. Les années 1980 ont vu se dessiner une nouvelle forme du capitalisme dominé par l’idéologie libérale, un régime d’accumulation à dominante financière pour employer le langage des économistes de l’école de la régulation, langage que la sociologue n’utilise pas. Elle est consciente que les critères de la finance se sont imposés pour régler les orientations de l’économie dans toutes ses facettes.
Cette forme a combiné – elle en fait la démonstration – une complexité de plus en plus sophistiquée aux montages inextricables comme le montre une fois encore les « panama papers » et une brutalité extrême. La combinatoire s’explique par la nécessité pour tous les capitalistes d’extraire le profit maximum – et non plus optimum comme dans la période des « 30 glorieuses » – et à court terme, dans les deux mois. La conséquence la plus importante, pour elle, des expulsions dans tous les domaines se traduisant par un rétrécissement de la base économique. Une idée à creuser. Elle signifie que, contrairement aux « 30 glorieuses », les politiques actuelles d’austérité ne se posent plus la question de la demande pour faire face à la surproduction mais privilégient l’entreprise et même la grande entreprise et ses profits pour qu’elle soit compétitive. L’avenir apparaît, de ce fait, semblable au passé et bloque toute possibilité de construire un futur. Continuer la lecture

De la théorie à l’idéologie passant par un pragmatisme critique.

L’idéologie libérale fracassée par la réalité

Je vous propose une réflexion à la fois sur les théories économiques qui devraient permettre d’expliquer le monde et sur la tendance à transformer la théorie en idéologie, comme c’est souvent le cas pour les théories néo-classiques, le nom officiel du libéralisme économique.
Pour ce faire, nous nous servirons de deux propositions de politique économique, celle qui sert à justifier la loi dite « El Khomri », sur le « travail et celle émanant de Mario Draghi, le président de la Banque Centrale Européenne (BCE).

Dans une pétition publiée par Le Monde, qui a réuni 31 signataires dont le Prix Nobel d’économie 2014, Jean Tirole et le titulaire de la chaire d’économie au Collège de France, Philippe Aghion pour défendre le projet de loi. Ils affirmaient qu’en « réduisant fortement l’incertitude attachée à la rupture des contrats de travail, le projet de loi incite les entreprises à revenir vers des embauches en CDI. » Ils reconnaissent aussi que la conséquence sera de « flexibiliser le CDI » soit de précariser l’ensemble des salarié –es. Ainsi pour lutter contre les inégalités et la précarité, leur objectif, ils arrivent à élargir la précarité. Tous précaires donc disparition de la précarité !
Plus important, c’est la philosophie économique, la théorie économique qui sous tend cette prise de position qui est importante. Pour eux, embauches et licenciements doivent obéir aux règles du marché. Pour y arriver, il faut libérer le jeu de l’offre et de la demande des entraves, le droit du travail en l’occurrence, qui empêchent la réalisation de l’allocation optimum des ressources, le point d’équilibre optimal. C’est l’alpha et l’oméga de toutes les théories néo-classiques. Le marché doit être libre de toute contrainte pour réaliser, par ses mécanismes, l’équilibre général. Steve Keene, un économiste australien, avait démontré dans « L’imposture économique » – aux éditions de l’Atelier – les hypothèses et les développements coupés de toute réalité et de toute logique de ces théoriciens. Le marché n’a jamais fonctionné sans règles sinon la confiance dont ces économistes parlent beaucoup disparaît. Tout marché est structuré par l’État ! Continuer la lecture

Essai

Pour une définition du terrorisme.

Jenny Raflik, Maître de conférence en histoire contemporaine, s’est lancée dans une traque qui apparaît, au vu de notre actualité barbare, nécessaire sinon vitale. « Terrorisme et mondialisation », le titre de son essai, est une recherche historique pour comprendre et définir le « terrorisme ».
Sait-on, et c’est un début en forme de point aveugle, que l’ONU – comme la Société des nations, SDN, avant elle – n’a pas de définition du terrorisme et, par-là même, ne peut pas construire les moyens de lutter contre lui ? Ce terme, utilisé à chaque attentat, à chaque suicide par les médias ne souffre d’aucune analyse. Il faudrait éviter ce vocable tellement facile par qu’il suscite la peur, l’angoisse. Le repérer, en repérer ses manifestations, en dresser une typologie serait, pour le moins, un préalable.
Cette interrogation fait tout l’intérêt de cet essai – terme qu’il faut prendre dans toutes ses significations et dimensions. Une question qui n’est guère à l’ordre du jour même si ses manifestations font partie, et de plus en plus, de notre monde. Il est un symptôme de la désagrégation de nos sociétés. Les gouvernements ne se rendent pas compte de l’aspect pathogène de leurs décisions. Le libéralisme en actes conduit à l’éclatement des solidarités collectives, à la désespérance individuelle faute de pouvoir peser sur les évolutions sociales. La lutte des classes semble avoir disparu qui donnait un sens, un espoir aux revendications individuelles et collectives pour construire une autre société.
L’approche de Raflik est signifiée par son sous titre : « Approches historiques ». Autrement dit, elle refuse le courtermisme. Elle veut inscrire sa réflexion dans le « temps long », dans l’histoire comparée tout en déterminant les contextes différents. Elle reprend les expériences du passé à commencer par celles des anarchistes du 19e dont le but était de détruire l’État en assassinant les dirigeants. C’est l’expression, dit-elle, d’une révolte sociale. Une révolte qui est transnationale, internationale via les créations d’Internationales Ouvrières. Continuer la lecture

Réflexions sur l’Histoire

« Faire » de l’Histoire.

C’est officiel : les historien – ne – s doivent faire preuve d’imagination. Ils n’avaient pas besoin de cet imprimatur. Il fallait bien « couvrir » les blancs sinon la description ressemblait à un squelette. La chair se trouve dans leur capacité à se prendre pour Alexandre Dumas. Pas toujours facile.
La mode actuelle est à l’histoire avec des « si ». Si telle décision n’avait pas été prise, que se serait-il passé ? Une manière de prouver que rien n’est écrit, que la capacité des êtres humain à faire leur propre histoire existe même dans des conditions qu’ils et elles n’ont pas librement déterminées pour citer Marx. Le déterminisme est une invention. Le champs des possibles est immense. De tout temps. L’antienne, une seule politique possible, est un non-sens logique.
Dans le même mouvement, souvent l’Histoire – apolitique par définition – peut servir les desseins idéologiques. Ainsi les pays d’Europe ont écrit, au 19e siècle, une saga étrange au regard des découvertes anthropologiques, celle de la Nation, plus exactement de l’État-nation. Michelet, comme ses contemporains, ont cherché les racines de la France. Nos livres d’Histoire de la génération précédente ont répété à l’envi des moitiés de réalité en faisant des Gaulois les ancêtres des Français. Une sorte de continuité qui faisait fi des transformations des modes de production et des architectures différentes de l’Etat. La nation naîtra, idéologie nécessaire au capitalisme, de ses travaux. Continuer la lecture

Une France qui devient trop proche tout en restant lointaine…

Garder la mémoire !

Deux récits, parus tous deux en 1945, viennent porter témoignage de la période de l’Occupation et plus encore de la nature fasciste du Régime de Vichy. Pour faire l’Histoire de cette période, il a fallu attendre les historiens américains, Paxton en particulier. Depuis les vannes se sont ouvertes. Mais la mémoire de ce temps à tendance à s’évanouir. Pourtant, cette entrée est nécessaire même si elle laisse la place à l’émotion et à la révolte.
Philippe Soupault dans « Le temps des assassins » raconte non seulement son expérience de la prison – il a été incarcéré 6 mois en 1942 lorsqu’il était en poste à Tunis – mais aussi le contexte, Philippe Soupault le temps des assassinsl’environnement tout autant qu’un régime marqué par la corruption et la spoliation des Juifs en pratiquant la stratégie de la terreur.
Il décrit la réalité de l’emprisonnement, des bruits continuels de la prison, de la coupure avec le monde, l’angoisse et, par la grâce de l’écriture, dépasse son propre cas pour comprendre les sensations, les émotions de tout être humain privé de la liberté d’aller et de venir. C’est aussi un plaidoyer pour les libertés démocratiques.
Dans sa préface, il explique les raisons pour lesquelles il a voulu publier cette expérience malgré tout ce qu’il savait des camps de concentration, des crimes commis par les nazis et ce « Régime de Vichy » qui a voulu faire croire qu’il résistait à Hitler. Cette fable prenait l’eau de toute part, déjà, dans ce récit.
Françoise Frenkel Rien où poser sa têteAutant l’écriture de Soupault se veut froide, type procès verbal, autant Françoise Frenkel utilise tout le registre des émotions. Elle avait créé à Berlin, la première librairie française qu’elle tient, avec son mari absent du récit, jusqu’en 1939. Elle est Juive et tout est dit pour expliquer son départ de ce Berlin qu’elle aimait. Elle pensait, à mauvaise raison, que la France l’accueillerait à bras ouverts. Le temps de faire des démarches pénibles, la guerre fut perdue par les Français. Fuir de nouveau. Trouver des refuges, faire l’objet de dénonciations, Fuir encore pour tenter de gagner la Suisse. Arrêtée à Annecy, libérée on ne sait comment, elle arrivera tout de même à Genève. Elle publie en français « Rien où poser sa tête », itinéraire d’une femme dans la France de Vichy. D’une seule traite pour laisser pénétrer en vous cette énergie vitale qui parcourt tout ce récit d’une grande force et d’une liberté de forme pour répondre au fond? Un hymne à la liberté et à la littérature. Une belle leçon aussi de fraternité.
Nicolas Béniès.
« Le temps des assassins », Philippe Soupault, L’imaginaire/Gallimard, 467 p., 14,50 euros ; « Rien où poser sa tête », Françoise Frenkel, préface de Patrick Modiano qui joue avec ses souvenirs tout en apportant quelques éclairages sur la suite de la vie de l’auteure, L’arbalète/Gallimard, 289 p., 16,90 euros

Le temps de lire, la sélection livres de Nicolas BENIES

Un polar israélien.

une proie trop facileLa littérature israélienne forcément contestataire des pouvoirs, surtout ceux de « Bibi », le premier ministre de droite qui est obnubilé par la guerre pour faire passer sa politique antisociale. Lui aussi a déclaré la guerre et d’abord aux Palestiniens pour leur refuser leurs droits… Le « terrorisme » – un terme à la mode qui permet de couvrir toutes les atteintes aux droits démocratiques – sert de paravent.
Yishaï Sarid s’est fait connaître en France grâce à ce merveilleux roman « Le poète de Gaza » (Actes Noirs) paru en français en 2011. Actes Sud récidive, toujours dans sa collection Actes Noirs, en publiant son premier roman, « Une proie trop facile » qui joue sur les apparences pour décrire un Israël de l’an 2000. Les références datent un peu mais l’écriture recouvre le tout. Une écriture simple, descriptive qui cache l’essentiel, les non-dits sur les quels repose cette société israélienne enfermée dans la guerre qui arrive mal à cacher ses divisions.
« Moi, je milite pour une cuisine simple » fait-il dire à un des personnages. Une cuisine simple est difficile. Il faut choisir avec soin les ingrédients sinon elle est banale et c’est raté. Une bonne définition de cette écriture. Simple et peu banale.
« Une proie trop facile », Yishaï Sarid, Actes Noirs/Actes Sud, 341 p., 22,50 euros Continuer la lecture

Un monde absurde

Les inégalités comme révélateur d’un monde sans avenir.

A juste raison, Bertrand Badie note dans son introduction à « L’État du monde 2016 », « Un monde d’inégalités », que « les inégalités ont du mal à s’imposer comme thème d’étude et comme objet d’action publique ». Il faut y apporter un bémol. Pour l’action des États, c’est une évidence. Les riches deviennent de plus riches et le nombre de pauvres augmente en même temps que la pauvreté s’approfondit dans l’ensemble des pays capitalistes développés; La protections sociale, en ce qui concerne la France, est de moins en moins à même d’amortir ces inégalités de revenu. Pour le thème d’étude, mis à part Piketty, les rapports de l’OFCE, « L’économie française 2016 » et celui du CEPII, « L’économie mondiale 2016 » font la part belle à la prise en compte de cette réalité. Continuer la lecture

La Bourgogne, terre d’accueil du jazz

Pas que le vin…

La Bourgogne est connue pour ses vins et sa gastronomie. On ne penserait, dans un premier temps, au jazz. Ce serait une erreur. Elle commence à être réparée par la publication de ce beau livre, « Bourgogne, une terre de jazz » qui associe différent(e)s collaborateur(e)s, musiciens, critiques pour dresser un portrait aux couleurs bleues de cette musique-art-de-vivre sur fond de vignobles. Il prend la suite d’un ouvrage précédent aux mêmes éditions de Michel Puhl, « Au fil du jazz Bourgogne 1945/1980 » qui permettent de décrire les conditions des musicien(ne)s de jazz, leur développement et le type de jazz qu’ils et elles jouent comme la politique culturelle des collectivités territoriales, en particulier la Région. Richement illustré, il donne à la fois des informations et des expériences qui peuvent servir pour les autres Régions.
N.B.
« Bourgogne, une terre de JAZZ, 1980/2010 », préface de Roger Fontanel, directeur du Centre régional du jazz en Bourgogne, Centre co-éditeur avec Le Murmure.

L’Algérie comme seul sujet de Boualem Sansal

Un iconoclaste

2084, La fin du mondeBoualem Sansal est un amoureux déçu, transi et encore saisi par la passion. L’objet et sujet de son amour, sa terre natale, l’Algérie et plus encore Alger la blanche. Il en veut à tous les gouvernements qui ont voulu imposer une religion d’État, une langue, l’Arabe littéraire loin de la langue vernaculaire et l’enseignement de l’Islam à l’École. Son dernier roman, déjà un succès de librairie, « 2084, la fin du monde », se situe dans un pays, l’Abistan, dominé par la peur de Dieu, le respect des dogmes religieux décrétés par on ne sait qui mais pour le profit des dirigeants et la répression. Un régime dictatorial aux couleurs religieuses, nouvelle manière de justifier la politique. Il est facile, au vu des attentats sanglants à Paris, de penser à Daesh. Sansal veut plutôt décrire, comme pour ses romans précédents à commencer par le superbe « Le serment des barbares » écrit juste après la guerre civile commencée dans les années 1990 et, apparemment, achevée en 1999, la société algérienne. Son ire n’est pas seulement dirigée contre les « islamistes mais aussi contre le gouvernement algérien. Il dénonce ainsi le passage à l’économie de marché en 1994… Pourtant, il donne en même temps – et peut-être sans le vouloir – quelques clés de compréhension de cette secte et de son pouvoir de convaincre. A l’instar du fascisme, Daesh pose comme supérieure toute personne qui adhère à son idéologie lui donnant la possibilité de tuer des ennemis, ceux résidant sur un sol étranger. Les femmes sont, évidemment, les grandes exclues.
Boualem Sansal, RomansLes aspirations démocratiques sont un facteur de déstabilisation du système de cet Abistan. Et c’est la fin du monde… Son « 2084 » est, évidemment, inspiré par le « 1984 » de George Orwell tout en se situant dans la continuation des œuvres antérieures de cet ex-ingénieur et fonctionnaire rejeté par les fanatiques religieux, le pouvoir et même ceux et celles qui partagent quelques-unes de ses convictions laïques. Lire ou relire ses romans dans la continuité chronologique est devenu possible par la publication d’une somme « Romans 1999-2011 » permettant une vision de l’histoire récente de l’Algérie. Elle permettra aussi de comprendre pourquoi l’Algérie est à la fois sa hantise et sa raison de vivre.
Nicolas Béniès
« 2084, la fin du monde », Boualem Sansal, Gallimard et « Romans 1999-2011 », présenté par Jean-Marie Laclavetine, précédé d’une « Vie et Œuvres », Quarto/Gallimard ; « 1984 », George Orwell, Folio Plus avec un dossier par Olivier Rocheteau.

Appréhender le jazz ? Est-ce possible ?

Une vague moderne et solidaire pour la créativité individuelle.

Il est des anniversaires qu’il faut savoir fêter surtout lorsqu’il s’agit d’un jubilé. L’AACM, Association for the Advancement of Creative Musicians, est née à Chicago en 1965 sous la férule du pianiste Muhal Richard Abrams qui avait, déjà, une carrière derrière lui. 1965, il faut s’en souvenir, c’est aussi une sorte d’apogée du « Black Power » via toutes les associations et organisations qui gravitaient autour de cette revendication, en particulier Malcom X et les « Black Panthers ». La répression, l’oubli est aussi tombé sur cette donnée, a été sanglante. Les forces de police n’ont pas fait dans la dentelle et ont tué ou emprisonné une grande partie de ces militants.
Cette association se proposait d’offrir aux musicien-nes-s des rencontres, des discussions pour leur permettre de trouver leur propre voi(e)x. De « faire » communauté, collectif tout en préservant le champ des possibles de l’individu. Une sorte d’anarchisme mariant la fraternité et des formes de société secrète. La plupart des musicien-ne-s de jazz d’aujourd’hui sont passé(e)s par cette école ouverte et sans structure. A commencer par Anthony Braxton mais aussi la flûtiste Nicole Mitchell qui fut la dernière présidente en date de cette association. Continuer la lecture