A propos de l’AACM, de Chicago et d’un label, RogueArt.

Une suite de « En passant par Chicago« 

Les années 1960 allaient voir la dernière (en date) révolution esthétique du jazz – et des autres anti arts pour signifier les arts vivants -, appelée « Free Jazz ». On parlera aussi pour signifier la même révolution de « New Thing », la nouvelle chose sur laquelle, dans Les Cahiers du Jazz (première formule), allait gloser Georges Pérec suivi et précédé par beaucoup d’autres. De nouveau, pour décliner la chose nouvelle, s’écrira que le jazz est mort remplacé par cette « New Thing ». Le jeu sur les mots à certes son intérêt – il peut faire rire aux larmes – mais ne remplace l’analyse de la chose elle-même.

Free et le reste

Depuis, le free jazz à alimenter une sorte de « Mainstream », un terme difficilement traduisible. Ou il suppose toute une explication. Toutes les révolutions esthétiques du jazz se fondent en un grand ensemble évolutif qui forment un corpus, un patrimoine qui devient celui du jazz et des jazzmen. Une sorte de référence commune. Qui a fait disparaître le free jazz englouti dans ce courant principal.
Le « free jazz posait des questions redoutables quant aux frontières, au périmètre du jazz.

Ces années 1960, créatives, animées d’un feu qui donnait l’impression de ne jamais pouvoir s’éteindre, un feu alimenté par des sortes de coopératives réunissant musicien(ne)s, danseurs, danseuses, chanteuses et d’autres disciplines artistiques. Des « Guildes » naissaient notamment celle animée par Carla Bley.

Fondation de l’AACM

A Chicago, ce fut l’AACM créé en 1965 sous l’égide du pianiste/compositeur Muhal Richard Abrams, l’âme de cette Association for Advanced Creative Musicians, en compagnie de Malachi Favors, contrebassiste, Jodie Christian, pianiste remarquable lui aussi, Phil Cohran, trompettiste, Steve McCall, batteur suivi par une cinquantaine d’artistes toutes disciplines musicales confondues. Il est intéressant de noter que ce sont les musicien(ne)s qu’il faut rendre créatifs et pas la musique.

La création de l’association est concomitante au renouveau de la ville de Chicago. Ville du jazz dans les années 1920, elle vit défiler tous les créateurs de ce temps venu enregistrer dans la Cité des Vents. Ville industrielle, elle possédait des studios que n’avait pas New Orleans ou d’autres villes de ce jazz naissant. « King » Oliver, Louis Armstrong y enregistreront, Earl « Fatha » Hines y restera avec son grand orchestre jusqu’aux débuts des années 1940 se produisant au Grand Terrace Hotel. La Ville est dominée par les gangs et par Al Capone en particulier.
Dans les années 30, elle subira la crise de plein fouet. La Grande Dépression s’y fera durement sentir.
Elle commencera à renaître de ses cendres à partir du milieu des années 50. De grands musiciens qui deviendront connus en allant à New York marqueront les mondes du jazz comme Johnny Griffin, d’autres resteront et seront par trop méconnus, à commencer par le saxophoniste ténor Von Freeman – qui se fera connaître grâce à son fils Chico –, le trompettiste/saxophoniste Ira Sullivan et le trompettiste Paul Serrano avec lequel Richard Abrams – pas encore « Muhal » – jouera du piano. En cette fin des années 1950, ils ne craignent pas d’aller voir ailleurs si le jazz est plus beau. Ils outrepassent les codes en usage pour créer une musique originale.
Dans la grande vague du free jazz qui secoue jazz comme tous les autres arts, Chicago (re)devient une ville phare. L’AACM servira à la fois de « Workshop » – ces ateliers qui ont permis aux artistes de créer un style d’époque dés la fin des années 40 -, d’un lieu de rencontre entre musiciens mais aussi avec d’autres, de syndicat pour défendre les musicien(ne)s, de lieux de formation pour connaître et reconnaître les racines de cette musique, le tout pour favoriser l’émergence d’une musique neuve, d’élaborer un style d’époque. Et défendre la Great Black Music en même temps que les musicien(ne)s, cette musique attaquée de toutes parts. Sur le terrain politique, la haine se déchaînait contre Martin Luther King, Malcom X et tous les militant(e)s luttant pour les droits civiques et pour une société plus fraternelle, plus libre, plus sociale.

Des labels pour cette musique

Bob Koester – il ne faut pas oublier les producteurs qui prennent des risques – avait créé Delmark au départ pour enregistrer du jazz traditionnel et du blues, allait tomber amoureux de cette « New Thing » à la mode Chicago et enregistrer cette « avant-garde », dont Anthony Braxton et beaucoup d’autres. Chuck Nessa allait créer, en 1967, « Nessa records » dédié à ces musiciens. Joseph Jarman, Roscoe Mitchell, Lester Bowie…

Paris, en 1969, verra, à la Maison de la Radio, arrivé quatre étranges personnages barbouillés de signes cabalistiques, de peintures d’Indiens – comme on disait à l’époque – sur le sentier d’une guerre que le public ressentait comme la sienne même s’il ne savait pas beaucoup de choses de ces histoires de Chicagoans et de ces Etats-Unis plutôt mythique en ces temps qu’on les aimât ou qu’on les détestât. Ces quatre là étaient issus de l’AACM. Art Ensemble of Chicago commençait une grande carrière. Lester Bowie, trompette, était l ‘élément rapporté. Il s’était installé à Chicago sur le tard, tombé amoureux de la chanteuse Fontella Bass – dont il devint aussi le directeur musical. Joseph Jarman et Roscoe Mitchell se partageaient saxes et petites percussions et Malachi Favors, contrebassiste (et cofondateur de l’AACM) capable d’assurer le tempo de l’ensemble, un ensemble sans batteur perdu sur la route qui les rejoindra un peu plus tard, Don Moye.

L’AACM existe encore… Un nouveau label français en témoigne.

L’AACM faisait la preuve de sa capacité créatrice qui éclatait dans ce Paris encore secoué par un élan révolutionnaire.
Elle poursuit sa route. Muhal Richard Abrams plane toujours au-dessus d’elle. Il avait reçu pour son œuvre le Jazzpar Prize, en 1990, décerné au Danemark, démonstration de la vitalité de ces musicien(ne)s. En 2006, une femme devint présidente de l’association, la flûtiste Nicole Mitchell. Son mandat se terminai en 2013.
Alexandre Pierrepont a consacré sa thèse à l’Art Ensemble – un pavé – et a créé, avec d’autres, le label « RogueArt » – qui s’écrit avec un mélange de rouge et de noir sans doute pour signifier la volonté de sortir de tous les clichés – pour construire un pont entre la France et Chic ago. Une réussite.
Didier Petit, violoncelliste, créateur du label « In Situ », a réalisé un album en compagnie justement d’Alexandre Pierrepont – pour RogueArt -, « Passages » qui se définit comme un « road record » couvrant « Woodstock, New York, Chicago, Los Angeles », une sorte de voyage immobile Coast to Coast. Rencontres avec la pianiste Marilyn Cryspell ; le batteur Gérald Cleaver, la flûtiste Nicole Mitchell, le batteur Hamid Drake entre autres, tous des habitué(e)s du label.
Il faut détacher un autre album, sorte d’hommage avant la lettre à un musicien disparu qui lui avait marqué la ville de Detroit, Yusef Lateef qui nous a quittés le 23 décembre 2013. Il avait 93 ans. En 2004 – mais l’album sera disponible en 2012 après avoir été retravaillé – RogueArt avait publié un album de Yusef Lateef, « Roots Run Deep », une manière de dire que les racines permettent de creuser plus profond dans notre mémoire, pour permettre la créativité. Une illustration d’histoires que le saxophoniste avaient publiées sous le titre « Stories ».
En 2012 toujours, Nicole Mitchell s’associait à Roscoe Mitchell dans le « Black Earth Ensemble », pour « Three compositions » enregistrées live le 30 août 2009. Une musique qu’il faut entendre et écouter. Une musique de notre temps.
Enfin en 2013, « The Tree on the mound » par le Jeff Albert’s instigation quartet, Jeff Albert au trombone, Kidd Jordan au saxophone ténor, Joshua Abrams à la contrebasse et Le grand Hamid Drake à la batterie. Là aussi il faut y aller sans arrière pensée pour jouir de cette musique.
Un label à suivre pour découvrir l’actualité des créations de l’AACM mais aussi pour entendre des musiciens français comme le flûtiste Michel Edelin ou la bassiste Joëlle Léandre…
Nicolas Béniès.
Le label RogueArt est disponible chez tous les disquaires.
Site de l’AACM : http://aacmchicago.org/

Annexe : En son numéro daté de septembre 2015, DownBeat consacre un article au cinquantième anniversaire de la création de l’AACM, ci après fac similé des deux premières pages

Downbeat de septembre 2015 fête les 50 ans de l'association AACM fondée à Chicago par Muhal Richard Abrams, page de gauche.

Downbeat de septembre 2015 fête les 50 ans de l’association AACM fondée à Chicago par Muhal Richard Abrams, page de gauche.

Downbeat fête les 50 ans de l'AACM, sous le titre "50 ans de liberté". Dans le même numéro - c'est aussi la couverture - un "en mémoire d'Ornette Coleman".

Downbeat fête les 50 ans de l’AACM, sous le titre « 50 ans de liberté ». Dans le même numéro – c’est aussi la couverture – un « en mémoire d’Ornette Coleman ».