Jazz et culture française. Entre Histoire et mémoire
Laurent Cugny – musicien, pianiste et arrangeur – s’est lancé dans une entreprise un peu folle, bien dans l’esprit de cette musique étrange, au nom non défini, le jazz, écrire « Une histoire du jazz en France ». En trois tomes pour trois moments constitutifs de cet anti-art mais aussi de la construction de la culture française.
Le premier tome nous emporte du milieu du 19e siècle à 1929 pour indiquer les prolégomènes qui expliquent la popularité de cette musique et son ancrage dans la société française.
Longtemps, la société américaine, colonie de peuplement au départ, a copié la vieille Europe exportant ses opéras, opérettes et autres spectacles. Dans le milieu du 19e, la situation change subtilement. Les spectacles appelés « Minstrels », des comédiens blancs grimés en noir, arrivent en Europe, en France en particulier. Avec eux, arrivent les danses comme le Cake Walk – ainsi appelé parce que le couple vainqueur de la compétition remportait un gâteau – qui sera joué, notamment, par la Garde Républicaine. Le coule de danseurs Irène et Vernon Castle commenceront à diffuser ces nouvelles danses, comme le « one step ». Ils joueront un grand rôle dans les habitudes d’écoute. Laurent Cugny a raison d’y insister.
Le grand moment de rencontre sera l’arrivé, le 31 décembre 1917 et le premier janvier 1918, de l’orchestre dit « Hellfighters » conduit par Jim Europe Reese. Son deuxième prénom « Europe » est déjà tout un programme. Reese n’est pas un inconnu aux États-Unis. Il est propriétaire d’un club à Harlem et s’est fait remarquer pour son engagement en faveur des droits civiques. Il ne faut pas oublier que fleurissent, dans ce pays, les pancartes « No Niggers, No Jews, No Dogs » ! Ses musiciens, comme ceux et celles qui suivront, verront la France comme un havre de paix alors que le racisme existe mais de manière plus insidieuse. Les musiciens sont respectés.
Le jazz sera la musique de la jeunesse. L’étendard de la révolte comme l’écrira Michel Leiris, devenu ethnologue par le biais du jazz. Robert Goffin, surréaliste belge, le diffusera, écrira des poèmes, une histoire du jazz… Les surréalistes, à l’exception d’André Breton – qui ne voulait entendre que la musique des mots plaçant la poésie au-dessus de la musique -, seront « jazz » comme les dadaïstes. Jean Cocteau en donnera une définition intelligente : « La catastrophe apprivoisée ».
Cette musique sans nom influencera Ravel et les musiciens français. Darius Milhaud sera celui qui fera du jazz son affluent principal. Ce n’est pas par hasard qu’il fréquenta Cocteau. Il alla même à Harlem pour écouter du « vrai jazz ». Il ne fut pas convaincu par celui de Broadway…
« La création du monde, en 1923, en fera la démonstration. Ce ballet sera très critiqué. On parlera de musique de variété. Lors de la reprise de cette création au milieu des années 1930, les louanges furent unanimes. Mes temps avaient changé. Le jazz avait obtenu droit de cité.
A Harlem, avant la crise de 1929, il ne faudrait pas l’oublier, fleurissait la « Renaissance Nègre », avec le jazz en son centre. Elle résonnera, comme en écho, chez Senghor ou Césaire…
Laurent Cugny insiste aussi sur les « Variétés », sur ces revues, du Casino de Paris et d’autres qui permettent à cette musique, dont les contours restent flous, de rentrer dans les oreilles, dans les habitudes. Ce travail, qui rassemble des éléments autrefois épars, ouvre la porte à d’autres recherches à la fois sur le jazz et la France mais aussi sur l’histoire culturelle française qui fait, trop souvent, l’impasse sur cette sur musique.
Nicolas Béniès.
« Une histoire du jazz en France, tome 1 du milieu du 19e siècle à 1929 », Laurent Cugny, Éditions Outre Mesure/collection Jazz en France.
PS Il faut souligner que beaucoup d’études sur le jazz et la France proviennent de chercheurs américains. Les études en France ont eu un temps de retard.