Littérature : Julio Cortazar


L’art du conte.

En France, où il s’était installé en 1951 fuyant le péronisme – il sera naturalisé Français en 1981 par Mitterrand -, Julio Cortazar, l’un des plus importants littérateurs du 20e siècle à l’instar de James Joyce, est un peu oublié. Son influence est considérable aujourd’hui encore sur toute la littérature latino-américaine. Il a su utiliser l’art particulier du « conte » provenant de la tradition sur américaine, via notamment Borges, pour la transformer de l’intérieur, en faire un labyrinthe pour le lecteur à la fois pour le perdre et pour lui permettre de se retrouver en « coagulant » – le terme est de lui – les situations et les personnages pour faire apparaître une autre réalité derrière celle des apparences. Il avait su utiliser le fantastique quotidien, celui que nous vivons lorsque nous dialoguons avec nos morts ou lorsque le temps se distend sous l’effet d’on ne sait quel phénomène.

Paradoxalement, il restera lié à Buenos-Aires, la Ville où il avait grandi – par un hasard des postes occupés par son père, il était né à Bruxelles, il en gardera comme un zeste d’accent – pour récupérer le langage de la rue qu’il s’appropriera. Il deviendra le créateur d’un vocabulaire et d’une grammaire qui n’appartient qu’à lui. Il veut aussi un lecteur actif, prenant en main son cheminement à travers l’œuvre écrite. Le chemin n’est pas tout tracé, il est ouvert. Au sens fort du terme, il a voulu une œuvre ouverte sollicitant et l’imagination du lecteur et sa capacité à créer, en proposant, suivant les modalités de lecture, plusieurs fins. Cette transformation de cet espace/temps s’effectuera à la fois à partir de « Marelle », l’un de ses romans les plus aboutis et de la nouvelle, du conte « El Perséguidor » traduit en français par « L’homme à l’affût », mais à l’affût du futur, de ce qui ne s’est pas encore réalisé, de ce qui n’a pas été joué demain…
L’édition, dans la collection Quarto, de toutes les « Nouvelles, histoires et autres contes », est une référence et un moyen de conserver la mémoire de cet auteur au style toujours jeune. Il propose une série de lectures inépuisables. La première est la plus simple – apparemment du moins -, la chronologique, pour suivre les transformations d’un style mais aussi des préoccupations de l’auteur passant de l’esthétisme à des interrogations politique. La nouvelle, « L’homme à l’affût », dans le recueil « Les armes secrètes », représente une nouvelle orientation pensée par Cortazar qui le dira, se faisant critique de son œuvre, une sorte de dédoublement à l’origine même de ce conte. La responsable de cette édition, Sylvie Protin, une édition à la fois érudite, passionnée et passionnante, s’en explique dans la postface proposant d’autres itinéraires balisés par l’auteur qui avait transformé l’ordre de présentation ce ces contes pour leur donner une autre signification. Une nouvelle lecture devient possible, puis une troisième, une quatrième… – ainsi entraîné le lecteur pourra dessiner son propre parcours – pour s’interroger sur notre propre attitude, sur notre univers, sur le monde qui nous entoure. pour faire surgir d’autres relations, d’autres manières de voir le monde, et pas seulement celui de Cortazar. Les clichés, tous les clichés volent en éclats, tous les discours tout faits et même les mots de tous les jours. Le temps lui-même ne sait plus où il en est, ni comment il marche. Justement, chez lui, il ne marche pas, il se disloque. L’espace-temps se construit, c’est celui que nous voulons et non celui est imposé par les critères de la société bien pensante. La révolte est première, c’est elle qui conduit toutes les interrogations.
Il utilise ainsi l’écriture automatique des surréalistes et le jazz. Qu’il dira avoir découvert en même temps. Les personnalités du jazz seront ses personnages à commencer par les Cronopes – terme qu’il a forgé – en chef, Louis Armstrong et Charlie Parker, plus tard John Coltrane. Il nous fera faire, par l’intermédiaire de ces Cronopes et Fameux, le tour du jour en 80 mondes, utilisant la fantaisie, la psychanalyse et la volonté d’étonner le lecteur pour le faire réfléchir, le faire sombrer à des hauteurs inespérées.
Lire Cortazar, c’est retrouver une inquiétante familiarité. Pas seulement pour s’interroger, douter mais aussi pour prendre du plaisir à la lecture, à la construction d’un labyrinthe que nous connaissons, mais dont nous avons oublié le chemin pour en sortir. De quoi découvrir de nouveaux horizons, un champ des possibles qui s’élargit, pour lutter contre la marchandisation ambiante, contre la culture du résultat lié à ce libéralisme ambiant destructeur de toutes les libertés de l’imagination.
Révolte et imagination sont les deux mamelles de cette œuvre multiple et qui se veut multiple. Un appel à l’intelligence dans le même temps.
Et ces contes sont sûrement la part la plus originale d’un écrivain original jusqu’au bout de sa barbe.
Nicolas BENIES.