JAZZ, De Bechet à Jaspar

Mémoires.

La mémoire du jazz se conjugue souvent au pluriel. Quelque fois même elles se télescopent pour faire surgir un futur qui le fait paraître totalement différentes. C’est une des raisons pour lesquelles les rééditions sont nécessaires. Pas n’importe lesquelles. Celles qui font l’objet d’un travail de mémoire, de poètes pour expliquer, mettre en scène le passé et en faire un lieu de possibles.
Jouer avec la mémoire, les mémoires, c’est le propre du jazz qui n’oublie rien. L’oubli est un gouffre. Là git sans doute la difficulté du jazz, l’inclure dans le murmure du temps.
La collection Quintessence dirigée par Alain Gerber nous propose deux plongées dans cette mémoire, Sidney Bechet d’abord, Bobby Jaspar ensuite, pour faire des rapprochements étranges et porteurs d’avenirs.

Sidney Bechet ! Rien que le nom du clarinettiste/saxophoniste soprano évoque des souvenirs, des chansons. « Petite fleur » bien sur, chantée à la fois par Mouloudji et Henri Salvador, « Petite fleur » qui avait pénétré dans tous les foyers. Partout, au moins un 45 tours de Sidney sinon un 33 tours, souvent le même. Comme si le mot avait été donné. Étrange, cette place d’un créole de la Nouvelle-Orléans dans la mémoire de la culture française.
Ce coffret de deux Cd, le deuxième consacré à Bechet – un nom français à qui il faudrait redonner l’accent aigu sur le premier « e » – qui couvre les années 1944-1958 et comporte des chefs d’œuvre comme des compositions que Bechet s’attribuent (« Les Oignons » notamment) ou celles qu’il compose et sur lesquelles seront mis quelques paroles comme « Premier Bal » ou « As-tu le cafard ? » ou encore cette rencontre avec Martial Solal.
Invité par Charles Delaunay au 3e festival international de jazz à Paris en mai 1949, il remporte un succès mérité. Le soliste qu’il était capable d’abattre toutes les murailles et tous les doutes. Il faudra bien des démarches pour faire lever l’interdiction du territoire français depuis sa condamnation à 15 mois de prison en 1928. Il fera 9 mois et y attrapera ses cheveux blancs.
Ce coffret nous fait voyager. New York pour les enregistrements pour Blue Note en 1944. « Blue Horizon » est un chef d’œuvre de la clarinette de Sidney et il ouvre le coffret. Toujours à New York, pour « Kings Records », il est à son zénith, prenant en mains toutes les séances. Aucune affinité avec Mezz Mezzrow quoiqu’en ait dit icelui. Bechet a enregistré l’équivalent de 5 CD. On en trouve ici quelques traces.
Paris pour Vogue et le groupe de Claude Luter obligé, m’avait raconté Christian Aziz, le pianiste de Claude, de travailler portes closes pour répondre aux désirs du maître. Pas facile. Le résultat est à la hauteur.
Enfin Boston pour le club « Storyville » tenu par le pianiste George Wein, organisateur des premiers festivals à Newport. En compagnie du tromboniste Vic Dickenson, Sidney fait encore la preuve qu’il fait partie des génies de cette musique. N’hésitez pas, entrez dans la danse. Sidney reste inaltérable. L’écouter donne envie de l’écouter encore. Il serait dommage de passer à côté.

Mémoire encore pour Bobby Jaspar.
Bobby – Robert pour l’état civil – Jaspar est un cas à part qui mérite d’être entendu encore et encore. Une vois singulière que celle de ce Wallon né à Lièges le 20 février 1926 et mort 37 ans plus tard à l’hôpital Bellevue de new York. Bobby fait des études de chimie et découvre le jazz via « Boplicity » par le nonet de Miles Davis ? Le 25 cm futur s’intitulera « Birth of the Cool » pour en préciser la nouveauté. A l’époque, en 1949, cette formation mixte – Noirs et Blancs – ne remportera aucun succès. Il faudra attendre 1954 et la publication du 25 cm sus-nommé. Bobby participe – et il faut prendre ce terme dans tout son acception – aux « Jazz Groupe de Paris » de André Hodeir. « Paradoxe », composé par Hodeir, sera une tentative de musique de jazz dodécaphonique. Influencé par Stan Getz, sa sonorité prendra de l’ampleur et il sera une des grands flûtistes du jazz. Il voudra faire carrière à New York où il sera bien reçu mais pas reconnu. Toujours à l’affût de nouveautés, il construira des groupes avec le batteur Elvin Jones. Cette décennie est une grande décennie pour le jazz et particulièrement pour Bobby Jaspar. Aucune nostalgie mais une manière de s’interroger sur la passion que suscite cette musique en même temps que la définition de nouveaux chemins qui ne sont en rien des autoroutes. Tout le charme des grands espaces.
Un aventurier comme les aime le jazz et que le show biz s’ingénie à détruire. L’abus de stupéfiants aura raison de sa santé. Jaspar n’a jamais été reconnu comme une des incarnations du jazz. Il est temps de l’écouter. Entrez. Ce coffret vous permet de le découvrir.
Cerise sur le gâteau, le texte de présentation est signé Alain Tercinet qui nous a quittés à la fin de l’an dernier. Survivre disent-ils.
Nicolas Béniès.
« Sidney Bechet, New York – Paris – Boston, 1944-1958 », coffret de deux CD, livret d’Alain Gerber et Alain Tercinet ; « Bobby Jaspar, Paris – New York – Europe, 1953-1962 », coffret de trois CD, livret de Alain Tercinet ; Frémeaux et associés/collection The Quintessence.