Mémoire oubliée
Les libérateurs américains acclamés distribuant chocolat, chewing-gum et autres cadeaux arrivent avec leurs préjugés. Beaucoup de témoins ont voulu oublier les pendaisons de jeunes soldats Noirs dont les corps s’affichaient devant des bâtiments administratifs. Le souvenir ne les retiendra pas. Ils sont tombés dans les oubliettes de l’Histoire. Le travail de mémoire est là encore essentiel.
Pendant tout la période qui suit le débarquement, il y aura beaucoup de temps d’attente que ce soit en Basse-Normandie ou, un peu plus tard, en Bretagne. Confinés, ces jeunes gens – il ne faut pas oublier que la grande majorité d’entre eux sortent de l’adolescence, que la guerre est leur première expérience – cherchent à se distraire, s’alcoolisent et commettent des actes répréhensibles, violences, bagarres, viols. Les réactions de l’armée comme des populations ne seront pas les mêmes suivant la couleur de la peau.
Bretagne, 1944, en septembre et pendant trois mois Louis Guilloux sert d’interprète pour les cours martiales. Il constate que les soldats Noirs sont presque toujours condamnés à mort alors que les Blancs, pourtant accusée des mêmes crimes, sont acquittés.
Une expérience traumatisante pour l’écrivain qui mettra 30 ans pour écrire ce récit « O.K., Joe ! », pour mettre à distance sa révolte, sa haine du racisme. un racisme latent enveloppé de bonne conscience. La construction de l’œuvre, sur la base de la réalité vécue, revêt une force démonstrative qui va au-delà de la relation des faits. Les personnages qu’il rencontre sont plutôt de gauche, des « libéraux », comme on dit aux États-Unis, qui votent Roosevelt. Ils font peur, n’ont pas conscience de leurs préjugés qui flottent à la surface de leurs cerveaux. Guilloux les dessine de l’intérieur en montrant, sans insister, le fonctionnement de leur pensée, par des dialogues les plus concis possibles. Pas de grands développements ici, pas de pathos, juste des personnages dans leur quotidien. .
« O.K., Joe ! » n’est pas une œuvre de fiction, mais une « fiction réelle ». Bien plus tard, en 2005, Alice Kaplan mènera l’enquête en prenant Louis Guilloux comme guide. « L’interprète. Dans les traces d’une cour martiale américaine. Bretagne 1944 », savoir si la pratique dénoncée par l’auteur était habituelle. Le ,résultat est au-delà de toutes les espérances. Les cours martiales ont condamné à tour de bras les GI Noirs. Elle décrit la manière dont ces cours martiales conçoivent la justice, sur la base du droit pénal américain qui n’est pas tout à fait le même que le français. Deux procès sont décrits, l’un d’un jeune Noir, l’autre d’un capitaine Blanc coupable de crimes plus atroces, un véritable meurtrier, que le GI Noir. L’un sera pendu, l’autre acquitté. Elle dessine les prémices du maccarthysme qui envahira les Etats-Unis après la guerre mondiale. Un réquisitoire argumentée de cette face cachée de l’histoire. Pour elle, Louis Guilloux représente la conscience morale de cette époque troublée.
Pourtant, « O.K., Joe ! » n’est jamais explicite. Le narrateur, Louis, se fait « étranger » – Camus a dû lui permettre d’aller jusqu’au bout – à l’histoire qu’il raconte, aux événements dramatiques qu’il est entrain de vivre laisser la place aux lieutenants, l’un jouant le rôle du procureur, l’autre de l’avocat de la défense. Il s’arrête sur leur manière d’être, de penser. Il absorbe les manières de vivre de tous ces soldats, leurs désirs comme leur racisme « de bonne foi », évident pour eux que les Noirs sont inférieurs, de grands enfants à qui il ne faudra pas fournir d’armes. Sans prise de position morale, il arrive à faire comprendre des étranges manières de raisonner, même si certains, naïvement veulent changer le monde, sans rien faire pour, tablant sur une troisième guerre mondiale pour terminer le travail.
Guilloux a cette idée de rester dans le milieu des officiers forcément Blancs. Seul le chauffeur de la Jeep, Joe, semble faire preuve d’une humanité indifférente. Jamais l’auteur ne fait agir ou n’interroge les soldats (GI) Noirs pour faire surgir notre émotion, notre résistance, notre colère. Ce petit livre est un grand livre.
Nicolas Béniès
Livres sous revue :
« O.K., Joe ! », Louis Guilloux, préface de Eric Vuillard, Folio, 2022
« L’interprète. Dans les traces d’une cour martiale américaine, Bretagne 1944 », Alice Kaplan, traduit par Patrick Hersant, Gallimard, 2007