Actualités du livre sur le jazz
Coltrane encore et toujours.
Coltrane est mort en juillet 1967. Plus de 50 ans. Et son tombeau est resté ouvert. Sa musique fraternelle, universelle laisse tomber des gouttelettes pour fertiliser un sol qui en a besoin. Il a su faire reculer le gris qui a tendance à envahir le monde. Le « jeune homme en colère » – comme la critique le qualifiait au début des années soixante – s’est transformé en esprit mystique et facétieux, un génie venu habituer notre monde temporairement. Personne ne s’en est vraiment remis. La parution d’un double album miraculeusement retrouvé de 1963 vient, une fois encore, en faire la démonstration. « Both Directions at Once » a été le titre choisi par Universal pour refléter La nouvelle direction prise par Coltrane.
Jean Francheteau, aujourd’hui organisateur de concert, s’est arrêté sur « La décennie fabuleuse », 1957-1967, de « John Coltrane », titre de sa quête. Il passe en revue les enregistrements du saxophoniste, d’abord chez Prestige, puis chez Atlantic et enfin Impulse. Sur ce dernier label, Bob Thiele l’a beaucoup sollicité, au-delà de ce que demandaient les propriétaires. Heureusement. Après la mort de Trane – comme tout le monde l’appelle -, les sorties d’albums posthumes ont permis de le garder vivant.
Une discographie de fin de volume permet de tracer la cartographie des albums cités du saxophoniste capable de creuser un standard – un thème connu participant de la culture américaine – jusqu’à la corde pour faire apparaître d’autres continents. « My favorite things » fut de ceux là. Jusque la fin de sa vie Coltrane poursuivra sa poursuite pour transformer cette mélodie en une composition originale.
Jean Francheteau s’appuie, entre autres, sur un travail d’interviews précédentes réalisées par Frank Médioni, « John Coltrane, 80 musiciens de jazz témoignent » (Actes Sud), qui, lui-même, s’en est aussi servi pour écrire, à la fin de 2018, « John Coltrane, l’amour suprême » en référence au poème en forme de prière de Coltrane, « A Love Supreme » publié en février 1965, qui reste une référence. Beaucoup de musicien-ne-s d’aujourd’hui s’en inspire, sans se priver de citer le début de cette mélopée envahissante.
Ces deux livres actualisent nos connaissances sur ce créateur de l’univers des années soixante, mélanges de rages, de créations, d’espoirs fous et de désespoirs complets. 1968 est aussi une année Coltrane.
Roland Guillon avait consacré son opus précédent, en 2017, à… « L’univers de John Coltrane » dans la suite logique de sa rétrospective du jazz de l’après seconde guerre mondiale, en commençant par le « hard bop » du milieu des années 50, sans oublier l’influence du blues très sensible dans cette musique classée sur la Côte Est des Etats-Unis. Après Coltrane, il arrive dans le gras du « Free Jazz », terme qui, de nos jours, fait peur alors qu’il est simplement la libération de l’ancien ordre social et musical. A l’enterrement de Coltrane, on entendit – comme le saxophoniste l’avait voulu – le groupe de Albert Ayler, avec son frère Don à la trompette. Pour souligner qu’il s’agit encore de jazz, de ses mémoires. La rupture est nécessaire pour assurer la continuité, pour ne pas entrer dans un musée, pour rester vivant.
Guillon se penche sur « deux héritiers de John Coltrane », « Archie Shepp et Pharoah Sanders » le premier considéré comme la veine politique et l’autre la spirituelle, la mystique. Il faut reconnaître que la (petite) démonstration convainc. Il donne envie de se replonger dans cette musique. Écouter en même temps que de lire « Le matin des Noirs » signé Archie Shepp et vous verrez le bateau des Négriers se balançant, attendant sa cargaison, vous entendrez les cris de ces futurs esclaves et l’arrivée dans un port étasunien, Jamestown par exemple. Guillon nous invite, avec ce vade-mecum à découvrir ou redécouvrir ces musiciens.
Monk pour le passé et le présent
Roland Brival – avec des dessins réalisés à la craie par Bruno Liance – a choisi une autre voie. Il a pénétré le cerveau de « Thelonious » – c’est le titre du livre – Monk au moment, à la fin de sa vie, où il vit cloîtré chez la baronne Nica. Sur une sorte d’écran, il fait défiler la vie du pianiste/compositeur via des souvenirs sans forcément de liens logiques ni biographiques, ni musicaux. Une manière de rendre hommage au compositeur et à ses fulgurances, ses lignes brisées, ses références aux claves afro-cubaines, à cet Harlem devenu sa patrie, à New York qu’il a su évoquer comme personne sinon Duke Ellington. Monk est le maître du bebop, le pourvoyeur d’idées, de thèmes dont « 52nd Street Theme » qui servira souvent de générique de fin des concerts.
De Monk à Miles (Davis) il n’est qu’un pas que Michaël Menton nous permet de franchir. « Manhattan Chaos » évoque ce jour où New York, le 13 juillet 1997, connut la nuit noire. La canicule avait eu raison de la production d’électricité. Les scènes de pillage ont marqué la ville. A cette époque, Miles ne joue plus depuis deux ans. Il se complait dans ses douleurs. Sur la base de l’autobiographie de Miles, l’auteur extrapole pour raconter une histoire faite de « trips », de ces voyages immobiles ici dans le temps – sur le modèle de H.G. Wells – pour retracer les mémoires du passé raciste et de la crise de 1929. Pas toujours convainquant mais bien mené.
Le jazz, la musique en général est dépendante des technologies du son. Il faut insister : ce sont elles qui forgent notre oreille et notre cerveau. Les instruments passent, le plus souvent, par le truchement de ces appareils de reproduction jamais vraiment de haute fidélité. Notre époque est en train de générer une éducation musicale qui réduit notre entendement, dans tous les sens du terme. Le MP3 est un poison. La compression du son ne permet plus d’appréhender la complexité des compositions. Il est d’autant plus nécessaire de se plonger dans la déambulation historique proposée par Laurent de Wilde – ci-devant pianiste de jazz et auteur d’une biographie de Monk -, « Les fous du son, d’Edison à nos jours ». En un peu plus de 600 pages, il permet de s’approprier ces différentes manières d’écouter en intégrant la création de nouveaux instruments comme l’orgue Hammond lié à la ville de Philadelphie. Le jazz est un grand sorcier de la transformation des instruments et de la naissance de nouveaux.
Nicolas Béniès.
Livres sous revue : « John Coltrane, la décennie fabuleuse », Jean Francheteau, L’Harmattan ; « John Coltrane, l’amour suprême », Franck Médioni, Le Castor Astral ; « Archie Shepp et Pharoah Sanders, les héritiers de John Coltrane », Roland Guillon, L’Harmattan ; « Thelonious », Roland Brival et Bruno Liance, Gallimard ; « Manhattan chaos », Michaël Menton, 10/18 ; « Les fous du son, d’Edison à nos jours », Laurent de Wilde, Folio/Gallimard.