De la critique du libéralisme à de nouvelles propositions.
1) La crise en questions
Philippe Askenazy et Daniel Cohen récidivent. Sous leur direction, Albin Michel avait publié, en 2008, « 27 questions d’économie contemporaine » – qui, soit dit en passant, parlait peu de la crise systémique qui s’était déclenché, sans les prévenir, le 9 août 2007 – pour brosser un tableau des manques de cette dite science sociale, suivi, en 2010, des « 16 nouvelles questions d’économie contemporaine » qui abordait les causes de la crise financière et celle de l’Etat providence tout en proposant des pistes nouvelles pour l’assurance vieillesse ou la fiscalité. Pistes contestables dont certaines se retrouvent dans la vulgate gouvernementale, séparées de leur environnement théorique. Elles deviennent des « tartes à la crème » – comme le partage de l’espérance de vie entre travail contraint et travail non contraint, expression d’un recul idéologique profond portant sur la réduction du temps de travail – qui ôtent toute saveur au débat théorique sur la nécessité de ces propositions. Le gouvernement actuel rend un bien mauvais service à la cause de la science économique et à la gauche toute entière.
Le dernier opus, « 5 crises, 11 nouvelles questions d’économie contemporaine » brosse des questions qui, au premier abord, peuvent apparaître étrangères au champ de l’économique comme le cumul des mandats ou la rémunération des patrons. Avant d’entrer dans le vif des sujets, il nous faut faire une remarque sémantique. A trop utiliser le concept de « crise », celui-ci perd de sa pertinence, de son efficacité. Ainsi que peut recouvrer « la crise des élites » ? Il peut s’agir d’une crise profonde de légitimité du politique qui frappe l’ensemble des pays capitalistes, crise qui ne se réduit pas à celle des élites mais inclut les institutions, les modes de représentation, les partis, le mouvement ouvrier lui-même et au-delà le régime politique inadapté au basculement du monde. Que peut bien vouloir dire – dans l’Introduction signée par les deux maîtres d’œuvre – « crise de la culture » qui ne recouvre pas la crise culturelle, de valeurs, mais aussi de représentation du monde que vit le capitalisme incapable, pour le moment, de se sortir de sa crise systémique ? Ou cette « crise de l’avenir » qui se trouve lié au « réchauffement climatique » suivant, une fois encore, les auteurs ? Il semblerait qu’elle signifierait que notre avenir est menacé parce que la planète est menacée mais ce n’est pas une « crise » à proprement parler. La planète serait mortelle, comme les êtres humains. La mort n’est pas une crise, c’est une fin.
Il faut comprendre le concept de crise comme une faillite de l’ordre précédent, comme la concrétisation des limites qu’il ne peut pas dépasser et l’ouverture d’une nouvelle période de mutation pour construire de nouvelles limites. En ce sens, la crise financière est une réalité parce qu’elle précise les impossibilités, comme la crise sociale avec toutes ses dimensions qui ne peuvent être uniquement économiques.
Le monde actuel, avec cette acception, vit une « crise de civilisation ». C’est le monde de l’après seconde guerre mondiale qui est en train de disparaître. La sortie de la crise systémique sera globale.
Pour le reste, les 11 questions abordées permettent de suivre les avancées de l’analyse économique du côté du CEPREMAP (Centre pour la recherche économique et ses applications). Les questions passent donc du « cumul des mandats », une nécessité pour renouveler le personnel politique et éviter les féodalités, « la rémunération des patrons », trop élevées et qui démontre l’échec du modèle économique libéral, du marché classés dans « la crise des élites » à la « crise climatique », le chapitre le plus novateur en même temps que le plus contestable notamment le « Plaidoyer pour la taxe carbone », en passant par « la crise de la culture » qui inclut un « portrait contemporain des musiciens » – bizarre et intéressant – et « le prix unique à l’âge du numérique », numérique qui pourrait changer la donne sans forcément remettre en cause la « forme papier ».
Deux chapitres centraux, deux « vraies » crises, d’une part « La crise financière » vue du côté des ménages et des évolutions dans les budgets de consommation et des comportements d’épargne qui se sont modifiés sous l’impact de cette crise profonde et ce celui des banques centrales dans la tempête. Pour ce dernier chapitre, les auteurs proposent « un éloge du pragmatisme » en ce qui concerne la création monétaire indiquant qu’ils ne prennent pas position dans le choix idéologique habituelle entre le libéralisme pur et dur et le keynésianisme. Intéressant valse-hésitation qui révèle l’absence de conception générale du monde et participe de la crise idéologique. Enfin la partie sur la crise sociale tire logiquement un bilan négatif du néolibéralisme qui ne résiste pas à l’épreuve de la crise.
Les questions restent ouvertes une fois refermé le livre. Il faut le prendre comme un appel à poursuivre la réflexion, à se doter des moyens théoriques de comprendre la crise, le capitalisme pour pouvoir changer le monde. Sinon, il changera sans nous ce monde et par des voies qui ne peuvent être que barbares. C’est l’oubli le plus important des auteurs.
2) Une critique réjouissante
« Marchés : la fin des modèles standards » de Frydman et Goldberg propose une mise à mort de l’économie mathématifiée qui a présidé à toutes les décisions économique dans les 30 dernières années. La confiance absolue dans les modèles mathématiques, économétriques censés représenter la réalité ont permis un coup d’Etat. La représentation s’est substituée à la réalité. Les modèles sont devenus des Dieux capables d’influer sur le destin de l’humanité et des humain(e)s. Le tout s’appuyant sur une idéologie libérale qui a tronqué l’analyse libérale elle-même. Le marché est devenu l’alpha et l’omega de toute politique. Les modèles avaient fait disparaître l’Etat et la politique. Il n’y avait qu’une mécanique. Le régime d’accumulation à dominante financière qui se met en place dans les années 1980, régime de création de richesses fondamentalement instable et incertain se paraît des vertus de la prévisibilité et se pensait capable de percevoir le futur des comportements humains. Échec sur toutes les lignes. Échec total, lamentable. Malgré cette évidence, les traders continuent encore aujourd’hui à jouer avec les vies par l’intermédiaire de ces modèles.
Les auteurs démolissent froidement – le lecteur lui jubile – toutes les hypothèses reposant sur ces soi-disant « anticipations rationnelles » et tout ce qui tourne autour de ces « marchés mécaniques » des mécanismes du marché.
La deuxième partie sur « le monde de connaissance imparfaite » et des « marchés contingents » tout en laissant la porte ouverte à l’imprévu ne permet pas de comprendre, d’analyser les contradictions de ce capitalisme en crise systémique. Par contre, ils redonnent à la politique sa capacité à influer sur le cours du monde. Il faudrait plus tenir compte des rapports sociaux, des rapports de production. Des classes sociales et de leurs intérêts.
Nicolas Béniès.
« 5 crises, 11 nouvelles questions d’économie contemporaine », sous la direction de Philippe Askenazy et Daniel Cohen, Économiques 3/Albin Michel, Paris, 766 pages.
« Marchés : la fin des modèles standard », R. Frydman & M. D. Goldberg, Savoirs et débats économiques/Le Pommier éditions, 368 pages.