Aspects de la crise

Crise du travail ou crise du capitalisme ?

Le chômage de masse, son accroissement sans frein, la pauvreté qui en découle pose des questions de fond sur les modalités actuelles du fonctionnement du mode de production capitaliste.1 Les théorisations les plus étranges apparaissent dont la moindre n’est pas celle de la «fin du travail » qui fait florès, tout en déplaçant la problématique. Le problème principal ne serait plus la réalisation du plein emploi, la lutte contre le chômage, mais la définition d’un revenu pour tous, séparé du travail salarié. Cette thèse présente un autre intérêt, pour les tenants du libéralisme, elle fait du travail non-salarié, le travail «indépendant », la forme de travail de l’avenir. Dans le rapport du Plan, « Le travail dans 20 ans »,2 sous la direction de Jean Boissonnat, il était proposé de remplacer le contrat de travail à durée indéterminée – la base du droit du travail – par un contrat d’activité. Les auteurs du rapport ne cachaient pas qu’il faudrait mettre « à plat » tout le droit du travail pour le restructurer de fond en comble. Les libéraux ont applaudi. Dans leur optique le droit du travail représente des « rigidités », empêche l’élargissement de la flexibilité et donc, pour eux – mais ils ne l’ont jamais démontré – les créations d’emploi.

La théorie de la fin du travail se heurte à plusieurs réalités sociales, dont il est difficile de faire l’économie. La hausse du taux d’activité des femmes est la première, expression d’une des revendications sociales les plus importantes depuis mai 68, le droit au travail des femmes, partie prenante des revendications des droits des femmes, pour assurer l’indépendance ou l’autonomie de la femme, pour lutter contre « le retour au foyer », thème qui risque de revenir sur le devant de la scène avec l’implosion actuelle de la droite et ses tentatives de recomposition sur les thèmes du Front National. La deuxième porte sur le travail comme créateur de lien social – et pas seulement de revenu -, de prise de conscience du collectif, de faire partie d’un ensemble. Le chômeur se trouve individualisé, rejeté de la société. Le sentiment du collectif est difficile à faire naître comme celui du lien avec les salariés qui ont un emploi. En ce sens le mouvement des chômeurs qui débute fin 1997 en France change la donne sociale. Son élargissement en Allemagne, en Espagne et récemment en Italie pourrait permettre de construire une autre Europe, sociale, que celle de l’Euro reposant sur le traité d’Amsterdam transformant la politique d’austérité en politique structurelle.

Cette thèse de la fin du travail se heurte aussi à une autre réalité, économique. La progression du « travail au noir » démontrerait, s’il en était besoin, que des gisements de création d’emploi existent. Un rapport récent de la Commission Européenne estime le « travail non déclaré » entre 7 et 16% du PIB3 total de l’Union Européenne, soit de 10 à 28 millions d’emplois. Les raisons de cette économie souterraine – appelée aussi économie informelle – se trouvent dans le développement même du chômage de masse et de la pauvreté. Elle pèse sur l’économie formelle en exerçant une pression concurrentielle pour revoir à la baisse et les acquis sociaux et les conditions de salaire. Ainsi l’emploi n’a pas régressé, il a changé de formes.

Dominique Méda4 comme Jérémy Rifkin5 ont fait du thème de la « fin du travail », leur fonds de commerce. La première en supprimant la valeur-travail de la réflexion théorique confondant dans un même élan toutes les définitions du concept, le second en arguant du progrès technologique actuel qui rendrait inutile le recours au travail humain.6 Ainsi donc le progrès technologique et technique serait responsable de l’augmentation continue du chômage. Il marquerait, dans le même temps – c’est la vision optimiste de Rifkin – la fin du travail et le début d’une société non pas tournée vers l’oisiveté mais vers l’associatif, sous la forme de la « mondialisation de l’économie sociale ». C’est très loin du « droit à la paresse » de Paul Lafargue qui expliquait le progrès technologique par la volonté de paresse du genre humain. Les commentateurs n’ont souvent retenu que le titre d’une thèse intelligente et drôle.

Le progrès technologique est-il la cause principale du chômage ? Faut-il se résoudre à raisonner en d’autres termes que la lutte pour des créations d’emploi pour aller vers la revendication d’un revenu de citoyenneté, seule façon de pouvoir satisfaire les besoins sociaux de toute une population exclue durablement du marché du travail ? Le travail-salarié est-il condamné par le capitalisme qui l’a créé ? Last but not least, la classe ouvrière n’est-elle qu’une ombre du passé, et ne faudrait-il pas chercher d’autres moteurs de l’histoire que la lutte des classes ?

Pour répondre à ces questions, il faut considérer la dynamique de l’ensemble du mode de production capitaliste et ses lois de fonctionnement dans le contexte actuel et non pas de manière abstraite. Il est donc nécessaire d’analyser le régime d’accumulation pour y trouver les raisons des suppressions d’emploi et des restructurations.

Le progrès technique, responsable du chômage ?

Les théorisations sur la « fin du travail » s’arrêtent très souvent aux apparences. Le chômage, la pauvreté progressent, la nouvelle révolution technologique se met en place. Les ordinateurs donnent l’impression de régner en maîtres, organisant un nouveau processus productif. Ces apparences ne suffisent pas. Quel est le lien de causalité entre ces deux phénomènes ? Direct, indirect ? L’organisation du travail s’est-elle transformée ? Le taylorisme a-t-il disparu ? Quelle est la stratégie des firmes, de l’Etat ? A-t-elle des incidences sur les destructions d’emploi ?

Spontanément, et il n’est pas besoin de faire un sondage pour s’en rendre compte, la thèse de Rifkin s’impose dans les opinions publiques, et même parmi les chômeurs en lutte. La cause apparente des licenciements et de la destruction d’emplois industriels se trouverait dans l’introduction massive de nouvelles machines liées à la troisième révolution technologique, celle de l’électronique et de l’informatique. Une thèse d’origine similaire, et plus sophistiquée, expliquerait le chômage par la hausse trop importante de la productivité du travail. La production par salarié augmentant, il ne serait pas possible de créer des emplois. Deux oublis mettent à mal cette thèse. Le premier porte sur les gains de productivité eux-mêmes. Leur hausse a été plus rapide pendant les « 30 glorieuses » – la période de croissance continue de 1944 à 1974-75 – que depuis. Leur taux de progression a diminué environ de moitié. Le deuxième porte sur le contexte. La surproduction est devenue structurelle, comme l’indique les tensions déflationnistes7. Autrement dit le marché final n’augmente pas suffisamment vite pour faire face à celle de la production. Si c’était le cas, la hausse de la productivité permettrait de créer des emplois. La question essentielle n’est donc pas celle de la productivité, mais celle du rythme de progression du marché final.

Guillaume Duval8 et Thomas Coutrot9 soulignent à juste raison que les investissements productifs ont stagné sinon régressé, allant de pair avec le plus faible rythme de progression de la productivité du travail. Le taux d’accumulation peut se mesurer à cette aune. En Europe de l’Ouest, depuis la récession profonde de 1993, le taux d’accumulation a reculé jusqu’au dernier trimestre de 1997. Concrètement, la thèse qui fait du progrès technologique la cause principale des suppressions d’emploi trouve là sa réfutation.

D’autant que les Etats-Unis, depuis que Rifkin a publié son ouvrage, ont renoué avec les créations d’emploi pour arriver, début 1998, à un taux de chômage très faible, de 4,3%, avec des créations d’emploi dans l’industrie et pas uniquement dans les services, notamment dans les services aux particuliers. Pour l’instant l’augmentation des salaires est restée très limitée s’expliquant par la poursuite du « downsizing »,10 de la restructuration permanente des entreprises se traduisant par la concentration et centralisation du capital – la formations de groupes industriels et financiers de plus en plus immenses – par des fusions ou acquisitions, et l’élargissement de la flexibilité du travail via l’aménagement du temps de travail, et la multiplication des formes dites atypiques du travail, l’intérim en particulier. Un nouveau terme fait son apparition, « Permatemps », pour qualifier ces « temporaires permanents » auxquels ont recours les entreprises américaines.11

Les entreprises, dans le secteur de l’automobile en France, suivent aussi cette voie. L’intérim permet une souplesse de gestion et le non-respect de la législation du travail. La multiplication des CDD – contrats de travail à durée déterminée – est connue comme le temps partiel éclaté, conduisant à la soumission concrète des salariés aux contraintes du marché de l’entreprise, aux évolutions de la demande. C’est le syndrome de la caissière d’hypermarché – ou du salarié de chez McDonald’s dont parle Duval – qui vient travailler lorsque le besoin s’en fait sentir, au moment de l’afflux de clientèle. C’est l’explication de la prolifération des téléphones portables, permettant de ne plus être bloqué chez soi, en attendant le coup de fil fatidique.

Ainsi, comme aux Etats-Unis, en France il est possible d’être pauvre et d’avoir un emploi. Ce temps partiel éclaté conduit à la baisse des salaires passant en dessous du seuil de pauvreté12 défini comme la moitié du salaire médian, soit 3800 francs environ, touche de plus en plus de salariés. Plus de 17% des actifs travaillent désormais à temps partiel. L’INSEE13 avait calculé que la moitié des salariés à temps partiel ont des rémunérations mensuelles brutes inférieures à 4300 francs (chiffres de 1994), ce qui pourrait les faire passer en dessous du seuil de pauvreté si l’on raisonne en unité de consommation. Le rapport du Plan, « Chômage, le cas français » fait état de 7 millions de chômeurs et de précaires… Comme le souligne le CREDOC, pauvreté et activité ne sont plus incompatible. L’exemple américain – ou anglais – est en train de déteindre sur la France. La baisse du coût du travail serait le nouveau vecteur des créations d’emploi. La révolution technologique comme explication essentielle s’est éloignée, pour aboutir à la seule variable sur laquelle les entreprises peuvent jouer, le coût du travail.

Un régime d’accumulation non stabilisé.

Stephen Roach14 parle de « paradoxe technologique américain » pour souligner l’importance de la stratégie des firmes de réduction des coûts, et d’abord du coût du travail, pour expliquer les performances macro-économiques, l’augmentation des profits comme l’amélioration de la compétitivité plus que la révolution technologique. Stratégie qui se traduit par la crispation sur l’organisation taylorienne du travail, et par la poursuite des licenciements comme par le développement du travail non qualifié. Ceci pour répondre aux thuriféraires de la fin du travail non qualifié lié à l’élargissement de la troisième révolution technologique. Illusion d’optique le lien mécanique entre cette révolution le travail plus qualifié. L’organisation du travail n’a pas vu de modification de nature. Le taylorisme supposait la mise en œuvre d’emploi non qualifié. C’est toujours le cas. L’emploi de jeunes diplômés, plutôt que de non-diplômés ne répond pas à des changements de l’organisation du travail, mais à des moyens pseudo-scientifiques de sélectionner la main d’œuvre. Les diplômes ne sont plus corrélés avec la qualification. Les grilles salariales ont tendance à disparaître au profit des « compétences ». Ce thème de la fin du travail non qualifié, qui se décline dans le terme « d’employabilité » – d’une énorme charge idéologique – dissimule l’exclusion du marché du travail d’une partie des jeunes, de ceux et celles qui sortent sans diplôme de l’Ecole. C’est un habillage idéologique, sans rapport avec la réalité des entreprises dans lesquelles se met en place une nouvelle routine. Cette population, de plus, fait peur aux employeurs, en France du moins.

La croissance retrouvée se trouve à l’origine de cette vague de création d’emploi, aux Etats-Unis. L’augmentation de la consommation des ménages, par l’intermédiaire d’une énorme progression de leur endettement – jusqu’à deux fois leur revenu -, en est la cause principale. Cet élément essentiel manque dans les grands pays d’Europe de l’Ouest, comme la France et l’Allemagne. Sans parler du Japon en train de vivre une nouvelle récession. Les Etats-Unis doivent être étudiés comme un tout pour éviter les fausses interprétations.

Les politiques d’inspiration libérale – et sur ce point il faut éviter les idées reçues – peuvent conduire à des créations d’emploi, mais des emplois déqualifiés à faible salaire, qui ne permettent pas de lutter contre la pauvreté. Ces créations d’emploi servent dans le même temps à justifier la baisse des dépenses de l’Etat concernant le « welfare », comme on dit aux Etats-Unis, les dépenses de protection sociale. Il faut donc s’attendre à une progression de la pauvreté, et à la poursuite de la crise urbaine qui touche les « Inner City ». La population des ghettos, africaine-américaine, reste le parent pauvre, avec un taux de chômage de prés de 10%, fin février 1998, alors que celui des Blancs plafonne à 4,4% et les Hispaniques à 7,5% (chiffres de février 1998).15 Le retournement viendra de la chute de la consommation des ménages ouvrant la porter à une nouvelle récession et à la montée du chômage, retournement inscrit dans la stratégie même des firmes de baisse du coût du travail et de la politique économique de baisse des dépenses sociales.

C’est le modèle libéral qui s’impose. Toutes les entreprises suivent peu ou prou cette même stratégie, et tous les Etats des pays développés la même politique. Celles et ceux qui résistent sont immédiatement sanctionnés par les marchés financiers qui servent désormais de régulateur de l’ensemble. Le nouveau rôle des actionnaires ressort de la même contrainte. Ils jugent les stratégies d’entreprises à l’aune de la montée des cours de la Bourse, et non pas dans le sens du développement de la firme. C’est le diktat du court terme, au détriment d’une politique intelligente centrée autour des investissements productifs. Elle suppose de raisonner sur le moyen terme… Tous les économistes américains, en dehors des libéraux purs et durs insistent sur les limites de cette stratégie. Faute de partage des gains de productivité avec les salariés, le marché final risque de s’écrouler, ainsi que les cours de la Bourse – la séquence peut être inverse – ouvrant la possibilité d’un krach boursier du même type que celui de 1929. Ainsi les causes du chômage ne sont pas à rechercher dans la mise en œuvre de la troisième révolution technologique, ni dans la « mondialisation »,16 mais dans les stratégies des firmes et de l’Etat. Le libéralisme sert de cadre idéologique à la fois justifiant cette stratégie et ces politiques.

Le point de départ pour appréhender les causes du chômage se trouve donc dans la mise en évidence des formes actuelles de création de richesses, de l’accumulation, et par-là même de la manière dont s’effectue la régulation globale du système pour comprendre les normes sociales qui s’imposent. Elles dessinent un nouveau régime d’accumulation, une nouvelle manière de créer des richesses, de permettre l’accumulation du capital.

C’est un régime d’accumulation hybride, vraisemblablement non stabilisé, qui se met en place. Il n’arrive pas totalement à rompre avec celui des « 30 glorieuses », alors que les normes sociales – la régulation – sont différentes. Un régime d’accumulation, rappelons-le, se définit par l’interaction d’une norme de production, de consommation et d’une forme spécifique d’Etat permettant le bouclage macro-économique, pour parler comme les économistes, c’est-à-dire la création de richesses ; passant par la production de marchandises et la réalisation de la plus value par la vente des marchandises. Celui des « 30 glorieuses » – de 1944 à 1974 – avait vu la combinaison

  1. de l’élargissement de la deuxième révolution industrielle, celle de l’électricité, lié à une organisation du travail, le taylorisme, se traduisant par des gains de productivité importants et continus,

  2. avec une consommation de masse par l’extension du salariat, puis par la hausse du pouvoir d’achat à partir du début des années 60 permettant l’augmentation continue du marché final,

  3. et une forme spécifique d’Etat, dit « Etat-Providence » orientant l’accumulation et participant à la montée du marché final via la hausse des dépenses budgétaires.17

Le nouveau régime d’accumulation – appelons le néo-libéral faute de mieux – combine l’élargissement – difficile, se faisant par à-coups – de la troisième révolution technologique qui se traduit surtout dans la révolution communicationnelle avec une organisation du travail taylorienne,18 une norme de consommation inexistante et un Etat providence en crise, autrement dit en train de connaître la métamorphose de ses formes. Le libéralisme ne justifie que les destructions, sans proposer un nouveau modèle. Tous les modèles sociaux, que ce soit celui de l’Allemagne – connu comme le « capitalisme rhénan » – ou celui du Japon de l’emploi à vie » sont en crise, fortement ébranlés par les déréglementations en cours qui transforment l’intervention de l’Etat dans tous les pays développés. La privatisation sert d’unique boussole au détriment de la socialisation. Le seul impératif est celui de la compétitivité qui passe par l’élargissement de la sphère de la marchandise. Trop souvent sous le vocale de « Modernisation des services publics » se cachent la remise en cause des services publics, une spécificité française sur laquelle il aurait fallu s’appuyer pour permettre leur développement à l’échelle de l’Europe plutôt que l’inverse. La Commission Européenne joue un rôle important dans cette métamorphose en proposant le « service universel » s’adressant seulement aux plus pauvres pour leur faire accepte la pauvreté et non pas lutter contre elle.19 Par une inversion étrange, les modèles économiques sont recherchés dans les pays émergents, du moins avant la crise des pays d’Asie du Sud Est.

Autant le régime d’accumulation des « 30 glorieuses » – dit aussi « fordiste » pour reprendre la dénomination des théoriciens de l’école de la régulation – était « inclusif », créateur d’emploi, autant celui là est « exclueur » – si je peux me permettre ce néologisme – destructeur d’emploi, se traduisant par la montée continue des inégalités et l’élargissement de la pauvreté, via le chômage et la précarisation de l’emploi.

Dans le même temps la « financiarisation » des grands groupes, signifiant à la fois l’inversion des rapports entre l’industrie et la finance et la transformation des groupes d’industriels en industriels et financiers, provoquent un mouvement continu de destruction d’emploi. Traditionnellement la finance est au service de l’industrie. Elle permet la rotation plus rapide du capital, et donc ouvre la possibilité d’augmenter le profit. La montée de l’incertitude dans un monde où les règles du jeu ne sont pas encore stabilisé, où la crise du système monétaire international est une donnée permanente se traduisant par le flottement des monnaies, et notamment du dollar déstabilise les planifications d’entreprise. L’incertitude concernant le cours des devises clés – le dollar en particulier, et l’Euro, s’il existe, ne changera rien à cette réalité20 – et des taux de l’intérêt a nourri la progression continue des marchés financiers. La déréglementation voulue et décidée par les Etats-Nations a poussé à l’internationalisation de ces marchés, les seuls à être véritablement mondialisés. Ils sont devenus à la fois un facteur de réduction de l’incertitude et un moyen de spéculer pour augmenter rapidement les bénéfices. Du coup la finance impose sa loi – celle du profit à court terme – à l’industrie. Pour continuer à spéculer les groupes industriels doivent restructurer toujours plus pour augmenter la plus value absolue – la plus value relative suppose l’augmentation de l’investissement productif, donc du taux d’accumulation, on a vu que ce n’était pas le cas -, autrement dit exploiter toujours plus les salariés, intensifier toujours plus le travail, restructurer toujours plus pour être encore plus compétitifs – gagner des parts de marché sur les concurrents par la baisse des prix – baisser plus encore le coût du travail et licencier davantage, au détriment de la santé du plus grand nombre, sans se préoccuper des risques écologiques. Les services, comme y insiste Guillaume Duval21 sont aussi dans l’œil du cyclone. Le taylorisme s’applique désormais dans ce secteur, de même que le «downsizing » pour employer le terme américain. La revue « Banque »22 fait le point sur les restructurations bancaires aux Etats-Unis qui voient naître d’énormes mastodontes par des fusions à répétition dont les objectifs sont d’abord de baisser les coûts, donc de supprimer des emplois, et de spécialiser les grands établissements bancaires. On a vu naître « le premier « supermarché » mondial de services financiers né de la convergence de l’activité bancaire et de l’activité sur titres et la première banque commerciale réellement nationale. » Le métier de banquier se transforme lui aussi. Il devient de plus en plus tributaire des marchés financiers eux-mêmes. La baisse de son marché traditionnel l’oblige à la restructuration et aux licenciements.

Ce nouveau régime d’accumulation se traduit bien par un nouveau modèle d’entreprise, l’entreprise néo-libérale,23 sans qu’il soit encore stabilisé et par une régulation qui s’effectue principalement au travers des marchés financiers, dans un contexte social où les contre pouvoirs, syndicaux notamment, sont structurellement affaiblis.24

Le mouvement des chômeurs, débutant en France à la fin de l’année 1997, et commençant à s’étendre à l’ensemble des pays de l’Union Européenne – phénomène peut-être plus porteur que la décision de créer l’Euro – change la donne sociale et devrait se traduire aussi par une nouvelle donne théorique. Jusque là les analyses sociologiques du chômage et de la pauvreté étaient centrés autour des parcours individuels. Castell parlait de « désafiliation sociale » et Paugam de « disqualification sociale ».25 Le social n’était pas ignoré, mais il n’était pas conçu comme une réaction possible collective. Robert Castell, dans « Les métamorphoses de la question salariale »,26 allait même jusqu’à faire preuve d’un fatalisme qui laissait accroire que les évolutions actuelles étaient inéluctables et qu’il fallait accompagner ces métamorphoses.

Le mouvement des chômeurs montre qu’intensification du travail et chômage se nourrissent l’un l’autre. Le chômage de masse et l’angoisse de la pauvreté servent à faire accepter des conditions de travail et de salaire dégradées à ceux et celles qui trouvent un emploi. Cette intensification permet l’augmentation de la plus value absolue – au sens de Marx -, c’est-à-dire l’augmentation du taux d’exploitation sans qu’il y ait besoin de machines nouvelles. La classe ouvrière est à la fois objectivement et subjectivement éclatée. Son unité est à construire27 via la définition de nouveaux rapports de production et de nouvelles formes d’organisation. Le mouvement des chômeurs appelle à cette reconstructuration/refondation de l’ensemble du mouvement ouvrier, qui suppose d’abord l’analyse de ce nouveau régime d’accumulation pour le combattre.

Nicolas BENIES.

1 Cet article poursuit les réflexions commencées, sur le même thème, dans Critique Co n°148 (Printemps 1997) ; sous le titre « Fin du travail ou métamorphose du travail ? » et dans le n°149, « Sur la crise de l’Etat Providence ».

2 Aux éditions Odile Jacob, 1995.

3 Produit Intérieur Brut, indicateur comptable de la création de richesses.

4 «  Le travail, une valeur en voie de disparition », Aubier, 1995. Elle a, depuis la publication de ce livre, multiplié les collaborations, transformant sa thèse. La dernière en date se trouve dans « C’est quoi le travail ? », Autrement, 1997

5 « La fin du travail », aux éditions La Découverte, réédité en collection de poche, 1997.

6 On trouve une critique très nuancée du livre de Rifkin dans « Pour en finir avec la fin du travail » d’Anne-Marie Grozelier, Aux Editions de l’Atelier, 1998, page 157 et suivantes. Elle parle d’une vision sans concession de la société américaine, tout en critiquant le fonds de la thèse, la modernisation technologique induisant automatiquement la raréfaction du travail, thèse non démontrée… démontre-t-elle.

7 La déflation n’est pas le contraire de l’inflation. La baisse des prix – le symptôme de la déflation – s’explique par l’exacerbation de la concurrence dans un contexte de surproduction. La baisse actuelle des prix des matières premières liées directement à la crise des pays d’Asie du Sud Est indique le mouvement déflationniste. Dans un premier temps, cette baisse favorise la diminution des coûts de production des entreprises des pays capitalistes développés, mais la possibilité existe désormais d’une déflation à l ‘échelle mondiale qui se traduira par des krachs boursiers et financiers.

8 « L’entreprise efficace à l’heure de Swatch et McDonald’s », Syros, 1998.

9 « L’entreprise néo-libérale, nouvelle utopie capitaliste », La Découverte, 1998.

10 On parle beaucoup des 7 ans de croissance continue aux Etats-Unis, on parle moins de la poursuite des restructurations et des suppressions d’emploi. Il ne se passe pas de jour sans qu’un groupe annonce des suppressions d’emplois, 16 600 postes en moins chez Kodak, 12 000 licenciements fin 1998 chez Boeing, 15 000 à 18 000 emplois de supprimer chez ATT, fin 1997… Dans le même temps, ATT annonçait des bénéfices en hausse de 6% au quatrième trimestre 1997.

11 Article du New York Times, traduit dans Courrier International n°44, du 23 avril 1998.

12 Voir le n° spécial d’Economie et Statistique, la revue de l’INSEE, « Mesurer la pauvreté aujourd’hui », n° 308-309-310, 1997.

13 INSEE Première, octobre 1997, « Les salariés à temps partiel : combien gagnent-ils ? », étude de Christel Colin.

14 Cité dans l’expansion n°571, du 16 avril 1998, « L’Amérique a-t-elle inventé la croissance éternelle ? ». la réponse est non malgré la nouvelle théorie à la mode dite « New Age » qui voudrait que la croissance soit justement éternelle. Stephen Roach est économiste en chef de la Morgan Stanley à New York.

15 Voir « American Apartheid », de Massey et Denton, aux éditions Descartes et Cie, 1995 et « City of quartz », de Mike Davis, aux éditions La Découverte

16 Voir sur ce point l’excellente démonstration de Paul Krugman in « La mondialisation n’est pas coupable », 1998, La Découverte. Il est moins clair concernant le progrès technique.

17 Cette forme d’Etat s’est traduite par des avancées en termes de socialisation. Le développement des services publics en est une des conséquences, comme l’ensemble de la protection sociale. Le capitalisme via l’Etat, ce « capitaliste collectif en idée », forgeait en son sein des marchés extérieurs à sa propre logique, celle de la marchandise. Ainsi se réalisait cette quadrature du cercle qui suppose d’augmenter la productivité du travail, pour baisser le prix de vente tout en permettant la hausse du profit et celle de la masse salariale – par la création d’emplois puis par la hausse du pouvoir d’achat – en élargissant en permanence le marché final par l’existence même de la socialisation. La surproduction avait disparu des pays capitalistes développés, à l’exception des Etats-Unis, nation dominante qui connaissait toujours le déroulement des cycles courts appelés « business cycles ». Les récessions appartenaient au passé et les économistes ne se préoccupaient plus que de la définition du meilleur « sentier de croissance ». L’inflation provenant de la diffusion du crédit à la production, une forme spécifique de financement de l’accumulation, et de la multiplication des dépenses dites improductives – notamment militaires –, était le prix social à payer pour permettre au système de fonctionner. Elle exprimait dans le même temps les tensions de la lutte des classes. Le taux d’inflation monte en même temps que la satisfaction des revendications salariales, réponse économique aux affrontements sociaux. Voir mon article dans le n°149 de Critique Co.

18 Nous avions insisté, dans l’article précédent (Critique Co n°148), comme le fait Guillaume Duval dans « L’entreprise efficace… » opus cité, sur la place du JAT, du Juste-A-Temps, pour faire accepter aux salariés les contraintes du calendrier – il faut satisfaire le client pour le conserver -, sans qu’il y ait besoin de contremaître. Ce « contremaître » là est beaucoup plus efficace. L’intensification du travail en résulte, les heures supplémentaires non payées, comme le stress. La souffrance au travail est une nouvelle réalité qui fait désormais l’objet de rapport.

19 Voir le débat dans « Quelle modernisation des services publics ? Les usagers au cœur des réformes », sous la direction de Philippe Warin, collection Recherches, 1997, La Découverte.

20 Il ne peut faire l’économie d’une réforme du Système Monétaire International, thème qui a disparu de l’actualité. Alors qu’il représente la question principale, la monnaie unique européenne étant, du point de vue et des échanges internationaux et de la réglementation des marchés financiers, un problème secondaire.

21 Opus cité.

22 Mai 1998, n° 592, « Vague de restructurations aux Etats-Unis » d’Antoine Mérieux et Christian Ligeart.

23 Cf. le livre de Coutrot, opus cité.

24 Voir l’analyse contestable, tout en apportant des données essentielles, de Dominique Andolfatto et Dominique Labbé in « La CGT, Organisation et audience depuis 1945 », collection « Recherches », La Découverte, 1997.

25 Voir « L’exclusion : l’état des savoirs », sous la direction de Serge Paugam, aux éditions La Découverte, 1996 qui fait le tour des différentes disciplines impliquées dans l’analyse des phénomènes dits d’exclusion, terme que tous les auteurs réunis par Paugam critiquent et se refusent à employer.

26 Fayard, 1995.

27 Les patrons se servent des différenciations des durées réelles du travail dans les pays d’Europe pour mettre en place le « dumping social ». Ainsi « La Tribune » du 16 avril publiait une étude réalisée par la BDA, Confédération des employeurs allemands, qui montrait que les travailleurs allemands avaient la durée du travail la plus basse de tous les pays de l’Union Européenne, alors que les Français avaient la plus longue. Et le BDA de se féliciter que la tendance à la réduction du temps de travail, contante depuis 1992, ait été interrompue l’an dernier…