Crise financière, Acte II

La crise systémique du capitalisme déploie ses ailes.

La Grèce, l’Espagne, le Portugal, l’Irlande (Eire), l’Italie… sont en crise. La spéculation bat son plein sur la dette des États. Elle signe l’acte 2 de la crise financière, commencée en août 2007 et longtemps niée par les gouvernements. Ses causes se trouvent dans les modalités de solution mise en œuvre par les États pour « sauver » le système financier.

L’entrée dans la crise systémique en août 2007.
Rappelons que la crise d’août 20071 s’était traduite par la baisse brutale des cours des titres sur toutes les places financières, avec comme facteur déclencheur, les « subprimes », les dettes des ménages américains titrisées et « structurées » dans des produits financiers spécifiques dont l’innovation revenait aux banques. Ces produits structurés dits SIV – pour Structured Investment Vehicle – avait comme objectif de diffuser le risque pour le rendre impossible. Ces modèles mathématiques ont fonctionné dans un premier temps. Mais la diffusion du risque a des effets non prévus. Elle organise une sorte de solidarité entre tous les acteurs financiers qui subissent les contre coups de cet effondrement.
Les banques avaient, dans le contexte de la déréglementation financière des années 1980, changé de métier. Elles n’étaient plus l’intermédiaire financier obligé, toutes les opérations financières ne passaient plus par elles mais par les marchés financiers. Du coup, elles sont devenues les conseillers des grandes entreprises pour introduire leurs titres sur les marchés financiers, cautionnant l’émission de ces titres.
Lorsque les ménages américains ont été dans l’incapacité de payer les intérêts de leur dette, toute cette construction financière s’est écroulée et les banques se sont retrouvées en première ligne. L’obligation légale leur était faite de mettre dans leur bilan – alors que toutes les opérations de conseil sont « hors bilan » – les titres en question au prix du marché soit dévalorisés. Certains de ces titres ont été considérés comme « illiquide », autrement dit d’une valeur égale ou proche de zéro. Incapable d’absorber tous ces titres, elles ont affiché des pertes gigantesques.
Devant cette situation, le « chacun pour soi » sonnait. Chaque banque, pensant que sa voisine pouvait faire faillite et ne sachant pas à quel niveau chaque banque était engagée sur le marché des « subprimes », refusait de lui prêter. Or, le système bancaire fonctionne au jour le jour suivant un système de compensation : la banque qui a des liquidités prête à celle qui en a besoin pour faire face à ses échéances. Le « gel » de la compensation devait entraîner les faillites des banques, faute de pouvoir honorer leurs dettes au jour le jour. Les Banques Centrales – la Fed comme la BCE – sont venues, dans un premier temps, au secours des banquiers en prenant la place du système de compensation défaillant. Elles ont dégagé des « lignes de crédit » pour éviter la vague de faillites qui s’annonçait.

Dans le même temps, les gouvernements des pays anglo-saxons – Grande-Bretagne, Etats-Unis – pourtant considérés comme les plus libéraux, sont massivement intervenus pour sauver chaque banque au prix même de la nationalisation, comme ce fut le cas pour la « Northern Rock » au Royaume-Uni ou Fannie Mae et Freddie Mac aux Etats-Unis. Une ironie d’une histoire économique qui n’en manque pas. L’explication se trouve dans la dépendance de l’économie, de sa croissance vis-à-vis de l’endettement. Les ménages britanniques sont ainsi endettés à hauteur de 173%, les américains de 130% et les français de 73%, pour donner un point de référence. Il fallait donc sauver le système financier et rapidement pour éviter l’effondrement.
Le 15 septembre 2008 marque une étape importante à la fois dans la réalité de la crise et sa prise de conscience. Il existe un avant et un après la faillite de Lehman Brothers, grande banque américaine que le gouvernement étatsunien a refusé de secourir sans doute pour une multitude raisons dont l’une est vraisemblablement de faire un test grandeur nature. La réussite fut totale. Un tsunami financier et économique mondial. La banque était présente dans la plupart des pays, des secteurs industriels – c’est elle aussi qui gérait le Fonds de réserve des retraites en France – et bien sur dans la finance mondialisée. Le choc brutal a nécessité une intervention quantitativement plus importante des Etats. Il fallait éviter les effets en chaîne, boule de neige de cette faillite.
La réaction s’est effectuée dans un cadre national. Après des années de négation de la place, du rôle de l’Etat-Nation, il effectuait un retour pour aider ses capitalistes y compris contre les autres capitalistes des autres Nations. Le bluff idéologique de la « mondialisation » avait vécu. Elle avait pourtant été mise à toutes les sauces pour justifier les politiques de régression sociale pays par pays avec son cortège de déréglementation, de privatisation, d’ouverture des frontières. La concurrence libre et non faussée était le dogme sur lequel reposait toute cette construction liée à celui de l’efficience des marchés, la vulgate du libéralisme économique. Le prix de marché devait indiquer l’avenir, construire les orientations du futur. La dite ouverture des frontières devant assurer – c’était la base idéologique de la création de l’OMC le premier janvier 1995 – le développement de tous les pays et le bonheur de tous. Cette idéologie s’est brisée sur les rochers de la crise systémique du capitalisme. Ce n’est pas la moindre des crises que vit le capitalisme : une crise de légitimité de l’idéologie libérale. Aux Etats-Unis, la réflexion a commencé pour reconstruire une théorie économique qui détermine d’autres bases que l’efficience des marchés. Toute cette critique – même venant du Prix Nobel Joseph Stiglitz – était, jusque la faillite de Lehman Brothers, inaudible. Aujourd’hui, elle est largement partagée. Elle se traduit de manière logique par une sorte de « retour de Marx »,2 même si les économistes américains regardent plutôt du côté de Darwin ou des neurosciences. Cette crise idéologique ouvre largement le champ des possibles et oblige à un débat renouvelé à la fois sur les concepts et la méthode de l’économie politique et sur les politiques économiques elles-mêmes. Pour comprendre, appréhender le monde, avoir une chance de le transformer, il est nécessaire d’aborder l’économie en lien avec toutes les autres sciences sociales. Le fait politique est la quintessence, la synthèse de toutes les sciences sociales.
La crise systémique – des crises plurielles – faisait la démonstration que l’Etat-Nation restait la forme d’organisation des capitalistes, malgré la transnationalisation des firmes, et les changements dans la DIT, la division internationale du travail. Le « chacun pour soi » est une réaction habituelle aux situations de crise ouverte. Marx le soulignait déjà. Ce retour de l’Etat-Nation dégageait de la place pour une nouvelle dimension de la crise systémique, latente au départ, celle de l’euro et, par-là même, de la construction européenne.

Des solutions provisoires facteurs de crise
Pour répondre à l’approfondissement de la crise financière, après le 15 septembre 2008, les Etats sont donc intervenus. Ils ont dégagé des sommes fabuleuses pour venir en aide à leurs banquiers, assureurs, industriels. Pour le seul système financiers, ce fut des sommes de l’ordre de 20% du PIB, de la création de richesses. Le gouvernement américain a décidé de sauver de la faillite le premier assureur mondial, AIG, pour éviter les effets, en plus grands, de la faillite de Lehman Brothers. Plus d’une centaine de milliers de dollars ont été perdus dans ce tonneau des danaïdes. Partout ces plans ont été présentés comme des plans de relance, alors qu’ils en changeaient en rien la donne macro économique tout en permettant aux institutions financières de continuer à exercer leur nouveau métier, celui de spéculateur sur les marchés financiers – via les traders de belle réputation – sans renouer avec leur métier traditionnel, le seul chemin qui aurait pu jouer un rôle dans le retour de la croissance économique. Ces aides, comme les crédits alloués par les banques centrales à des taux d’intérêt peu élevés – 1% pour la zone euro, vraisemblablement moins aux Etats-Unis -, ont permis de lutter contre le risque de faillite à court terme. Mais la crise financière n’était pas une crise de liquidités. Elle n’était qu’une conséquence de la crise de solvabilité et de profitabilité. Si les banques ne se prêtaient plus les unes aux autres, ce n’était pas par un manque de liquidités – qui existaient – mais à cause du doute sur la solvabilité. Si ces mêmes banques ont refusé de prêter globalement aux entreprises – ce que leur demandaient tous les ministres de l’économie et des finances -, c’est là aussi à cause d’un doute sur la profitabilité à venir. Si les pertes sont au rendez-vous, comment les capitalistes industriels pourront-ils payer les intérêts de la dette ? Enfin, pourquoi prêter davantage aux ménages – déjà endettés – si personne ne prévoit que le pouvoir d’achat pourrait augmenter ? L’augmentation rapide du chômage venant aussi accentuer cette perte de confiance dans les capacités des ménages à faire face au service de leur dette. Les encours de crédit bancaires ont logiquement diminué pendant l’année 2009.
Les Etats ont refusé la voie de la réglementation, seule à même de changer la donne. Si le contexte ne change pas, les agents économiques subissent le poids de la même logique, celle du système. Dans un discours – le 22 octobre 2008 – le Président de la République française, Nicolas Sarkozy, avait demandé la « moralisation du capitalisme financier », avec comme mesure phare la suppression des agences de notation. Une bonne idée qui n’a trouve la voie de la réalisation. Ainsi le système en crise a poursuivi sa route… en accéléré vers une crise plus profonde encore.
Que pouvaient faire les banques de leurs liquidités ? Spéculer sur les marchés financiers pour augmenter leur bénéfice à court terme avec toutes les conséquences négatives sur l’économie. Ainsi les solutions, les « aides » individualisées aux banquiers, aux assureurs, cette intervention micro économique ont réussi à reporter le risque de faillite des banques. De ce point de vue, ces plans ont semblé répondre à la crise. En fait, ils ont permis un sursis. Tout en ouvrant la porte au deuxième round de cette crise portant sur la dette souveraine. Si la Grèce a été au centre de la spéculation c’est qu’elle apparaissait comme le maillon faible.

Un monde incertain et en sursis.
Pour éviter ce deuxième round, il aurait fallu changer totalement la donne, « remettre la finance à sa place »,3 c’est-à-dire au service de l’industrie.4 Faute d’interventions des Etats sur la structure de l’économie, les banquiers ni nationalisés ni mis au pas ont laissé libre cours à leurs habitudes malgré tous les scandales, celui de Madoff comme celui de la Société Générale (plus que du seul Kerviel).
Comme tous les opérateurs financiers, elles ont spéculé sur la dette souveraine, celle des Etats, seul domaine qui permettait d’engranger des bénéfices spéculatifs. Dette des Etats provenant en partie de l’aide apportée aux banques pour éviter leur faillite. Le reste est issu des besoins de financements5 au jour le jour. La réponse aurait pu être – comme ce fut le cas pendant les « 30 glorieuses », ou récemment en Grande-Bretagne – la « monétisation » des déficits. La banque centrale, institut d’émission peut créer de la monnaie – la fameuse « planche à billets » – pour couvrir ces besoins de financement. C’est une alternative aux emprunts sur les marchés financiers. Des moyens pour faire baisser le niveau d’endettement sans recourir aux politiques d’austérité drastique qui ont comme effets évidents d’approfondir la récession, plus encore de la programmer. L’autre moyen pour diminuer l’endettement, c’est de la « restructurer », en français de l’annuler. Les Etats, s’ils sont solidaires – dans le cadre de la sone euro par exemple – pourraient le faire. C’est une solution qui est de plus en plus abordée et qui fait peur aux banques qui se trouveraient pris dans la spirale d’une spéculation à la baisse les menaçant directement, pouvant conduire à leur faillite.
Pour l’heure, il n’en est pas encore question. Mais c’est une arme de chantage que le gouvernement grec a déjà utilisé. Tout en mettant en œuvre une politique d’austérité sous l’égide à la fois de l’Union Européenne et du FMI.
Tous, ou quasiment tous les économistes mettent en garde les gouvernements sur l’imbécillité de ces politiques déflationnistes dans un environnement marqué par la déflation, la baisse des prix due à la récession elle-même. Elle est toujours présente dans toutes les économies capitalistes développées. La faible reprise, aux États-Unis, en Allemagne, en France et dans quelques autres pays ne peut faire illusion. Ce titre de La Tribune (du 30 juin 2010) résume bien la situation : « Le reprise s’essouffle avant même les plans d’austérité » et de lister la stagnation de la confiance des industriels, la chute du moral des consommateurs américains… Ils auraient pu rajouter, l’augmentation du chômage, de la précarité, de la baisse du pouvoir d’achat, la dégradation des conditions de travail et la montée de l’incertitude généralisée.
Le gouvernement français a présenté son plan d’austérité – le nom est tabou, il ne faut même pas parler de « rigueur » – comme un « geste vers les marchés financiers », pour conserver ces fameux trois A – AAA – décerné par les agences de notation qui notent à la fois les entreprises, les Etats et les produits financiers. Elles jouent un rôle de régulation. Ce sont es Etats qui leur ont octroyé dans la vague libérale de déréglementation des années 1980, rôle qu’ils n’ont pas repris depuis l’entrée dans la crise, malgré toutes les critiques formulées contre ces agences – payées par ceux-là mêmes qu’elles doivent noter, un système qui appelle la corruption.
Les trois « A » se traduisent par des taux d’intérêt faibles sur les marchés financiers, condition pour ne pas augmenter le service de la dette. Ces taux, pour l’Allemagne et la France en ce qui concerne la zone euro sont aux alentours de 3% avec une légère dégradation de la note de la France au milieu de l’année 2010 qui laisse à penser que la spéculation ne fait que commencer sur les dettes souveraines. La spéculation s’est attaquée, après la Grèce aux autres PIIGS – acronyme utilisé par les opérateurs sur les marchés financiers pour Portugal, Italie, Irlande, Grèce et Espagne – pour faire monter la prime de risque augmentant de ce fait les taux d’intérêt pour ces pays. Le poids du service de la dette devient trop grand obligeant à un refinancement rapide et à une augmentation des intérêts versés aux souscripteurs de ces obligations d’Etat, normalement sans risque. Un Etat ne peut faire faillite même si la chancelière allemande pense le contraire en prônant une législation pour déclarer un Etat en faillite. Mais quel tribunal pourrait se charger de cette tache ? Il faudrait créer une juridiction internationale de tribunaux de commerce. On voit toute la dimension de démagogie – et de mépris vis-à-vis des pays du Sud de l’Europe – que trimballe ces propositions. Il est possible, par contre, à un Etat ou à plusieurs de refuser de payer la dette…
Les agences de notation ont dégradé les notes de la Grèce à BB- (moins) faisant accéder ses obligations au rang peu enviable de « junk bond », d’obligations pourries obligeant, de par la loi, les compagnies d’assurance vie à se séparer de ces titres. Elles les ont donc vendus renforçant la méfiance vis-à-vis de la dette grecque. Puis celle de l’Espagne, en proie à une crise profonde à la fois financière et immobilière tout en étant économique -, du Portugal…
Le résultat, un éclatement de la zone euro. Les taux d’intérêt à 10 ans connaissent une variation qui va de moins de 3% à plus de 10% dans les moments de tension, en passant par 5% pour d’autres. Aucune politique monétaire unique n’est possible dans cette zone. La BCE est dans l’incapacité de la mettre en œuvre. Du coup, elle ne change pas ses taux de l’intérêt et se cantonne en une prudente réserve tout en intervenant aux marges du traité de Lisbonne en rachetant les obligations grecques sur la marché secondaire. Une sorte de financement indirect. Elle ne finance pas la dette grecque. Si elle le faisait, il faudrait qu’elle achète des obligations qui viennent d’être émises, su le marché primaire. Elle joue un rôle de soutien du marché obligataire pour éviter une baisse trop importante des obligations émises pour financer la dette précédente.
C’est une des contradictions de la spéculation sur la dette souveraine. En faisant augmenter les taux d’intérêt6 pour les obligations nouvellement émises, elles font baisser le cours des obligations précédentes. Pour prendre un exemple. Si les obligations précédentes étaient émises au taux d’intérêt de 4% et que les nouvelles le sont à 10%, le possesseur de l’obligation à 4% a intérêt à la vendre pour acheter celle à 10%. Comme tout le monde fait logiquement la même chose, cette opération micro économique peut provoques une baisse générale et un krach obligataire.
Le deuxième contradiction de cette spéculation tient dans la position des banques. A la fois, elles bénéficient de la spéculation et sont très engagées dans le financement de la dette grecque et des autres Etats de la zone euro. Les banques françaises, allemandes ou américaines (Goldman Sachs en particulier qui gère les émissions des obligations souveraines grecques) peuvent se trouver menacées. Une défaillance, soit de la dette publique soit – on l’oublie dans les commentaires – de la dette privée et c’est la faillite faute de possibilité de se refinancer.
Se retrouvent, dans ce deuxième round, les caractéristiques du premier. Les banques ne sachant pas à quel niveau chacun d’entre elles est engagée dans la dette grecque – publique et privée – ne se font plus confiance et le système de compensation au jour le jour est en passe d’être « gelé ». le risque de faillite renaît. Pour éviter ce risque, les Etats sont intervenus soi-disant pour aider la Grèce, en fait pour éviter cet effet de panique. Pour la même raison, la BCE a alloué début juillet 2010 131,9 milliards aux banques de la zone euro pour qu’elles puissent rembourser le prêt précédent de la BCE de 442 milliards d’euros alloués aux 1121 banques, à un taux d’intérêt de 1%.

Début d’éclatement de l’Union Européenne.
Devant la crise de la dette souveraine qui secoue la zone euro, la réponse de l’UE – et de l’Allemagne en particulier, puissance économique dominante de la zone – a été, contre toute attente, le durcissement des critères du pacte de Stabilité devenant le guide unique de toutes les politiques économiques. Les ratios des déficits publics et de la dette publique rapportées au PIB ne doivent respectivement pas dépasser 3 et 60%. En 2010 aucun Etat, y compris l’Allemagne, ne respecte ces critères. Ils possèdent en eux-mêmes des tendances centrifuges. Apparemment, tous les gouvernements font la même politique, l’austérité renforcée passant par la baisse de la7 dépense publique, mais chacun dans son coin, sans définir de politique commune. Le « chacun pour soi » est désormais imposée par l’Allemagne qui défend son intérêt et l’intérêt de ses capitalistes. Elle ne voit pas d’avenir pour l’UE. Elle joue donc cavalier seul. Les sondages indiquent un mouvement vers le retour au mark devant l’échec de la monnaie unique.
Personne n’est dupe. L’attaque sur les dettes souveraines exprime une crise de la monnaie unique. Les rédacteurs du Traité de Maastricht – repris par le Traité de Lisbonne – avaient conçu la monnaie unique comme le pas supplémentaire au Marché Unique qui devait exister comme le résultat des 300 propositions du Livre Blanc de la Commission Européenne, présidée à l’époque par Jacques Delors, connu sous le nom d’Acte Unique et voté comme tel par les Parlements nationaux. Au premier janvier 1993, date de fin de la mise en œuvre des 300 propositions, il manquait 20% de réalisations portant, et ce n’est pas anodin, sur l’harmonisation des fiscalités, indirectes en particulier. Aucun bilan n’a été tiré. La fuite en avant supposait d’aller à marche forcé vers la monnaie unique. Il était possible, la proposition avait été faite, de commencer par une monnaie commune faisant cohabiter pendant un temps euro et monnaies nationales pour se donner le temps d’une véritable construction politique allant de pair avec des élections démocratiques et un modèle social de référence pour éviter la mise en concurrence des systèmes sociaux et donner une légitimité à cette nouvelle entité supra étatique.
En lieu et place, la monnaie unique a été gérée par une BCE indépendante de tout pouvoir politique, anti démocratique par définition et incapable, de par le traité de répondre aux situations de crise. Son seul objectif, la stabilité des prix, issu en ligne directe de l’idéologie libérale la plus éculée faisant de la monnaie un simple voile aux échanges. Sans le dire, en louvoyant, Jean-Claude Trichet, le Président de la Banque, a été obligé de créer de la monnaie pour sauver les banques et les assureurs puis de racheter des obligations de l’Etat grec. Cette intervention a suscité une controverse en Allemagne portant sur la nationalité de Trichet. Les journaux allemands ont vu un complot porté par la France. Trichet, Strauss-Kahn (directeur du FMI), Lamy (directeur de l’OMC) serait d’accord pour organiser une cabale contre l’Allemagne… Pour montrer le degré de cohésion de cette UE !
La crise de l’euro était inscrite dans son statut. Une monnaie sans Etat. Depuis le cours forcé, la force d’une monnaie dépend de la puissance de son Etat. Sans Etat, la monnaie perd sa légitimité. Jusqu’à présent le système fonctionnait sur l’assimilation euro et Allemagne. La force de la monnaie dépendait à la fois du dollar et de la puissance de l’économie allemande. Depuis la crise dite de la dette souverains, le gouvernement allemand ne fait qu’exprimer des doutes sur l’euro, demandant l’exclusion de la zone des pays défaillants.
La création d’un « gouvernement économique » de la zone ou de l’ensemble de l’UE est un débat qui, comme le Phénix, ne cesse de renaître sans trouver de solution. Et pour cause. Il n’est pas en prise avec les traités.
Les défenseurs du Traité de Lisbonne – adopté anti démocratiquement – devraient s’interroger sur son échec. Comment construire des solidarités avec un tel traité qui fait des critères du Pacte de Stabilité le nec plus ultra de l’intervention politique ? Comment lutter contre la crise en pratiquant une austérité renforcée facteur en elle-même et par elle-même de forces centrifuges renforcées ?
Le débat sur la politique économique à suivre sépare les grandes puissances. Les Etats-Unis de Barak Obama, qui bénéficient de leur statut de superpuissance – elle n’est plus hyperpuissance, la crise est passée par-là – prônent une politique de relance faisant la leçon aux Européens tandis que l’Allemagne d’Angela Merkel défend à la fois une politique d’austérité renforcée et la réglementation des banques et des marchés financiers internationalisés pour le plus grand profit de ses capitalistes industriels. L’Allemagne – comme le Japon – a toujours eu un temps de retard, en fonction de son histoire, quant à la déréglementation financière. Dans la crise actuelle, ce retard est un avantage. Ce conflit explique l’échec du G20 de fin juin 2010.
La logique économique est du côté d’Obama. Pour combattre la récession, il faut une vraie politique de relance qui passe par l’augmentation des salaires et le retour du plein emploi, passant par la réduction du temps de travail. Dans cette optique, plutôt que de déstructurer le système de retraite il faudrait augmenter les pensions pour alimenter le marché final tout en haussant les dépenses de l’Etat pour financer les services publics qui permettent la satisfaction des besoins collectifs sans passer par la valorisation d’un capital.
Du côté de la crise financière, laisser les banquiers individuellement décider de leur intervention, c’est ouvrir la porte à la poursuite de cette crise. De plus en plus de voix s’élèvent pour réclamer la nationalisation des banques, seul moyen d’asseoir une réglementation réelle. Cette nationalisation devrait donner naissance à un pole financier public fonctionnant comme un service public.8
Ces mesures ouvriraient la voie à un début de solution de la crise écologique, profonde dans laquelle le monde est entré. Elles financeraient un service public de l’environnement, d’abord national puis européen.
Ces solutions s’inscrivent dans la nouvelle donne mondiale en train de se mettre en place. Le processus de mondialisation connaît une inversion depuis l’entrée dans la crise. Il est possible, comme le fait Patrick Artus9, de parler de « déglobalisation », un mouvement à la fois illustré par le retour de l’Etat-Nation, l’absence de constitution d’un capitalisme supra national – européen en particulier – et par la nécessité pour le capitalisme industriel de se débarrasser du poids encombrant du capitalisme financier. Il faut donc revoir tout le régime d’accumulation souvent qualifiée jusque la crise d’août 2007 de « régime d’accumulation à dominante financière ». Une nouvelle architecture doit naître pour révolutionner de nouveau le capitalisme et lui permettre de se régénérer. Cette révolution passe par la case augmentation du profit par la surexploitation des salariés. Là est la logique des attaques actuelles. Il s’agit à la fois de consolider une société de la concurrence de tous contre tous (et contre toutes), de la guerre entre les générations – et c’est bien là que gît le lièvre de cette contre réforme conservatrice du gouvernement français -, entre les « communautarismes ». Il faut donc infliger une défaite à tout le mouvement ouvrier à la fois pour le court terme – gagner les élections présidentielles pour Sarkozy – et pour le moyen terme. Le gouvernement exprime la logique de sa classe sociale et il mène la guerre de classe.

La crise systémique dans laquelle le capitalisme est entré en août 2007 n’a pas fini d’exercer ses effets. Les crises sont plurielles et se renforcent les unes les autres. Le début de crise de la construction européenne en fait partie. Elle est loin d’être terminée. Elle oblige à concevoir l’architecture d’une autre Europe, une dimension nécessaire pour répondre à la crise.
La sortie de l’euro pour la France, a fortiori pour la Grèce se traduirait par une crise plus importante encore. Avec des licenciements pour hausser le taux d’exploitation – soit baisser l coût du travail – pour répondre à cette nouvelle donne se traduisant par une énorme chute de la monnaie redevenue nationale. La dévalorisation de la monnaie ne sera pas un avantage compétitif, ni la France ni la Grèce n’ont d’industrie capable de rivaliser au niveau mondial. On oublie trop souvent la transnationalisation des firmes.
Le seul pays où cette option est visiblement étudiée et qui pourrait le réaliser sans dommage pour lui, c’est l’Allemagne. Le retour au Mark poserait ce pays comme une grande puissance, mais ce serait la destruction de toute la construction européenne. La monnaie unique, dernier avatar de cette architecture libérale, est devenu le maillon faible et entraînera dans sa chute tout l’édifice.
Les alternatives au capitalisme sont aussi nécessaires à ce niveau pour alimenter les solidarités, la lutte en commun contre le capitalisme et ses crises.
Sinon, c’est une forme de barbarie qui s’installera. Cette tendance est déjà visible. Lorsque les gouvernements s’attaquent à toutes les solidarités collectives, à tous les acquis sociaux des luttes ouvrière et ce depuis le 19e siècle, il ne lui reste, pour assurer la cohésion sociale, que la répression. Il nous faut défendre et les libertés démocratiques et les acquis sociaux en recherchant des formes de solidarité européenne. Les luttes sociales montrent la voie. Elles ne suffisent pas. La politique doit reprendre toute sa place.
Nicolas BENIES.