Révolte et création.
Je dédie cet article à Billy Higgins, batteur caméléon, dont le rire continuel illumine aujourd’hui encore les nuits plus belles que les jours. Mort le 3 mai 2001, il avait battu les sons, le rythme derrière tout ce que le jazz compte de créateurs, à commencer par Ornette Coleman.
La littérature cubaine et les musiques issues de cette tradition sont à la mode. Leur vitalité provient du sentiment d’urgence qu’elles diffusent. En même temps, elles sont populaires de par leur thème, leurs rythmes et savantes par la recherche de nouveaux moyens d’expressions, de nouvelles façons d’écrire, de jouer. Ecrire comme danser ou jouer se hisse au rang de nécessité dans ce Cuba de début de millénaire. La chute du Mur de Berlin (le 9 novembre 1989) a pris là-bas des allures de catastrophe. L’URSS disparue, l’offensive des États-Unis pouvait se déployer. Le blocus est venu s’ajouter aux difficultés économiques dues à cette métamorphose du monde. Le dollar est devenu roi. La bureaucratie ne s’est pas évanouie pour autant. La Havane – comme le montre le film de Wim Wenders, « Buena Vista Social Club » – est laissée à l’abandon. La crasse s’installe. La révolte partagée oblige à l’écriture, à la création. Au mépris des risques… Ou peut-être à cause des risques…
La musique cubaine est à la mode. Charlie Haden – bassiste, compositeur et initiateur du Liberation Music Orchestra avec Carla Bley1 – y souscrit reprenant les thèmes éternels de cette musique chantée dans les années d’avant la révolution au moment où les casinos et les boîtes de nuit tenaient le haut du pavé. « Nocturne »,2 tel est son titre. La photo de pochette ne laisse rien ignorer des intentions. Il fait nuit à La Havane et toutes les boîtes de cette nuit brillent de leurs feux… La nostalgie l’habite désormais pour faire renaître une histoire oubliée. Il se veut porteur d’une mémoire. Comme le pianiste Gonzalo Rubalcaba, cubain ayant élu domicile aux Etats-Unis – en cela il se trouve le semblable de milliers de ses compatriotes voulant quitter leur île -, digne représentant de l’école de piano de La Havane, aujourd’hui encore réputée de par le monde pour son enseignement à la fois classique, jazz et faisant la part belle aux racines afro-cubaines. L’école de danse fait aussi partie des grandes réalisations du régime castriste à l’instar de la lutte contre l’analphabétisme. Toutes ces écoles – à lire la presse espagnole – manquent pourtant de tout. C’est un album ambigu. Comment savoir s’il s’agit simplement de faire renaître le passé pour le faire connaître, participant ainsi au travail de mémoire,3 ou d’une présentation d’un âge d’or mythique ? Les deux projets ont pu se mêler. La musique aussi parle aussi. Elle est re-création. Comme neuve. Comme si elle se trouvait repeinte aux couleurs de notre temps qui comprennent un peu de gris comme il se doit. Le passé est envahissant.
La littérature et la musique cubaine résiste au passé.
La littérature cubaine résiste. Regarde vers l’avenir. Sans pouvoir définir les contours de ce futur. L’Espagne ne s’y est pas trompée qui accueille avec enthousiasme tous ces littérateurs – c’est plus vague que romanciers – appréciés comme des possibilités de renouvellement pour l’ensemble des disciplines artistiques. La France se trouve un peu à l’écart. la langue y est pour beaucoup bien sur. Pourtant, à lire ces auteurs, passent la révolte, leur volonté d’écrire non pas pour trouver une place dans la société – ce serait plutôt l’inverse – mais pour exprimer leur mal-être et leur attachement à Cuba. Ces sentiments sont très présents dans le recueil de nouvelles – cet art difficile que Hemingway4 avait magnifiquement illustré, son influence est d’ailleurs lisible et quelque fois affirmée – publiées au départ à Madrid, « Des Nouvelles de Cuba ».5 Des nouvelles bonnes et mauvaise. Mauvaises sur la santé économique, sociale de l’île. Tous les auteurs y insistent. La difficulté de vivre, de survivre plutôt, est réelle. La prostitution gagne du terrain liée à l’hégémonie du dollar pourrissant toutes les relations sociales. Chacun veut s’en sortir, y compris au détriment des autres. Ecrire devient un acte de foi, comme de résistance. Pour dire, pour dénoncer, pour changer le monde.
Même un cynique comme Pedro Juan Gutiérrez, dont « La trilogie sale de La Havane » vient d’être traduit en français,6 ne peut s’empêcher d’en appeler à la révolte. « L’art n’a de sens que s’il est révolté, tourmenté, traversé de cauchemars et de désespoir. Seul un art irrévérencieux, indécent, violent, grossier, peut nous montrer l’autre face du monde, celle que nous ne voyons pas ou que nous ne voulons pas voir pour épargner des efforts à notre conscience »,7 écrit-il justement. On ne peut que souscrire à cette définition que Adorno, sous le concept d’anti-art, appelait de ses vœux. Il faut dire qu’il en rajoute. Il faut prendre « sale » dans tous les sens du terme. Sale comme La Havane, dégradée comme ses quartiers qui abritent une population qui ne cessent d’augmenter et en trouvent pas d’emplois, ne sait comment s’en sortir sinon en se trouvant – pour les filles, belles comme il se doit – un « petit ami » étranger, américain ou européen. Sale comme l’odeur de merde envahissant ses pages, sale comme les hommes se jouant des femmes, sale comme l’auteur refusant trop souvent de se laver, sale comme nous nous sentons lorsque nous avons commis des petites lâchetés en « laissant faire ». Cette gangue cache des beautés. Celles de l’amour – physique, l’affrontement des corps, la volonté de se pénétrer pour se réaliser en s’oubliant -, celle de la fraternité. Ces trois parties se répondent. La derrière donnant des clés de lecture des deux premières. De quoi relire ce livre en boucle.
Pour un art révolté, obligé de retrouver ses racines !
Leonardo Padura a choisi un autre registre pour exprimer cette même révolte. L’ironie et les jeux de miroirs avec la littérature elle-même, le théâtre, le cinéma – il est aussi scénariste -, la musique, aussi omniprésente que dans « La trilogie sale ». C’est une constante de cette littérature que de faire entendre la musique. Lorsque Xavier Cuevas, né de parents cubains, bien installé dans la vie américaine vivant évidemment à Miami, veut retrouver ses racines – aucun être humain ne peut les ignorer -, il commence par acheter des congas et tape sur les peaux pour communiquer avec les ancêtres.8 Il découvre son identité par le biais de la « santeria », forme du vaudou adaptée à Cuba, charriant avec elle toutes les cultures comme les superstitions.9 Elle se trouve autant chez Gutiérrez que chez Padura, que chez les auteurs retrouvés dans l’anthologie « Des Nouvelles de Cuba »… Padura rend hommage au polar en mettant en scène sa forme de détective privé sous le nom de Mario Conde, flic à Cuba, redresseur de torts, écrivain et connaissant un début de calvitie. Sa tétralogie a pris comme titre générique « Les quatre saisons » – pour évoquer Vivaldi sans doute – et elle est traduite aux éditions Métailié. En ordre dispersé comme souvent. Le premier opus vient de paraître, « Passé parfait », qui nous permet de comprendre les allusions de l’auteur et de Mario Condé dans les suivants, que nous avons lu en premier comme « Electre à La Havane » – superbe – et « L’automne à Cuba ». Comme souvent le premier est moins abouti que les suivants… Padura est l’un des grands auteurs contemporains. Qu’il ait pris le polar comme mode d’expression montre qu’il a compris que, pour exprimer la réalité d’aujourd’hui, cette forme de littérature était la plus adéquate. Notre monde ne ressemble-t-il pas à un (mauvais) polar ?
Ces auteurs nous font découvrir Cuba – et La havane surtout – beaucoup mieux que Manuel Vazquez Montalban dans « Et Dieu est entré dans La Havane »,10 sorte de reportage réalisé au moment de la venue du Pape à Cuba… La littérature est irremplaçable ! La musique aussi !
Nicolas BENIES.
Livres sous revue :
« Des Nouvelles de Cuba » (1990-2000), Métailié, Suites, 2001, 372 pages, 88 francs.
Leonardo Padura : « Passé Parfait », Métailié, 2001, 216 pages, 115 francs, premier volet de sa tétralogie, « Les quatre saisons ». « Electre à La Havane » et « L’automne à Cuba » sont déjà parus aux mêmes éditions. Pour l lecteur qui voudrait découvrir l’œuvre de Padura, autant qu’il commence par le début soit ce « Passé parfait » où il découvrira ce flic bizarre, Mario Conde, amoureux de la femme de l’assassiné.
Pedro Juan Gutiérrez : « Trilogie sale de la Havane », Albin Michel, 2001, 426 pages, 140 francs.
Virgil Suarez : « Le plongeon », Métailié, 2001, 132 pages, 89 francs.
Manuel Vazquez Montalban : « Et Dieu est entré dans La Havane », Seuil, 2001, 580 pages, 180 francs.
Rappels :
Jesus Diaz : « Parle moi un peu de Cuba », Métailié, 1999. L’histoire – plus vraie que vraie après les affaires des enfants arrivés à Miami et repartis – d’un Staline Marinez, dentiste, embarqué malgré lui à Miami et pressé d’en repartir. Il ne pense qu’à l’île… C’est une constante de tous ces écrivains.
1 Le premier album, publié chez Impulse ! (réédité en CD par Universal), du Liberation Music Orchestra rendait un hommage à la révolution espagnole des années 1936-37, au « Che » Guevara tout en reprenant cet « United Front », thème de toutes les luttes unies des travailleurs.
2 Verve/Universal Music.
3 Le « devoir » de mémoire se situe sur un autre plan. Le « travail » de mémoire est vital. Il suppose la mise en œuvre de recherches méthodiques et suivies. Il doit permettre la transmission des savoirs, des expériences, des racines – en bref de ce qu’il est possible d’appeler « culture » – aux jeunes générations.
4 Voir « Nouvelles complètes » d’Ernest Hemingway, collection Quarto chez Gallimard.
5 Choisies par Michi Strausfeld défendant l’idée avec quelque argument – dont la lecture de ce livre, véritable invitation à la découverte de ces auteurs – de l’existence d’une seule littérature cubaine unissant les exilés et les insulaires qui ont beaucoup de mal à résister. Aux éditions Métailié, collection « suites », 372 pages, 88 francs.
6 Albin Michel, 2001, 426 pages, 140 francs, traduit par Bernard Cohen.
7 Page 122 opus cité.
8 Les tambours comme mode de transmission de l’héritage culturel se retrouve dans « Les voix du tambour » de Earl G. Long, Dapper Littérature, à propos des Caraïbes et de leur rencontre spécifique avec l’Afrique via les esclaves déportés. Le même scénario se retrouve aux États-Unis comme à Cuba, ou au Brésil.
9 L’auteur, Virgil Suarez, écrit en Anglais bien que né à Cuba en 1962. Son roman, « Le plongeon » où il met en scène Xavier Cueras, vient d’être traduit, par Catherine de Léobardy, aux éditions Métailié. Il se réclame de cette littérature cubaine dont il est, par la force de la langue, un peu aux marges.
10 Éditions du Seuil, 2001, 580 pages