A Pierre Salama, mon ami

Pierre Salama nous a quitté en ce début du mois d’août, deux jours avant son 82éme anniversaire et laisse un grand vide. Ce n’est pas qu’il n’avait pas prévenu. Mais lorsque l’espoir disparaît, il reste l’espérance qui reposait sur une croyance : je le croyais éternel, en l’espèce plus éternel que moi.
Je lui dédie cet article qui porte sur le jazz (et non pas la musique brésilienne) qui veut insister sur la différence entre souvenir et mémoire tout en cherchant à comprendre pourquoi le souvenir peut s’inscrire dans la mémoire collective.
De Pierre, j’ai un tas de souvenirs qui naviguent dans mon cerveau mais pour faire le point sur ses apports il faudra un travail de mémoire…
Nicolas

Au-delà des commémorations du 80e anniversaire du débarquement, le souvenir et la mémoire.
L’exemple du jazz.

Les commémorations donnent lieu à un processus bien connu : se servir du passé pour le décomposer et le recomposer au service du présent pour justifier des politiques. Il faut éviter ces travers pour appréhender, dans l’histoire, la place du souvenir et de la mémoire. Le jazz, musique de la danse, de la libération est aussi musique de la Libération. Dans quasiment tous les pays d’Europe, le jazz est la musique de référence.


Le jazz débarque dans nos souvenirs

Le souvenir collectif passe de génération en génération. Notamment lors du débarquement en Normandie, le 6 juin dit-on à cause du film « Le jour le plus long ». L’image reste dans les souvenirs et dans les commémorations alors que ces opérations durèrent plus sieurs jours. L’autre image qui hante les souvenirs, les GIs débarquent, le jazz aussi.
Spontanément, pour dire la musique de ce moment, Glenn Miller et son orchestre sont invoqués, convoqués. Il me souvient d’une interview de Claude Nougaro, lors du 50e anniversaire, chantonnant « Moonlight Serenade » – un des grands succès de 1937 de l’orchestre aux États-Unis – dans la tonalité d’origine. La musique sait brasser les émotions, multiples en cette année 1944. Le thème le plus connu pour beaucoup, « In the Mood » sert d’étendard. Une composition qui a permis à plusieurs générations de danser. Il est resté longtemps au répertoire des bals de quartier ou du 14 juillet, aussi longtemps que les bals populaires et les dancings ont existé.
Ce souvenir est tellement prégnant qu’il tue toute mémoire pour déployer toutes les réécritures.

Le souvenir, démontre Maurice Blanchot, suppose une part d’oubli. Pour la connaissance et la reconnaissance de la période de l’Occupation c’est particulièrement vrai. L’analyse de la société française de cette époque a été victime d’approximations et de jugements moraux. il a fallu attendre les travaux des historiens américains, Robert Paxton d’abord, pour commencer à utiliser une méthode historique abandonnant présupposés et préjugés. Depuis, les ouvrages se sont multipliés notamment sur l’histoire culturelle, musicale, à Paris comme à Vichy.
Le souvenir, pourtant, recèle en lui-même une part de l’Histoire et de la mémoire, s’il est remis dans son contexte. Le spot – le souvenir – éclaire fortement une partie de la réalité, inondant d’ombre le reste.
« In the Mood » est l’hymne de la jeunesse, Une jeunesse qui veut se libérer de toutes les chaînes du passé, qui ne veut pas subir le poids de la génération précédente, de ses lâchetés surtout. Elle est avide de danser, de vivre d’aimer pour se tourner vers l’avenir, pour s’affirmer comme la force montante contre les vielles générations responsables des défaites, de la collaboration. Elle danse sur les ruines du vieux monde, sur tous les volcans pour créer un monde différent. Un « climat socialisant » comme on disait dans les livres d’Histoire, euphémisme de la révolution en train de se faire. Le capitalisme sera obligé d’en tenir compte en changeant de forme s’obligeant à « tout changer pour ne rien changer », pour citer « Le Guépard ».
Harald Jähner, dans « Le temps des loups »1, s’essaie à l’histoire des comportements, de la vie quotidienne des Allemands pendant la reconstruction (1945-1955), moment étrange de bousculements de toute la société par la venue de migrants sortis des camps de concentration, de prisonniers ou venant d’ailleurs qui bousculent toutes les us et coutumes pour faire surgir d’autres manières de faire et de vivre. Un facteur essentiel du changement. Il souligne aussi la place de la danse comme exutoire, libération des corps sous toutes ses formes, à commencer par la sexualité. Le jazz est la musique qui rythme, en Allemagne comme en France, les nuits volés au travail, à la recherche des moyens de vivre.
L’oubli, qui se profile derrière le souvenir, est un facteur historique fondamental. Dans ces années de l’immédiat après guerre, en France comme en Allemagne, la reconstruction de l’État capitaliste suppose de conserver l’armature des fonctionnaires, toute hiérarchie confondue, de la base au sommet pour le fonctionnement au jour le jour et assurer un début d’ordre social. Les bombardements ont détruits les villes allemandes comme beaucoup de villes françaises. Paris a échappé de peu à une destruction quasi totale. Contrairement à l’idée répandue – par lui-mêle dans ses mémoires – Dietrich von Cholitz, gouverneur de Paris, avait obéi aux ordres de Hitler et miné le pavé de la capitale. Si l’explosion n’a pas eu lieus, c’est dû au manque de personnel et de munitions. On danse quand même…
Lorsque le travail de mémoire aura fait son œuvre, plus tard bien plus tard, les populations s’apercevront de la continuité de l’État, de sa forme fasciste à celle de la République. En France, d’autres avaient aussi besoin de l’oubli. Le Général de Gaulle devait faire oublier le rôle des organisations de Résistance pour légitimer son propre pouvoir. La fable, « tous les Français – il oubliait, dans cet oubli, les Françaises – ont été résistants » permettait de noyer dans la masse tous ces possibles contre pouvoirs, légitimés par leur action à l’intérieur du territoire français. Il passait par pertes et profits tous les sacrifices, tous les morts pour faire exister un espoir de victoire, de changement.
Thorez avait tout autant intérêt à faire oublier que, sur ordre de Staline, il avait déserté, oublié aussi la signature du pacte germano-soviétique sous les morts de Stalingrad comme la demande, faite par Duclos aux autorités d’Occupation de la reparution de l’Humanité. Faire oublier aussi les dissidents du Parti Communiste notamment dans le Nord qui avaient résisté bien avant les directives de la direction. Ne pas oublier l’oubli dans l’Histoire. Un oubli profond qui fait naître des légendes et une nouvelle culture liée au renouvellement des adhérents des partis.
L’oubli engloutit durablement toutes les mémoires de la période de l’Occupation. Pour le jazz en particulier. L’antienne : le jazz débarque en 1944, a occulté à la fois la musique de l’entre deux guerres et celle des années 40.
Pour rappel, le premier débarquement du jazz se déroule le 31 décembre 1917 et le 1er janvier 1918 avec la troupe réunie par James Reese Europe – on ne pouvait mieux choisir – venue se battre pour la liberté, l’égalité, la fraternité. Il y croit. Il veut se servir de la participation à la guerre pour faire avancer la lutte pour les droits civiques aux Etats-Unis, une lutte qu’il a déjà commencé. C’est un chef d’orchestre connu, arrangeur et compositeur, qui a enregistré en 1914, avant la création du 78 tours, du disque. Il est déjà venu en Europe avec un couple de danseurs, Irene and Vernon Castle. Jim Europe, chef d’orchestre a le rang de lieutenant dans l’armée américaine. Les mérites de son régiment ne seront jamais reconnus par les États-Unis. Il ne sera jamais capitaine, le racisme faisant son œuvre.
Dans un premier temps, ils seront confinés à Nantes où ils se produiront. Les premiers concerts de jazz – le vocable n’existe pas encore, il est question de ragtime – exerce déjà leurs effets. La danse… Un succès d’estime. La population regarde ces soldats désoeuvrés, Noirs, comme des bêtes curieuses débarquées d’un ailleurs inconnu.
La hiérarchie militaire américaine se méfie de ces Noirs et – ce sera encore le cas au moment du débarquement le 6 juin – ne les arme pas. L’état major français, qui a besoin de chair à canon est beaucoup moins regardant et les engage dans les tranchées. Comme tous les poilus, ils connaîtront 80% de pertes, des gueules cassées et de stress post-traumatique, maladie non détectée, inconnue et donc non soignée. Elle coûtera vraisemblablement la vie à James Europe : il sera tué par son trompettiste – son cousin peut-être -, la carotide tranchée par un éclat de verre. L’assassin était sans doute victime d’un délire qui lui faisait revivre la guerre. 2
L’orchestre, après l’Armistice et avant de reprendre le chemin du retour, donnera un concert à Paris. Les musiciens de la Garde Républicaine qui y assistent seront tellement interloqués par le son, trituré, transformé tiré des mêmes instruments qu’ils pratiquent, qu’ils iront vérifier, à la pause, si les musiciens de l’orchestre de Jim Europe ne les ont pas trafiqués. La révolution esthétique est en marche.
Noble Sissle, futur chef d’orchestre et parolier/chanteur de l’orchestre, à propos de ce même concert – beaucoup de monde, un succès – , écrira dans ses mémoires : lorsque j’ai vu une vieille femme de 60 ans – nous sommes en 1919 – danser sur notre musique, j’ai su qu’elle serait universelle.
Et Paris deviendra une capitale du jazz. La Revue Nègre avec Joséphine Baker sera un événement fondateur pour l’adoption du jazz comme partie constituante de la culture française. Tous les surréalistes, sauf André Breton, participeront à la diffusion de cette nouvelle musique, comme ean Cocteau et Blaise Cendrars.
Aux États-Unis, à partir du milieu des années 1930, la « Swing Craze »3 exerce tous ses effets. La crise de 1929, profonde, semble se résoudre. La politique du New Deal de Franklin Roosevelt, élu en 1932, exerce des effets positifs sur la vie des populations. Les blues en témoignent qui lui rendent grâce comme les chansons. La danse est première, les grands orchestres – Big Bands dans l’original – font florès. Benny Goodman est sacré « King of Swing ». Jimmy Lunceford, orchestre oublié, vend plus de disques que Duke Ellington ou Count Basie.
Glenn Miller fait partie de cette cohorte. En 1937 le 78 tours contenant « In the Mood » se vendra à des millions d’exemplaire. La composition signée Joe Garland est arrangée par le chef lui-même. Il reprendra tout son répertoire pendant la guerre, à la tête d’un orchestre d’engagés, sous la responsabilité du commandement militaire. Glenn Miller a voulu s’engager. Dans un premier temps, l’armée le trouve trop vieux – il a 38 ans – pour finalement comprendre l’intérêt, pour le moral des troupes, d’avoir un orchestre. Elle lui donnera le rang de major. La coutume militaire ne permet à ce grade de porter un fusil, pour lui un trombone. Il est contraint, pour diriger l’orchestre, d’abandonner son instrument. Pour la petite histoire, les chefs de sections – des trompettes, des trombones et des saxes – ont le rang de sergent et le dernier instrumentiste – je ne connais pas les critères de l’armée pour déterminer cette hiérarchie – est deuxième classe.
Ils arriveront à Londres d’abord, à Paris ensuite dans leur bel uniforme, précédant leur chef. Il n’arrivera jamais à Paris. Il meurt au-dessus du Channel, le 15 décembre 1944. Le débarquement comme la libération de Paris ne marquent pas la fin de la guerre. La poche de Dunkerque est encore tenue par l’armée allemande.

Boris Vian, par ses déclarations contradictoires, exprimera l’ambivalence du souvenir. En septembre 1951, le souvenir est frais, il écrira, parlant de Glenn Miller : « son orchestre sonnait bien, et quand nous l’entendîmes à la Libération ça faisait plaisir », plaisir de la danse, plaisir de la fête de la Libération. En mars 1954 (dans Jazz Hot), le ton change : « jamais l’orchestre de Glenn Miller n’a dépassé le niveau d’un excellent orchestre de danse bien loin derrière les Basie, les Ellington ou les Gillespie. » 4 Critique juste, marqué par le présent sans faire référence aux orchestres français de l’époque, comparaison plus intéressante pour le travail de mémoire.
L’orchestre, sans son chef donc, se produit, comme d’autres formations, dans les bals, les salles de concert de la capitale. Ils sont bien reçus. Le public est nombreux et la danse, une fois encore, est l’unité de mesure.
Ces musiciens ont un seul désir qui s’exprime par cette question : Où est Django Reinhardt ? Tous veulent jouer avec la grande vedette française. Le guitariste prend la grosse tête. Il entre en lévitation. Des traces mal enregistrées -forcément – ont été retrouvées de ces rencontres étranges, propre à cet instant qui resteront comme des photographies un peu sépias.
Et on d anse pour conjurer le passé, pour croire aux nuages, pour communier collectivement. Francis Lemarque – revenu des camps de concentration -, écrira « A Paris » que chantera Yves Montand, une chanson visiblement écrite sous le coup du retour et de la vision de ces jeunes couples qui « font des tours et des tours » le 14 juillet…à Paris. Un texte pas vraiment fini mais qui exerce son pouvoir d’émotions contenues. La fête de la Libération, folie collective !
Le débarquement du jazz dans nos souvenirs entre en résonance avec une respiration nouvelle. On y croit à ce nouveau monde. L’espoir est là. il dessine un souffle de changement. Un souffle incompatible avec l’analyse du passé, avec ces corps décharnés qui sortent quasiment des cimetières, des figures de mort vivant qui dérangent. Les déportés seront ignorés, quelque fois même culpabilisés. Pourquoi sont ils vivants ?
La part d’oubli est ici gigantesque. Ces migrants ne sont pas bien accueillis. Ils mettront du temps à être acceptés alors qu’il et elles permettront, comme tous ceux et toutes celles qui arrivent d’ailleurs, de donner un sang neuf à la société française.

Le souvenir est différent suivant le contexte.
Aux États-Unis, l’orchestre de Glenn Miller, comme tous les autres Big Bands, fait partie du passé. Une ère, celle appelée Swing, est en train de s’achever dans le secret d’une grève des enregistrements. Le nouveau président du syndicat des musiciens, James Petrillo, à peine élu décide le bien nommé « Petrillo ban », en Juillet 1942, en pleine guerre. Les musicien.nes désertent les studios. Le jazz souffrira plus que les autres musiques. Sa connaissance suppose l’enregistrement, le disque. La révolution qui couve dans les clubs de Harlem, le Minton’s et le Monroe, restera inconnue du plus grand nombre. Charlie Parker, Dizzy Gillespie, Kenny Clarke, Thelonious Monk sont prêts à envahir la scène. En 1944-45, leurs premiers enregistrements représenteront les premières secousses du tremblement de terre à venir
Les « majors » compagnies résisteront longtemps. Elles ne signeront un accord de reconnaissance du droit à des royalties des musicien.nes sur leur œuvre, leur production qu’en 1944. Les petits labels les prendront de cours en signant fin 1943 leur permettant de prendre des parts de marché. Capitol, par exemple, créée en 1939 deviendra une grande firme dans ces années là.

Le souvenir, pour les familles américaines, n’est pas dans la danse, dans la libération mais dans celui des cercueils des jeunes gens rapatriés morts sur les champs de bataille extérieurs de l’Atlantique, du Pacifique ou de la Méditerranée. Les océans sont rouges encore de leur sang. Les États-Unis n’ont pas connu, sur leur sol, les destructions de la guerre. Ils ne peuvent que pleurer… Les soldats africains-Américains ne seront jamais reconnus. Dans le Sud, ils seront souvent lynchés. Ils font peur… Billie Holiday l’avait chanté en 1939, « Strange fruit ».
« I’ll Be Seeing you »5, chanté par Bing Crosby. succès énorme de 1944, prend la place de « In The Mood ». Crosby, dramatiquement, traduit le sentiment collectif de la perte, de la disparition. Les paroles – un peu ironiques lors de la création avant la guerre – transportent l’émotion, la volonté de voir l’être aimé partout dans le lever du soleil, dans les meubles, partout. La mort change le sens. Pour lui donner une puissance supplémentaire, il fallait une tragédienne, ce sera Billie Holiday, en cette même année 1944.

Les souvenirs ne se rencontrent pas.

Les États-Unis, face à cette hémorragie, connaîtront une augmentation des migrations, commencée avant la guerre, malgré les quotas et la recrudescence du Ku Klux Klan. Les difficultés d’intégration susciteront des peurs, des réactions de haine, d’exclusion qui alimenteront la chasse aux sorcières, le maccarthysme, dans le contexte de la guerre froide, à partir de 1947.

Le jazz débarqué de nos mémoires

Le souvenir -le jazz débarque en 1944 venant des États-Unis – occulte les réalisations, artistique et jazzistique, qui marquent la période de l’Occupation. L’idée, encore répandue aujourd’hui, que le jazz était interdit par les nazis évite d’écouter, de découvrir, les enregistrements des jazzmen français Ils furent nombreux, au moins jusqu’en 1943, moment où les matériaux pour faire un 78 tours vinrent à manquer.
Idée fausse aussi de croire à l’absence d’émissions de jazz sur Radio Paris. Pierre Dac a beaucoup œuvré pour l’alimenter. Il chantait « Radio Paris ment, Radio Paris est allemand ». Impossible de nier cette réalité. Mais elle ne permettait pas d’apprécier le travail réalisé par Raymond Legrand, saxophoniste, chef d’orchestre, à la tête de l’orchestre de jazz de la radio et de son arrangeur principal, le violoniste compositeur Michel Warlop. Ignorées aussi les émissions réalisées par Hugues Panassié – un peu en dehors de la sphère politique tout en collaborant de temps en temps à des revues vichystes – ou Charles Delaunay – à la tête d’un réseau de résistance. Gérard Régnier, dans sa contribution au livre collectif « La catastrophe apprivoisée »,6 note « Le jazz américain fut joué sans interruption sur Radio Paris, le plus souvent sous des titres maquillés, mais pas toujours loin s’en faut (…) », la circulaire de Philippe Henriot exige « pas de disques des compositeurs juifs… sans être vraiment suivi puisqu’on peut entendre Benny Goodman par exemple, jusqu’en 1944.
Plus encore. Charles Delaunay qui revient fin 1940 à Paris après « la drôle de guerre » – qui ne fut pas « drôle » mais meurtrière comme toutes les guerres – s’aperçoit que les concerts de jazz ne sont pas interdits. Il réunit, pour un enregistrement de son label « Swing »7, toute la fine fleur du jazz français, qu’il présente, maître de cérémonie qu’il est, concluant « Et voici le jazz français ! »8
Pendant toute la durée de l’Occupation, il organisera des concerts, le plus souvent plein à craquer. La jeunesse participe pleinement à cette fête du jazz. Par contre, s’affiche cette mise en garde devant l’entrée « Swing Danzen Verboten », interdit de danser le swing. En réaction, les Vian et les Rostand organiseront des soirée privées appelées « Surprise party » à Ville d’Avray où l’on danse…
Pour dire que le jazz n’est pas interdit. Il est toléré.
L’exposition de 1936 réalisée par Goebbels, en Allemagne, avait déjà qualifié le jazz de musique dégénérée sans non plus l’interdire. Des orchestres de jazz en Allemagne continuait d’exister. Le risque de la déportation, épée de Damoclès, était toujours présent.
En France une partie de la jeunesse allait aussi résister à leur façon. Les « zazous » allaient dans les premiers temps arborer une étoile jaune sur laquelle était écrit « Je suis swing » ou d’autre chose du même genre, provocation qui allait conduire certains d’entre eux, d’entre elles vers la déportation et la mort.
La zone d’ombre, l’oubli engloutit toutes les créations.
Le jazz en France, coupé de ses influences américaines, se libère. Une effervescence créative marque cette période. Django Reinhardt, séparé de Stéphane Grappelli – le violoniste a raté le dernier bateau et est resté à Londres – construit un nouveau quintet. La clarinette prend la place du violon, pour créer un nouveau répertoire. Cette partie du patrimoine est trop souvent ignoré. Ce n’est plus du « jazz manouche » mais autre chose. Seuls Christian Escoudé – qui nous a quitté en mai 2024 – et, aux États-Unis, Joe Pass l’avaient fait revivre. Il faut écouter, par exemple « Rythme futur » (1940) pour avoir une idée de la modernité du compositeur loin de « Nuage », composition un peu mièvre sans doute parce qu’elle a été trop jouée. Ce sera pourtant, un grand succès du disque qui contribuera à la notoriété de Django.
Django échappera à la déportation9 en partie grâce au capitaine Dietrich Schultz-Koehn, créateur du premier Hot Club en Allemagne, ami de Charles Delaunay. Il évitera aussi le voyage à Berlin dans lesquels seront embarqués, Cocteau, Piaf, Trenet entre autre. Le dit Trenet enregistrant en compagnie du jazz de Paris, sous la direction d’Alix Combelle, « Verlaine » malgré l’opposition des autorités d’occupation. « Ies sanglots longs de l’automne » serviront à annoncer le débarquement.
L’autre génie oublié, Michel Warlop, est un cas à part. Sorti du Conservatoire de Douai en 1930, considéré par tous ses enseignants comme un grand soliste au violon, sa carrière de concertiste est toute tracée. Il monte à Paris – il a 19 ans -, découvre le jazz, devient le véritable chef de l’orchestre « Gregor et ses grégorians » – Gregor fait de la figuration. Il fera plusieurs fois équipe avec Django pour, en duo ou en trio, réalisé des chefs d’oeuvre dont « Christmas Swing » en décembre 1937.
L’Occupation lui permettra de rompre ses amarres en réalisant ses rêves les plus fous. Il voudrait fusionner le jazz et la musique classique en composant une symphonie swing, jetant les bases du « Third Stream », de ce troisième courant que John Lewis – a-t-il entendu Warlop ? – a voulu promouvoir dans les années 1950. Une de ses créations aux allures modernes : un septuor structuré autour de 4 violons qui enregistrera « Tempête sur les cordes », sensations de dépaysement garantis. Il jette les bases sur lesquelles André Hodeir construira son œuvre. Malgré une biographie et un coffret de deux CD10, il reste, pour le moins, méconnu. Il meurt en 1947, usé. Il a 36 ans.
Le 20 février 1948, salle Pleyel, dans une ambiance de bataille d’Hernani, se produit, avec beaucoup de retard, le grand orchestre de Dizzy Gillespie et c’est le basculement. Les jeunes musiciens, Hubert Fol notamment, se lanceront à corps perdu dans le bebop refermant la trappe de l’oubli sur la musique, le jazz pendant l’Occupation !

Le travail de mémoire est vital pour prendre conscience de notre patrimoine, pour lever la zone d’ombre. Pour ne pas se contenter du souvenir.
Nicolas Béniès