A Charlie Haden, avec toute ma reconnaissance…
Il des coïncidences douloureuses sinon malheureuses. Comme mourir le même jour quasiment que Lorin Maazel, grand chef d’orchestre, mort ce 13 juillet en Virginie (Etats-Unis) à l’âge de 84 ans.
Par un effet de ricochet, la disparition de Charlie Haden, le 11 juillet, contrebassiste, leader « naturel » – comme on dit dans les dictionnaires du jazz – n’a pas suscité de démonstrations délirantes sur les ondes. De ce point de vue, il s’en sort mieux, même s’il n’en a plus rien à faire, que Lorin Maazel enterré plusieurs fois sous les louanges.
Charlie Haden est pourtant, pour plusieurs générations confondues mais surtout celle de l’après mai 68 pour la France, un compagnon de presque tous les instants, de ces instants qui comptent parce qu’ils se traduisent par des tournants importants dans nos vies soit individuellement soit collectivement. Ils sont rares ces artistes, ces jazzmen capables de signifier, avec leur musique, la nécessité de la révolte de toute une génération sur tous les continents. Charlie Haden fut de ceux-là avec son « Liberation Music Orchestra » constitué en 1969 et enregistré par Bob Thiele pour « Impulse ! »,1 avec des arrangements de Carla Bley sur des airs révolutionnaires provenant de la guerre d’Espagne et de Hans Eisler. Cet « United Front » reste comme l’une des grandes odes de cette période. Il composera un hommage au « Che » – Guevara bien sur – pour marquer son appartenance à la fraction qui résiste et veut voir advenir le règne de la fraternité. Il reconstruira ce « LMO » à plusieurs reprises sans retrouver cette foi qui animait le premier.
Il était né dans l’Iowa, à Shenandoah, le 6 août 1937 dans une famille de musiciens. Il est présent dans une émission de radio de la famille Haden à l’âge de 22 mois… Il jouera de la musique Hilbilly dite aussi « Country and western » avant de découvrir le jazz et de tomber dans le chaudron. Il étudiera d’abord en autodidacte la contrebasse puis prendra des leçons jusqu’à aller au Westlake College of Modern Music à Los Angeles parce qu’un enseignement de jazz est proposé.
Il y rencontre l’autre grand libérateur de la contrebasse, Scott LaFaro. Ce dernier mourra à 25 ans, en 1961, dans un accident de voiture, une grande perte pour Bill Evans qui mettra du temps à s’en remettre et pour le jazz. Il était le contrebassiste type, véloce, aérien capable de toutes les envolées. Il regardait vers le ciel pour trouver les voix, les sons qu’il entendait. Charlie Haden, lui, sera le contrebassiste de la terre, de cette terre dans laquelle on s’enfonce, de cette terre qu’il faut pétrir, prendre à pleines mains pour la sculpter, pour lui donner une image humaine. Un son rond, plein, minimaliste en diable pour suggérer, faire penser et faire appel à la mémoire pour combler les trous, les points de suspension. Une manière de s’imposer sans le montrer. Il indique une route, fait des suggestions, appelle les autres membres de l’orchestre, petit ou grand, à se saisir de la note…ou du silence. Comme Chez Miles Davis, le silence – titre d’une composition de Keith Jarrett, période Impulse ! – est un complice, un créateur.
En 1957, il rencontrera Art Pepper, saxophoniste alto à la voix marquée par le blues, par l’émotion, par le sentiment de la fragilité de notre vie. Il enregistrera, en sa compagnie, pour Contemporary, un label de la côte ouest créé par Lester Koenig. Un producteur à l’amitié fidèle. Toujours, il fera confiance à Art Pepper malgré toutes les vicissitudes qui passent par la case pénitencier. Cette case que Charlie évitera mais pas celle de la cure de désintoxication.
Lester Koenig, comme tous les producteurs indépendants de cette période, sait prendre des risques, ne faire confiance qu’à ses oreilles. Il rencontrera, par le biais de John Lewis – le pianiste et l’âme du Modern Jazz Quartet -, Ornette Coleman qu’il enregistrera. Charlie Haden fera partie de ces premiers quartet et quintet du saxophoniste alto, compositeur maudit et génie du jazz dans sa dernière grande période, dite Free Jazz. 1958 et 59 verront deux albums aux titres évocateurs « Something Else » – quelque chose d’autre – et « Tomorrow is the question » – demain est la question –, titres révélateurs de l’itinéraire futur du contrebassiste. Ornette avait le don de ces titres à scandale qui suscitait l’ire des commentateurs.
Fin décembre1960 est une grande date. Celle de l’album, Atlantic, « Free Jazz » sous titré « A Collective Improvisation » réunissant deux quartets, celui de Ornette avec Charlie Haden, Don Cherry, pocked trumpet, Ed Blackwell, batterie et celui d’Eric Dolphy, l’introducteur de la clarinette basse dans le jazz moderne aussi saxophoniste alto et flûtiste en compagnie de Freddie Hubbard, trompette, Scott LaFaro et Billy Higgins, batterie. Un grand moment. Les huit musiciens redéfinissent les frontières du jazz en faisant sauter toutes les limites précédentes. Ils font le pari qu’ils peuvent, collectivement, créer de nouvelles structures. Le cafouillage de départ est le prix à payer. Il faut prendre le temps de mettre en place ces structures. A l’arrivée quelque chose s’est passé. L’auditeur a participé à une création qui le concerne tout autant que les musiciens. Sa place est essentielle. Son écoute fait vivre cette musique improvisée. Aujourd’hui encore, il faut prendre le risque de se perdre dans cette improvisation collective pour retrouver une naïveté d’enfant qui découvre un monde. La « First Take » éditée beaucoup plus tard – et disponible sur toutes les rééditions en CD – fait la démonstration que ce nouveau champ des possibles est infini. Pour parfaire le message et qu’il soit sans ambiguïté, la pochette est ornée d’une œuvre de Jackson Pollock, tableau qui indique la volonté de créer un univers original, avec de nouvelles règles. Pour parfaire le paradoxe, Jackson Pollock lorsqu’il peignait ces tableaux à l’énergie – comme le font les improvisateurs du free jazz – écoutait plutôt du Dixieland ou du boogie-woogie comme Mondrian.
De retour de cure de désintoxication, Charlie – Charles Edward pour l’état civil – fera partie du trio du pianiste/psychanalyste Dennis Zeitlin (1964-66) qui sait mêler l’influence de Bill Evans et un monde onirique qui lui appartient en propre. Un de ces pianistes sous estimés qu’il faut redécouvrir. Récemment, il a enregistré de nouveau.
Il rencontre Carla Bley, pianiste, compositeure, chef d’orchestre et créatrice du Jazz Composer Orchestra.
Dans ces années 1980, sensible sans doute à cette idéologie envahissante qui prend le nom de « libéralisme », il fera œuvre de mémoire avec son quartet, « Quartet West » qui signe sa rencontre avec un saxophoniste virtuose Ernie Watts. Ces albums sont autant de traces d’une mémoire du jazz qui ne peut se laisser ignorer, d’une histoire aussi d’un 20e siècle qui semble se perdre dans les brouillards d’une société qui se délite et d’un jazz qui ne sait plus être la musique de la jeunesse et de sa révolte. L’étendard a perdu de son lustre tout en restant très présent.
J’ai l’impression d’avoir laissé en chemin un ami alors que je l’avais peu rencontré. Un ami qui m’avait accompagné sur les sentiers difficiles de la construction d’une vie. Charlie Haden ne manquera pas de venir hanter vos jours et, peut-être vos nuits, pour vous tirer les pieds et vous inciter encore et encore à refuser de baisser les bras, à résister contre toute remise en cause des libertés démocratiques à œuvrer pour la fraternité entre les cultures, entre les peuples seule manière de construire une nouvelle révolution esthétique. C’est un message qui ne s’oublie pas.
Nicolas Béniès.