Quel contenu à l’exception culturelle ?
La conférence de Seattle a échoué. Le cycle de négociations, le «round », n’est pas terminé pour autant. L’ordre du jour n’est pas clairement défini, ce qui n’empêchera pas les représentants des 135 pays de poursuivre leurs discussions à Genève au siège de l’OMC. Cet échec est une victoire de toutes les organisations et associations qui ont manifesté leur opposition à cette libéralisation sauvage ne prenant en compte ni les besoins des êtres humains, ni la nécessité de définir un ordre mondial qui combatte la logique folle des marchés.
Démarchandiser1 est une nécessité pour promouvoir le développement de tous les pays et de tous les êtres humains. Pour lutter contre les inégalités et la pauvreté. C’est le rôle du politique, de l’Etat. Dans le domaine de la culture, c’est un impératif vital. Il n’est pas acceptable de voir disparaître des pans entiers du patrimoine culturel mondial sous prétexte de marchandisation et de compétitivité. Il n’est pas sain, pour définir notre futur, de voir s’évanouir certaines cultures dites minoritaires au profit d’une standardisation toujours plus poussée, résultat logique du règne de la marchandise qui se caractérise par sa reproductibilité à l’infini. Il est difficile, dans notre société, de sortir complètement de la logique du marché, il faut donc réfléchir à des moyens pour la contourner et faire fructifier toutes les facettes des cultures. Si des parties disparaissent, le tout – l’ensemble du patrimoine culturel mondial – se métamorphosera à son tour. Pour que naissent des chefs d’œuvre, un nouveau regard, une nouvelle façon d’appréhender le monde fondation d’une nouvelle culture,2 il faut donner les moyens à toutes les cultures d’exister pour qu’elles puissent se féconder mutuellement.
C’est le sens que doit prendre le terme d’exception culturelle, terme forgé lors du dernier «round » qui s’est conclu par la signature des accords de Marrakech en 1994. Dans ce contexte, il signifiait que la culture ne faisait pas partie de la libéralisation des services, du moins certains domaines. Catherine Trautmann en arrive à dire que « L’exception culturelle est donc la règle et doit le rester, la grande majorité des pays estimant que nous ne sommes pas en présence de marchandises comme les autres »,3 pour justifier le recours au terme de « diversité culturelle ». Mais, pour que puisse vivre les cultures – toutes les cultures – il faut rompre justement avec la marchandise. Sinon l’exception culturelle pourrait justifier n’importe quelle production dont le but essentiel serait de « faire de l’argent »… L’exemple des « Visiteurs » est dans toutes les mémoires. Cette conception de l’exception culturelle ne répond pas aux impératifs de la lutte contre la marchandisation de la culture, vital pour leur droit à l’existence. Il n’est pas possible de laisser disparaître une culture. Ce serait laisser brûler une bibliothèque sans réagir. C’est de la non-assistance à culture en danger. C’est le cas, par exemple, cultures amérindiennes aux Etats-Unis. Il a fallu un producteur français, Jean Rochard – fondateur du label NATO – pour permettre au poète Barney Bush, voulant faire vivre ces cultures au présent, de s’exprimer.
Il n’est donc pas question de développer un point de vue étroitement nationaliste, mais de défendre la possibilité pour les créateurs de pouvoir faire connaître leur œuvre, aussi dérangeante soient-elles, aussi minoritaires soient-elles. Cette liberté de création allant de pair avec la liberté de critique.
Là est le débat central et non pas cet ersatz lancé par Patrice Lecomte contre la critique qui n’a aucun sens au moment où se prépare la macdonaldisation de la culture.
Nicolas BENIES.
PS quelques notes qui permettraient de poursuivre cette réflexion…
D’abord la différenciation entre « culture » et œuvre d’art. La culture, c’est en ensemble de références acceptées par un ensemble d’individus, ce peut-être une nation, si la culture va de pair avec une langue. Mais pas la Nation au sens de territoire, plutôt au sens d’identité reconnue. Comme les Juifs pendant un temps. Malgré la diaspora, les racines revendiquées étaient identiques. Malgré la séparation en deux groupes avec des histoires différentes, entre les séfarades et les eskénazes. Pour indiquer aussi que toute culture vivante évolue au gré des rencontres. Mais il ne s’agit pas de « métissage », terme chewing-gum » à la mode. Plutôt de confrontations, et de confrontations brutales. Ainsi le jazz est issu de ce choc de trois cultures, les européennes, les africaines et les amérindiennes (voir mon article dans Critique Co, « 75 ans de disque de jazz »). De ce choc est né une œuvre d’art, le jazz qui n’est pas réductible à ses parties. C’est une autre façon de voir, d’entendre le monde, de l’appréhender. C’est un art original. Une grande nouveauté de ce 20e siècle débutant. Comme le cinéma. Ces deux art ont immédiatement partie liée avec la technique, avec l’industrie, la marchandise. Au début sous forme d’artisanat, puis de grande industrie. Ils se trouvent inscrit dans le cadre du mode de production. Immédiatement. Tout en le contestant fortement. En résulte cette tension. Qui explique pour une bonne part les œuvres d’art démultipliées que ces deux art ont donné au monde. Jusqu’aux années 60. Jazz – et blues – comme le cinéma ont ranimé toutes les autres cultures. Aucune ne pouvait les ignorer. Ils les ont rendus plus vivante, plus en prise avec notre temps. Y compris le regard et l’oreille au théâtre – le spectacle vivant – ont changé, se sont métamorphosés. La peinture elle-même a subi cette influence, soit directement soit indirectement. La photographie a eu tendance à prendre récemment le pas sur la peinture elle-même.
Le jazz comme le cinéma ne sont plus que cultures. Ont disparu de notre paysage, les œuvres d’art. Pour des raisons « idéologiques » qui tiennent au recul des utopies transformatrices. Le libéralisme tue l’imagination. L’horizon s’est obscurci. Le futur a disparu. Seul le passé, et souvent le passé mythifié, envahit notre présent. Or l’œuvre d’art suppose au moins un orteil vers le futur, faute de quoi ne peut surnager que la culture. Même si cette culture est vivante. Et les seules qui le soient sont celles qui ont un substrat populaire, même si elles sont savantes en même temps. Un contenu de révolte. Comme la musique et la littérature cubaines. Ou la musique africaine. Elles sont, c’est le propre de l’accumulation capitaliste immédiatement récupéré pour être transformé en marchandise et du coup édulcoré. Les transnationales produisent une marchandise standardisée adaptée à tous les publics. L’appellation contrôlée, la « World Music ».
Aujourd’hui les disciplines artistiques se sont éclatées. Le « style des années 90 » n’existe pas. Celui de l’an 2000 reste à définir. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne se produit rien. Au contraire. La vitalité des cultures se manifeste. En premier lieu des cultures minoritaires, marginalisées , comme l’amérindienne.