Construire des ponts.
Dans quel esprit étrange, visité par quels dieux, a pu germer l’idée de construire des ponts imaginaires – Across the Bridges – entre la France et les Etats-Unis, Chicago en particulier ? La réponse tient en un nom, Alexandre Pierrepont défenseur du « Champ jazzistique » – titre de son premier livre – flou et sans frontières, sans école, sans style, en un mot ouvert aux mémoires pour permettre la création. Son deuxième livre, « La Nuée » – aux éditions Parenthèses comme le précédent – proposait déjà un programme autour de l’AACM, association de musicien-ne-s de Chicago tournée vers la créativité.
Offrir les conditions de rencontres tel est la volonté de « The Bridge ».
D’abord des concerts qui, enregistrés, sont proposés sur le label au nom éponyme. Un label qui se veut à la fois américain, le lancement a eu lieu au Chicago Cultural Center en avril 2013 et français qui explique la multiplication des lieux de concerts. Ce jour d’avril 2013, le choc culturel a opposé et réuni deux saxophonistes alto Fred Jackson Jr (aussi au soprano) et Stéphane Payen, deux batteurs – je ne sais plus à l’écoute si le terme est adéquat -, Edward Perraud toujours aussi désarçonnant et Makaya McCraven (aussi aux bruits électroniques). Le concert ne date pas de ce jour là mais des retrouvailles en juin 2015 à Paris avec un changement pour cet enregistrement, c’est Frank Rosaly qui officie.
Le quartet s’appelle désormais « Twins » pour ces drôles de jumeaux aussi différents qu’ils peuvent l’être tout en se rejoignant à la fin des parallèles. Ne cachons pas – c’est le lot des concerts – des longueurs qui apparaissent comme nécessaires pour emporter vers d’autres musiques, vers d’autres ponts.
« Shore to Shore », de rive à rive tout arrive en ce printemps 2014 à Chicago. Le cornettiste Rob Mazurek, qui bidouille aussi l’électronique, un des musiciens les plus ouverts de la scène actuelle de Chicago, le clarinettiste/saxophoniste baryton Mwata Bowden avaient décidé de s’envoler vers d’autres cieux en s’appuyant sur des jumeaux constitués par deux bassistes, Matt Lux et Mathieu Sourisseau comme de la guitare de Julien Desprez. Un magma sonore venant du plus profond des entrailles du ciel pour des aller-retour fulgurants entre mémoires du passé et celles du futur. Essais volontiers déstabilisants pour permettre toutes les ouvertures, toutes les lumières.
« Vent Fort », de force amicale, la plus forte connue sur l’échelle musicale de ces rencontres transatlantiques, se trouve sur l’axe Steve Coleman pour Magic Malik, flûtiste et vocaliste tout en faisant la part belle aux expériences françaises menées notamment par Guillaume Orti, aux saxophones. New York imprime aussi sa marque au groupe constitué par le contrebassiste BBriet – bizarre orthographe – rejoint aussi par Jeb Bishop au trombone et Tyshawn Sorcy à la batterie et au trombone basse. Khari B. est ici le slameur qui clame les révoltes. La musique tourbillonne engloutissant avec appétits souvenirs et cultures.
« Epiphany » réunit de nouveaux « Twins », slameurs, rappeurs, poètes, raconteurs d’histoires, entre Afrique, Midwest, musiques soul et tout le reste des musiques noires, Mike Ladd et Mankwe Ndosi. Et ça swingue sous l’égide de Sylvain Kassap, clarinettiste. Dana Hall est un batteur qui sait se souvenir de tous les batteurs.
Un groupe qui a tourné aux Etats-Unis fin 2017 pour présenter cette musique de forme classique qui sait aussi s’inspirer de la musique contemporaine tout en dynamitant les habitudes d’écoute.
« A Pride of Lions », une fierté de lions, aurait pu s’appeler « 20 ans après » si le titre n’était pas déjà pris. Ces lions sont de vieilles connaissances. Daunik Lazro, saxophone ténor et baryton et Joe McPhee, saxophones et trompette de poche avaient construit le groupe « Dourou ». Un enregistrement pour le label de Didier Petit, In Situ, est là pour en témoigner. Pour cette musique qui se construit dans son propre mouvement des jumeaux sont aussi convoqués sous la forme de deux contrebassistes, Joshua Abrams et Guillaume Séguron qui en posent les soubassements. Chad Taylor, batteur vient apporter sa contribution. Des retrouvailles qui apparaissent comme nécessaires et nous ravisent.
Les réflexions de Evan Parker, saxophoniste, viennent alimenter les questions que posent ces publications. Dans « De Motu », il note que « l’improvisation libre reste, partout dans le monde, le parent de la politique culturelle de subvention (…). Il propose, au lieu de la différence entre musique « sérieuse » et musique improvisée de réfléchir au concept de Instant composing, une composition instantanée – comme le café soluble – résultat souvent d’un processus de maturation. (« De Motu », Evan Parker, Lenka Lente éditions, traduction de Guillaume Tarche).
Toutes les musiques précitées sont le résultat vraisemblable de ce mouvement de création qui prend des formes multiples. Un mouvement marqué par des influences différentes, des cultures spécifiques qui s’entremêlent tout en se conservant. Là sont les musiques de notre temps, des musiques de révolte.
Nicolas Béniès.
« Twins », « Shore to Shore », « Vent fort », « Epiphany », « A Pride of Lions », Bridge, distribution Les Allumés du Jazz, www.acrossthebridges.org