Ornette Coleman libre et joyeux.
Ornette Coleman, un nom qui résonne. Synonyme de « free jazz – titre d’un album Atlantic de 1960 -, de jazz libre appelé aussi « New Thing », nouvelle chose. Des mots qui font peur. Qui font reculer les conservateurs. Synonymes de bruit, de fureur mais aussi d’engagements politiques ou esthétiques. La peur, dit-on, est mauvaise conseillère et dans ce cas précis c’est une réalité. Refuser d’entendre est une erreur grave. Dans un premier temps, cette musique aux normes étranges et à la structure nouvelle par rapport au passé – un passé qui resurgit et forge le présent de ce début du 21e siècle totalement habillé de passés souvent recomposés – interroge. Le rejet est le premier mouvement naturel. Qui doit être combattu. Pour écouter de nouveau, pour pénétrer dans ces mondes nouveaux. Le Free jazz, la musique d’Ornette ne sont pas des musiques sans structure. Elles laissent une place aux bruits mais aussi aux autres métriques des cultures différentes. Elle demande à être apprivoisée, comprise. Il y faut un effort de l’auditeur. Faute de quoi il passera à côté d’une possibilité de jouissance et de plaisir extrême.
Ornette a su, dans toute sa vie musicale, se renouveler. Il nous a quittés bêtement à 85 ans d’un arrêt du cœur le 11 juin.
Ornette, un curieux prénom pour le moins. D’une origine lointaine sans doute. Ou, déjà, une création spontanée de sa mère ? Le mystère reste entier. Tant mieux ! Ce prénom inusité est-il un début d’explication sur la volonté de ce compositeur de partir sur des sentiers inconnus pour respirer un autre air, un air qu’il aurait lui-même défini ? Je suppose qu’à l’école, il a dû subir quelques ricanements de ses condisciples qui n’arrivaient pas à lui trouver un diminutif. Dur labeur que d’être écolier !
Surtout à Fort Worth, au Texas, où il est né le 11 mars 1930 – il se trouve affublé de deux autres prénoms qu’il n’utilisera pas, Randolph Denard -, le climat ne devait pas être propice dans ces contrées où le racisme est en embuscade. Il fera des études universitaires comme beaucoup des jeunes gens de ce temps.
Il aura comme voisin un de ces saxophonistes étranges dont personne ne veut reconnaître la place ni l’influence, Dewey Redman qui participera à quelques-unes de ses séances et de ses performances. Aux côtés de Keith Jarrett, Dewey réalisera quelques-uns des albums incontournables du pianiste, en compagnie de Charlie Haden et Paul Motian.
Ornette est toujours resté discret sur ses études musicologiques. Autodidacte ? Il répond de manière sibylline à Daniel Berger et Alain Corneau qui l’interviewe en 1964 alors qu’il séjourne à Paris : « Croyez-vous qu’un professeur aurait pu m’apprendre à jouer ce que je joue ou m’aider à exprimer la musique qui est la mienne ? »,1 manière de dérouter l’attention pour la faire porter sur son originalité. Il n’a pas tort. La musique d’Ornette se suffit à elle-même tout en revendiquant toute la mémoire du jazz et du blues. Faire vivre cette mémoire suppose de rompre avec la tradition pour la faire vivre. Il mettra en œuvre cette trajectoire dans ce « New and Old Gospel » qu’il enregistre aux côtés de Jackie McLean.
Celui par qui le scandale arrive…
Ornette, apparemment, est un homme timide, réservé mais aux convictions bien ancrées. Il n’est pas prêt aux concessions. Il a étudié Charlie Parker – et rencontré en 1955, un peu avant la mort du Bird – comme tous les musiciens de sa génération et en a tiré une grande leçon : pour respecter les grands créateurs du jazz, il ne faut pas les imiter mais se servir de leurs découvertes comme une plate forme vers d’autres cieux, d’autres univers. Il considère Parker comme un génie et il le dira. La fin des années 50, le début des années 60 est propice aux révolutions. Le monde explose. La décolonisation transforme le monde, le champ des possibles s’élargit.
Ornette Coleman le signifiera par le titre de ses albums « Something Else » – quelque chose de nouveau, un titre que reprendra Cannonball Adderley pour son album Blue Note avec Miles Davis -, « Tomorrow is the question », demain est la question,(2) « The Shape of Jazz to Come », la structure du jazz du futur, « Change of the Century », le changement du siècle, pour aboutir, en 1960 à « Free Jazz » avec sa pochette reproduisant une performance de Jackson Pollock, une sorte de signature de sa volonté révolutionnaire.(3) Dans tous ces albums, par le biais de Billy Higgins ou Ed Blackwell à la batterie, l’un regardant, avec son sourire proche du rire, vers le ciel des cymbales, l’autre plus enfouis dans la terre des Bayous de la Nouvelle-Orléans, il conserve la pulsation du jazz. Il dira,(4) « le swing, pour moi, c’est une certaine manière d’exprimer les choses sans s’enfermer dans un système. Je ne vois donc pas pour quelles raisons le swing devrait être rythmiquement codifié. » Le swing est lié à la liberté. Les battements du cœur le définira Max Roach. Une sorte de quintessence de l’être humain, de sa dignité.
Un concept viendra nommer cette révolution qui remettait en cause la structure même du jazz, « la théorie harmolodique », manière de faire scientifique et surtout de mettre à distance les peurs pour favoriser l’écoute. Un concept ne sert qu’à permettre la discussion. Il dit par-là qu’il abandonne le système d’accords pour laisser faire l’intuition, pour arriver, via l’improvisation individuelle arriver à une création collective. C’est le sens de l’album « Free Jazz », une expérience qui consistait « non pas à s’interroger sur la valeur d’un chaos musical ou la place qu’y tiendrait l’ego de chacun, mais bien à exprimer une musique spontanée qui était en même temps collective. »(5) Un double quartet était présent. La théorie du chaos, malgré ce qu’en dit Ornette, pourrait servir de porte d’entrée. La cacophonie initiale pose des jalons d’une compréhension future des improvisations à la fois individuelle et collective. Aucune redite mais une sorte de logique qui s’impose à la fin de ces 34 minutes superbes. Une première version de 17 minutes vient compléter le CD pour indiquer que le tout était organisé pour laisser la place à la spontanéité. Une première version moins folle que la deuxième. Il aurait pu utiliser, si les moyens avaient été mis à sa disposition, 50 musiciens au lieu de huit pour indiquer que ce type d’expérience pouvait se démultiplier et faire exploser toutes les contraintes. Dépasser les limites admises est nécessaire pour créer. Il faut accepter d’entrer dans un univers original pour parcourir de nouvelles contrées. Les musiciens qu’il a réunis ont tous participer à l’éclosion de cette nouvelle chose. Billy Higgins et Ed Blackwell déjà cités, Charlie Haden et Scott LaFaro – le premier est le bassiste d’Ornette à cette époque, le deuxième est lié au trio de Bill Evans – Don Cherry et Freddie Hubbard à la trompette dont les chemins divergeront et Eric Dolphy,(6) saxophone alto, clarinette basse, pour structurer des atmosphères troubles, dérangeantes. Il est toujours interrogatif en désespérant de trouver des réponses. Avec Ornette paradoxalement plus assuré.
Le front du refus
La réaction – dans tous les sens du terme – fut à la hauteur de ces titres provocateurs. L’artiste fut maudit mais, à condition d’être végétarien et même végétalien, ne pouvait mourir de faim en fonction des tombereaux de légumes que le public lui envoyât en guise de remerciements. Cet homme un peu effacé sur scène se verra reprocher l’utilisation d’un saxophone en plastique, une manière « naturelle » d’utiliser le violon – un « crin-crin » – ou la trompette sans chercher à savoir les raisons qui l’ont poussé à le faire. « On » lui cassera son saxophone, « on » lui cassera des dents à la sortie d’un concert et bien d’autres choses encore.
Il continuera malgré tout composant des opéras, « Chappaqua Suite » (une musique de film abandonnée par le réalisateur, il a sans doute eu peur, éditée par Columbia en 1965), « Skies in America » (Columbia 1972), se jouant du futur, « « Science fiction » et même de tous les langages, « In All Languages » (Caravane of Dreams) comme de tous les vocabulaires, « New Vocabulary » en 2014.
Un parcours fait de surprises et de continuités. Des albums qu’il faut écouter et réécouter pour se rendre compte de sa puissance créatrice même si vers la fin le son du saxophone alto n’est plus ce qu’il était lui qui avait commencé par le ténor dans les orchestres de Rhythm and Blues, de son génie et surtout de sa gaieté. Les airs qu’il a composés ont cette composante du rire, de la joie comme les blues. Contrairement à une idée reçue les blues ne sont pas forcément tristes. Plus exactement leur tristesse véhicule une part d’ironie, d’humour, de rire aussi qu’il ne fait pas ignorer. Aucun blues ne fait pleurer. Ornette avait retenu cette leçon, la leçon des musiques de la rue, essentielle. Il faut savoir rire et composé des mélodies qui se retiennent.
Une musique simple donc difficile. Qui reste contemporaine. Aucune nouvelle révolution n’est venue bousculer ce free jazz. Il reste partie prenante de tous les jazz d’aujourd’hui. Un temps de digestion peut-être nécessaire. Digérer Ornette est un aussi gros morceau que digérer Coltrane. Ces deux tombeaux sont grands ouverts. Ils restent vivants pour construire un présent très diversifié…
Nicolas Béniès.
Notes
(1) Interview publiée dans le n°14, première mouture, des « Cahiers du jazz », 3e trimestre 1966. Il avait fait aussi la couverture de Jazz Mag en 1962.
(2) Ces deux premiers albums ont été enregistrés pour la firme Contemporary de Lester Koenig, un producteur indépendant de la côte Ouest démontrant qu’il était sensible aux révolutions. Art Pepper, qui bénéficiera de l’amitié indéfectible du producteur, enregistrera des compositions d’Ornette dont « Tears » dés 1964
(3)Ces trois derniers chez Atlantic. Ornette se plaindra de ne pas recevoir de royalties. Il arrêtera d’enregistrer pendant un temps, tout en publiant des concerts publics pour Blue Note notamment. D’autres concerts seront publiés par des « pirates ».
(4) Interview précitée dans la note 1
(5) Interview d’Ornette opus citée dans la note 1
(6) Eric Dolphy qu’il faudra écouter encore et encore, sera engagé par Coltrane en 1961 et, avant, par Charles Mingus qui lui vouait une grande admiration réalisera un album phare, « Out to Lunch » (fermé pour déjeuner), avec Tony Williams à la batterie et publié par Blue Note. Certains le considère, encore aujourd’hui, comme inécoutable… Mais c’est une erreur.
Les premiers enregistrements, 1958 et 1959
The Sphinx, Ornette Coleman, extrait de Something Else!!!! – avec les points d’exclamation oubliés le plus souvent -, un album Contemporary de 1958, le premier. de ce temps paraîtra un album avec Paul Bley que Paul Bley signera dans un premier temps avant de se rétracter pour redonner la paternité du quintet à Ornette, avec Don Cherry (tp)
Rejoicing, extrait de Tomorrow is the question, deuxième album pour Contemporary, de 1959. Le personnel est curieux : Ornette Coleman – alto saxophone, soprano saxophone, Don Cherry – trumpet,
Percy Heath – bass (tracks 1–6), Shelly Manne – drums, Red Mitchell – bass (tracks 7–9). Pour Rejoicing c’est Percy Heath le contrebassiste, celui qui a fait toute sa carrière quasiment avec le Modern Jazz Quintet.
Le quartet historique pour « Chronology », réalisé pour Atlantic, en 1959.
Ornette Coleman – alto saxophone, Don Cherry – cornet, Charlie Haden – bass, Billy Higgins – drums.