Deux géants un peu trop ignorés.
Les hasards de l’édition, ou volonté délibérée ?, deux géants du jazz bénéficient d’une édition dans la collection « The quintessence » que dirige Alain Gerber aux éditions Frémeaux et associés. Dans l’imagerie des passionné(e)s de jazz, ils apparaissent comme situés sur des planètes différentes, « Cannonball » Adderley, saxophoniste alto, et Bill Evans, pianiste. L’un et l’autre ont su s’imposer sur la scène du jazz et, à leur manière, ils ont contribué à la révolutionner dans cette fin des années 50. Ils ont été à la fois éclipsés par l’ombre porté du génie hors norme de ce temps, John Coltrane qui les a influencés, tout comme il a subi leur influence. Tous les trois ont fait partie de ce sextet qui marque l’année 1959 via la réalisation de cet album, chef d’œuvre d’entre les chef d’œuvre, « Kind of Blue » – voir « Le souffle bleu » pour plus de détails -, sous la direction de Miles Davis et direction convient bien, même si Bill Evans a beaucoup travaillé les compositions qui, pour certaines d’entre elles, portent son empreinte, en particulier ce « Blue in Green » que Alain Gerber a repris dans ce double album consacré à Bill.
Pour Cannonball, Julian Edwin pour l’état civil et « Cannibal » pour son habitude de manger à toute heure et de la nuit dont témoignait son tour de taille déformé en « Cannonball », on suppose – comment faire autrement ? – à cause de son jeu tout en swing, tout en jouissance, lançant des boulets de ce canon intarissable qui avait nom son saxophone alto. Personne n’avait manié cet instrument – de cirque rappelons-le – avec autant de volupté et de joie. La musique d’Adderley est prise dans les plis du plaisir. Le dénommer le « nouveau Parker », comme les critiques l’ont fait dans ce milieu des années 50 était un non-sens considérable. Qui ne pouvait, comme le soulignent à la fois Gerber et Tercinet, que lui nuire. Le livret – superbe comme à l’accoutumée – qui accompagne ce coffret et en fait même sa valeur, permet de suivre le développement de ce musicien, comme la sélection effectuée. Pas simple de rendre au « Cannonball » toute sa place. Ils le font avec cette amour-passion de cette musique qui nous réunit.
La première session a lieu le 28 juin 1955 pour Savoy. Cannonball arrive, avec son frère Nat, cornettiste, de sa Floride natale – il est né à Tampa, le 15 septembre 1928, dans une famille de musiciens – et, immédiatement fait sensation au Café Bohemia, un des clubs de la « Grosse Pomme » (surnom de New York) de ce temps profitant d’une absence du saxophoniste régulier, Jerome Richardson, du groupe mené par le contrebassiste Oscar Pettiford. Charlie Parker avait quitté ce monde le 12 mars 1955 et la critique recherchait une nouvelle idole, un nouveau « génie », une reproduction de Charlie Parker, à l’identique si possible. Or, ce possible là n’existe pas. Au pire, c’est une caricature, au mieux – et ce fut le cas de Cannonball – une nouvelle manière d’aborder les rives du jazz. Le prof de Floride, ce qu’il était en 1955, avait déjà une longue carrière derrière lui et un bagage qui n’était parkérien que d’apparence. Sa musique, comme l’explique très souvent en présentant les compositions de son frère ou les siennes, est fondamentalement issue du gospel, du blues et se veut attirante, soyeuse et donnant l’impression d’entrer directement dans les tripes de l’auditeur qui, dans un premier temps, n’en revient pas.
La sélection en témoigne. Mais elle met aussi en évidence le goût de la recherche. Miles lui avait dit qu’il avait le swing mais qu’il lui restait à creuser les accords, ce qu’il fera avec… Coltrane. Le son qu’il fait entendre, dans ces années de compagnonnage avec le saxophoniste ténor pas encore sorti de sa gangue, qui n’est pas encore Coltrane, il s’en approche à grands pas, des pas de géants bien sur, est très proche de celui de Trane. Plus encore, il donne l’impression, dans « Kind of Blue », d’avoir compris plus vite que Coltrane là où Coltrane voulait aller. Est repris ici « Flamenco sketches », de cet album, le thème le plus complexe de cette session, il a fallu des répétitions pour les musiciens puissent s’en emparer. Cannonball fait la preuve de son talent. Bill Evans de sa capacité à construire son univers. Eclate l’incompatibilité des trois leaders. Leurs mondes se superposent et se rencontrent au prix d’un abandon de leurs spécificités. Cannonball bride sa nature, Bill veut imposer sa « révolution tranquille » – « Quiet Revolution », pour citer Down Beat – et entre en contradiction avec le leader de tous ces leaders, Miles Davis.
Cannonball avait aussi rencontré un autre constructeur d’univers, Gil Evans, qui lui avait offert un de ces albums qui restent comme des joyaux, « New Bottle Old Wine », faire du neuf avec du vieux si l’on veut, pour un « Saint Louis Blues » inoubliable.
Bill Evans de son côté avait lui aussi rencontré un arrangeur et chef d’orchestre superbe, auteur du « Lydian concept », George Russell. George lui avait fait confiance en lui faisant rencontrer Miles Davis, Gil Evans et toute une bande de joyeux révolutionnaires qui occupaient une grande partie de leurs journées, sinon de leurs nuits, à discuter musique, politique, esthétique comme de l’héritage du « Bird » (surnom de Charlie Parker), souvent dans le « basement » – ces logements en dessous du niveau de la rue, à New York – de Gil, ou dans ces « workshops » multiples, dont celui animé par Mingus. Un torrent d’idées qui ne restaient pas lettre morte pour le pianiste souvent silencieux pourtant. Il était déjà junkie, là se trouve l’explication de son repli sur lui-même. George lui donnera ce « Concerto for Billy The Kid », une référence au mythe de l’Ouest mais on ne sait pas si le « Billy » de la légende était junkie…
Bill commence à enregistrer sous son nom en 1956 ce « New Jazz Conceptions » et attendra le 15 décembre 1958 pour récidiver. Ses premières grandes réalisations passeront par la définition du trio de jazz, piano, basse, Scott LaFaro qui mourra, à 25 ans, dans un accident de voiture, sa mort déclenchera une profonde dépression du pianiste, et batterie, Paul Motian. Auparavant, il aura beaucoup enregistré avec George Russell et participé au sextet de Miles Davis.
Je vous conseille d’écouter ces deux coffrets en même temps, en passant de l’un à l’autre. Pour découvrir que Bill et Cannonball ont enregistré ensemble sans la présence de Miles dont un « Waltz for Debby » de 1961 poignant. Et ce n’est pas souvent que ce terme vient sous al plume quand il s’agit de l’altiste. Il faut aussi entendre des chemins qui se séparent dans ce début des années 1960… D’autres découvertes vous attendent. La comparaison des deux versions d’« Autumn leaves » – les feuilles mortes -, l’une extrait d’un album « Blue Note, intitulé fort justement « Something Else », quelque chose d’autre, avec comme « sideman » exceptionnel, Miles Davis qui est, seulement sur ce thème, le vrai leader, et l’autre du Bill Evans trio, avec Scott LaFaro et Paul Motian. Deux manières d’aborder un « standard »…
Leur descendance est immense. Tous les pianistes d’aujourd’hui doivent quelque chose à Bill Evans à commencer par Keith Jarrett, toutes les musiques dites « Soul » semblent dériver de Cannonball. De plus en plus de musicien(ne)s lui rendent l’hommage qu’il a mérité. Il faut lui laisser une grande place au Panthéon, celui qui est ouvert à tous les vents du jazz.
Nicolas BENIES.
« Bill Evans, New York – Newport, 1956 – 1960 » ; « Cannonball Adderley, New York – Chicago – San Francisco, 1955 – 1960 », collection The Quintessence, Frémeaux et associés.