Où en est le jazz ?
Les grands festivals bourgeonnent au printemps – l’Europa djazz du Mans et Jazz sous les Pommiers de Coutances – fleurissent l’été, pour se faner à l’automne et redonner vie à ce poème immortel devenu standard du jazz, « Les feuilles mortes » ou « Autumn leaves » en passant de cette langue brûlante de Jacques Prévert, à celle ensoleillée du noir de la mélancolie de Johnny Mercer, pour se lancer enfin à l’assaut de l’hiver, « saison de l’art lucide » disait Mallarmé. Tous les festivals de jazz – et ils sont nombreux, plus de 800 recensés en France – font la preuve de la vitalité de cette musique, de son présent multiforme. Un présent éclaté entre les styles, entre les références. Chaque groupe, chaque musicien est en recherche de sa définition dans des mondes changeants. Comment construire son univers lorsque tout s’écroule autour de soi, en particulier les utopies de transformations sociales. Un monde qui ne sait plus pourquoi il se perpétue. Comme si le capitalisme triomphant de l’après chute du Mur de Berlin (novembre 1989) donnait des signes de confusion mentale, se trouvait sénile parce que trop développé, parce que sans contre pouvoirs ni au niveau des nations ni au niveau international. Que la seule diplomatie qui surnage est la « diplomatie de connivence ». Un monde, pour le dire encore un peu autrement, sans projet, sans avenir, sans futur. Il ne vit que sur des idéologies qui engloutissent les concepts. L’idéologie du progrès – la pauvreté, les inégalités qui s’approfondissent –, de la performance – la culture du résultat à court terme -, contre le progrès et la performance. Les exemples pourraient se multiplier. Le libéralisme a complètement faussé toutes les donnes, inversé les sens des termes aidé par l’insistance sur la seule communication.
Toutes les disciplines artistiques – à commencer par le jazz, musique de l’instant puissamment en relation avec le « Zeitgeist », l’esprit des temps pour employer un concept issu de la philosophie hégélienne – ne peuvent qu’en souffrir. En découle des éclatements puissants qui se traduisent par des « collages » nécessaires pour essayer de continuer de créer. Il n’est pas question d’avancer dans les arts, l’histoire des arts n’existe pas à proprement parler, il ne peut s’agit que de création, de naissance sinon de renaissance – peut-être faudrait-il un « r » majuscule » – pour construire un anti-art spécifique de ce 21e siècle, comme fut le jazz pour le 20e. En cela la situation du jazz sert de révélateur des impasses actuelles, impasses qui peuvent revêtir les couleurs de l’arc-en-ciel. Pour dire qu’il en est de sublimes.
Il faut accepter l’idée que « l’inspiration ne signifie rien d’autre que l’antériorité du poème par rapport au poète » (Maurice Blanchot),1 que donc l’esprit des temps imprègne le créateur. Se retrouve, mutatis mutandis, la thèse de Marx : « Les hommes font librement leur histoire dans des conditions qu’ils n’ont librement déterminées ». Les constructions de sociétés nouvelles ne peuvent qu’influencer les arts. L’esthétique, dans ses nouvelles dimensions, influence, dans un mouvement continu de va et vient, dialectique, les théories de transformation sociale.
Deux interrogations surnagent de cette profusion de festivals et de musiques classées comme « jazz » – avec un peu moins de spectateurs payants ce milieu d’année 2012 -, la première sur les contours du jazz d’aujourd’hui qui pourrait se formuler en « Qu’est-ce que le jazz ? » et la deuxième sur la possibilité de la naissance d’un style d’époque, celui du 21e siècle, celui de l’après chute du Mur de Berlin.
Le jazz ? Pour une presse en veine de stigmatisation, les « puristes » sont honnis et mis au bans des empêcheurs de jouir avec entraves, de vivre des musiques dites du monde2. Il faut faire de la place aux « musiques cousines », musiques africaines, électro et d’autres qui proviennent de « l’air du temps », cette fois-là en un sens péjoratif, un air qui ressemble à de la marchandise. Est-ce un crime d’aimer Angélique Kidjo ? Que nenni. Aimer cette culture, se balancer au rythme de cette musique, tanguer et errer grâce à cette voix (plus largement à ces musiques très inspirées par le jazz, devenues un peu binaires pour plaire au plus grand nombre3) n’est pas un crime de lèse-jazz comme d’aimer le travail des DJ, toutes ces musiques ont toute leur place. Elles peuvent devenir les musiques de références de demain.
Mais est-ce du jazz ? Cette question semble incongrue. Elle est pourtant nécessaire. Pour savoir simplement de quoi nous parlons. Les « puristes » essaient de faire un travail de critique, travail de plus en plus contesté en ces temps où tout se mesure à la réussite quantitative : combien d’entrées ? et à la notoriété qui en découle justifiant les subventions des collectivités territoriales ou de l’Etat central sans qui aucun spectacle vivant ne pourrait vivre ou alors au prix d’une énorme diminution du public.
Comment définir le jazz du coup ? Les clichés se bousculent. D’abord, jusque dans les années 1980 moment de la victoire de l’idéologie libérale, « musique de sauvages » puis bruits et fureurs avec le « free jazz » pour devenir, par insinuations successives et vieillissement de ses publics, « Musique d’intello », insulte suprême des cours de recré. Avec un cortège bigarré de musique « ennuyante » pour la jeune génération d’aujourd’hui qui ne sait plus à quel saint se vouer partagée entre rap, hard rock, métal et l’électronique le tout enveloppé dans du MP3 qui concasse le son, réalité technologique qui inclut une modernité régressive dans la manière d’entendre.
Le jazz fut longtemps une musique liée à la lutte, une musique de révolte, de liberté, d’égalité. Le temps d’un solo génial, on pouvait se croire Icare, loin de la réalité raciste des sociétés. Aujourd’hui, son éclatement révèle une situation qui vise toute la culture. Pour le moment, toutes les disciplines artistiques vivent avec cette composantes fondamentales de notre modernité, le collage. Sans véritable synthèse faute d’une vision commune, d’un avenir collectif. Il fonctionne plus ou moins bien. Il devrait se conjuguer avec un renouveau, celui des ateliers – des workshops – qui associaient dans les années 50 tous les créateur(e)s pour s’attaquer au monde ancien, en détruire les bases tout en s’appropriant la tradition, tout en faisant prospérer le patrimoine. Le post modernisme associé au libéralisme économique a forgé cet éclatement brutal qui oblige à considérer tous les styles du passé en s’en servant comme d’une boîte à outils sans redéfinir la boite qui donnerait une nouvelle dimension aux outils. Du coup, les génies d’antan – je parle ici du jazz, Louis Armstrong, Charlie Parker, John Coltrane et Miles Davis – restent les génies d’aujourd’hui. Les rééditions en témoignent.
Le 21e siècle n’a pas su créer d’œuvre d’art, de révolutions esthétiques. Tous les styles du passé ont droit de cité. Entre la répétition, l’acceptation de règles et la recherche liée à la musique contemporaine qui conduit le jazz en des sentiers étranges. Le paradoxe tient en ce que cette musique contemporaine s’est nourri aussi du jazz…
La culture du résultat, la nécessité de « réussir » – la peur de l’échec – tuent dans l’œuf toute possibilité de création… Il va être temps de rompre avec toute cette idéologie pour ouvrir le champ des possibles.
Nicolas Béniès.