Crise systématique et restructuration du capitalisme.
La crise systémique du capitalisme qui démarre en août 2007 est loin d’être terminée. Une crise aux dimensions multiples et qui pose des questions nouvelles à la fois sur les terrains théoriques et pratiques. Contrairement à la crise dite de 1929, le capitalisme n’a pas suscité un nouveau Keynes – ni une politique économique différente – pour offrir des outils théoriques et pratiques permettant de forger des réponses adaptées à la profondeur de cette crise. Pourtant, comme pour celle de 1929, il serait nécessaire, pour comprendre le monde, d’interroger toutes les théories.
Bien que ni la théorie keynésienne, ni la politique dite du « New Deal » de Roosevelt n’ont été suffisantes pour sortir le capitalisme de cette crise fondamentale. Il a fallu la deuxième guerre mondiale pour détruire totalement le régime d’accumulation et l’ordre productif précédents et faire naître une nouvelle manière de créer des richesses s’appuyant sur la deuxième révolution scientifique et technique et le taylorisme pour augmenter durablement la productivité du travail. L’industrie automobile en deviendra la figure emblématique et le moteur de la croissance économique. La nouvelle forme – sociale et nationale – de l’Etat naît après la deuxième guerre mondiale en s’appuyant sur cette théorie et sur cette pratique pour permettre au capitalisme de se régénérer.
Crise de légitimité de l’idéologie libérale.
Le contexte actuel, celui de cette entrée dans le 21e siècle, est marqué par une crise idéologique profonde. L’idéologie libérale connaît une crise de légitimité. Sa faillite est visible depuis la faillite de Lehman Brothers, le 15 septembre 2008.
Avant cette date, les gouvernements et la plupart des analystes niaient la réalité de la crise.1 Le scénario était pourtant connu, de cette crise financière devait sortir une récession. Le visage de la mondialisation était à la fois celle de l’ouverture des frontières et l’internationalisation des marchés financiers. En première conséquence, cette crise a été immédiatement internationale. Deuxième conséquence, la baisse du pouvoir d’achat s’est traduit par la pontée de l’endettement. La croissance a donc vogué sur un océan de dettes – des entreprises comme des ménages ou les Etats – et sur des mers spéculatives pendant 30 ans, des années 1980 jusqu’à août 2007. La crise financière marquait un arrêt brutal de cette euphorie.2 La baisse des encours de crédit devait se traduire ipso facto par la baisse du marché final et par une crise de surproduction. D’un seul coup, le libéralisme apparaissait pour ce qu’il est, un « rêve » des gouvernants et des responsables des institutions internationales, une représentation du monde faussée dont le but était de légitimer la politique de déréglementation des Etats, de la rendre acceptable et acceptée. La concurrence libre et non faussée résonnait dans le vide ne correspondant pas à la réalité du monde. S’écroulaient aussi, en voie de conséquence, tous les modèles économétriques qui, par un coup d’Etat logique, avaient pris la place de la réalité et permettaient de nier le raisonnement économique comme de l’ensemble des sciences sociales. Cette place singulière de l’idéologie – avec toutes ses acceptions négatives et positives – a bien été soulignée par Marx.3
De ce « choc », le libéralisme ne pouvait se relever. Là se trouve les causes du retour de Marx – le seul théoricien à avoir pensé les crises – et de celui de Polanyi.4 Dans une moindre mesure, le keynésianisme renaît de ses cendres.5
La crise est donc aussi une crise de représentation du monde. Aucune idéologie de remplacement ne pointe le bout de son nez. La crise politique se trouve ainsi accentuée. Les élites n’apparaissent ni au-dessus des classes ni porteuses d’un autre monde, d’un avenir crédible indiquant un chemin de sortie de ce capitalisme dit libéral à bout de souffle. Cette crise est souvent sous estimée. Il faut dire que ses traces sont encore visibles. Les politiques d’austérité restent la seule réponse des gouvernants même si les raisons qui la fondent ont changé.
L’idéologie libérale reposait sur un pilier, la liberté des marchés. Les mécanismes du marché permettent l’allocation optimum des ressources et la réalisation de l’équilibre général. Le prix du marché déterminant l’avenir. Là où les prix montaient, il fallait investir, là où ils baissaient, il fallait désinvestir. Plus personne, actuellement, ne défend cette conception.
L’Etat ne devait donc pas intervenir, pour ne pas gripper ces mécanismes ni dans la vie économique ni dans le domaine social. La déréglementation apparaissait comme une nécessité. Se trouvait ainsi défini une nouvelle intervention de l’Etat. Au-delà, il s’agissait de transformer la forme de l’Etat. La forme sociale, mise place notamment après la deuxième guerre mondiale, se trouvait déstructurée sous les coups de butoir des politiques d’austérité détruisant les services publics, les solidarités collectives, les biens publics. La nécessité d’augmenter le profit de l’entreprise – pour les investissements de demain et les emplois d’après demain – devenait le nec plus ultra de cette intervention passant par la diminution du salaire redistribué et remettant en cause tout le système de protection sociale. Sous prétexte de flexibilité – en fait la mise en concurrence des systèmes sociaux -, le droit du travail souffrait d’innombrables exceptions le rendant illisible et difficilement applicable. Les droits personnels du salarié étaient reconnus et niés les droits collectifs de l’ensemble des salariés. Les « travailleurs pauvres » liés aux temps partiel, aux contrats dits atypiques, à la précarité ont sapé les « collectifs » et les solidarités dans l’entreprise. La cohésion sociale n’était plus le but. La désintégration sociale a fait son chemin. L’ascenseur social ne savait plus que descendre et les « classes moyennes » éclataient. Les dites « classes moyennes » révélait l’existence de la promotion sociale. Le salarié du bas de l’échelle pouvait espérer monter d’un cran. Cet éclatement accentue la désespérance sociale, terreau de l’extrême droite. La culture du résultat liée à l’intensification du travail répondant à la faible intensité capitalistique – peu d’investissements productifs – a achevé cette individualisation du travail et par-là même de la société.
Dans la crise, l’austérité succède à l’austérité.
« La stratégie du choc » chère à Naomi Klein a trouvé ses limites. La crise systémique ne répondait plus aux canons du libéralisme. Plus possible de prétendre qu’il fallait « plus » de libéralisme pour sortir de la crise. La crise est celle du libéralisme et vécue comme telle. Une politique différente aurait dû naître. C’est la démonstration à laquelle se livrent les économistes américains anciens Prix Nobel, Joseph Stiglitz ou Paul Krugman. Ce dernier, dans un entretien au Monde daté du 31 janvier 2011, s’essaie à démontrer que « la crise ne montre pas l’échec des systèmes sociaux européens » d’autant que « la productivité horaire est la même qu’aux Etats-Unis » et il ajoute – sans dire comment – qu’il « est possible de préserver un niveau élevé de protection sociale avec une politique budgétaire responsable » tout en s’accommodant d’une dette élevée. Pour lui, tout passe par le retour de l’inflation, procédé keynésien s’il en fut. Un moyen de réduire la dette d’un côté et de l’autre de… diminuer la masse salariale pour « restaurer la compétitivité » ! Les limites de cette politique différente sont bien posées. Krugman est conscient que le capitalisme a besoin d’autres légitimations que le libéralisme en faillite, tout en restant capitaliste. En adoptant des recettes issues du passé, il souligne cette nécessité sans convaincre sur leur efficacité faute d’idéologie de remplacements.
Mais les gouvernements de la zone euro restent figés dans le formol de la lutte nécessaire contre l’inflation… dans un contexte déflationniste.
Cette politique d’austérité renforcée est justifiée soit par la nécessité de conserver les trois A des agences de notation soit, tout simplement, pour lutter contre les déficits et la montée de l’endettement. Sans s’interroger sur ces priorités, de leur adéquation à la réalité du capitalisme. Ces politiques menées sont « pro cycliques » : elles ajoutent de la récession à la récession. Baisser les dépenses publiques dans un environnement récessif aggravé par la crise financière est une imbécillité économique. Et sociale. L’exemple de la Grèce le montre à l’envi. La baisse des dépenses publiques passant par la baisse des pensions de retraite et du nombre des fonctionnaires, la privatisation tout azimut n’a résolu ni la crise de la dette souveraine ni n’a combattu la récession profonde, – 5% du PIB en 2011 et – 6% prévus pour 2012. Ce bilan est partagé. Toutes les enquêtes d’opinion dans tous les pays de la zone euro en particulier montrent le profond rejet de cette politique qui ne trouve aucun justification idéologique. Elle accentue la distance politique entre les citoyen(ne)s et les élites politiques. La seule rationalité de cette politique se trouve sur le terrain social et politique. Les gouvernements veulent s’attaquer à l’ensemble des acquis sociaux pour faire exploser et imploser toutes les capacités de résistance face aux restructurations d’ensemble qui sont nécessaires pour sortir de la crise capitaliste. Une rationalité absurde en fonction de la profondeur de la crise. Elle donne l’apparence d’une incompréhension et d’une incompétence de ces gouvernants.6
Dans le même temps cette crise aux dimensions multiples – financière, économique, politique, sociale, culturelle, écologique – a raboté toutes les valeurs du vivre ensemble. Il faut bien parler d’une crise de civilisation.
En 30 ans, les inégalités se sont approfondies. Les 1% des plus riches sont devenus encore plus riches. La pauvreté s’est élargie. Dans la crise, ces inégalités sont devenues incompréhensibles. Elles n’ont plus de substrat idéologique.
La corruption s’est généralisée. Surtout elle est devenue visible à cause de la montée du chômage, de la précarité, des crises alimentaires… La révolution était au bout de cette prise de conscience. Les pays du pourtour de la Méditerranée à commencer par la Tunisie ont commencé, en 2011, une transformation du monde. Le renversement des dictateurs a marqué un basculement du monde. Le mouvement des « indignés » a pris le relais signifiant une crise supplémentaire, celle du mouvement ouvrier traditionnel et de ses fondements. Comment interpréter ce processus révolutionnaire sans figer ses moments ?
Le paradoxe est dans la cohabitation de cette montée démocratique avec les remises en cause de la démocratie dans les vieux pays capitalistes. La forme de l’Etat devient de plus en plus répressive. Claude Guéant, le ministre de l’intérieur fait même renaître le « clash des civilisations » alors que les révolutions du monde arabe – et celle de la Syrie en particulier – transforment la donne géopolitique en faisant reculer l’idée que le monde arabo-musulman serait, par nature, terroriste ou intégriste.
Une année 2011 qui a signifié un basculement du monde.
En mars 2011, le tsunami qui a frappé le Japon, Fukushima en particulier, a permis de prendre conscience de la réalité de la crise écologique en même temps que climatique comme des risques que l’industrie nucléaire faisait peser sur le monde. Pour le moment, les réactions là encore n’ont pas été à la hauteur de ces événements. Cette tragédie participe de ce basculement du monde en train de s’effectuer. Il faudrait définir des politiques différentes capables de se situer sur le terrain de la défense des intérêts collectifs.
Sur le terrain même de la crise financière, une réplique a eu lieu en août 2011 ouvrant le 3e acte – et pas le dernier – de cette tragi-comédie. Les marchés financiers se sont écroulés. Le scénario est identique à la crise financière d’août 2007, même si les acteurs principaux ont un peu changé. En 2007, l’épicentre de la crise se trouve aux Etats-Unis via le facteur déclencheur des « subprimes » – ces prêts titrisés aux ménages américains à un taux usuraire – et en 2011, dans la zone euro. Une nouvelle dimension de cette crise apparaît, celle portant sur les dettes souveraines de Etats. L’origine se trouve dans les moyens mis en œuvre par les Etats-Nations, après la faillite de Lehman Brothers aux Etats-Unis le 15 septembre 2008, pour éviter les faillites bancaires généralisées : fournir des liquidités aux opérateurs financiers (banques et assurances surtout) nation aux pour prendre la place du système de compensation « gelé » et leur permettre de poursuivre leurs opérations. Les banques de nouveau ne se faisaient plus confiance. Elles ne savaient pas si la banque à qui elles pouvaient prêter n’allait pas disparaître. Ce doute conduit à refuser de fournir des liquidités au jour le jour. Le résultat, c’est la faillite assurée de la banque qui ne peut pas se refinancer.
Cette intervention a fonctionné… pour un temps. Les banques et les sociétés d’assurance ont continué leurs opérations spéculatives en ciblant deux terrains, les matières premières en hausse7 – en 2009 – et les dettes souveraines gonflées par ce sauvetage. La dette privée se transformait en dettes publiques.
La crise de cette dette souveraine8 touchant de plein fouet la zone euro devenant l’épicentre de cette nouvelle crise financière. Pourquoi cette zone ? C’est d’une part la plus faible faute de politique commune, ce qui fait de l’euro une monnaie sans Etat et, d’autre part, une zone qui n’a pas de prêteur en dernier ressort. La Banque Centrale Européenne – BCE – telle qu’elle a été définie dans les traités est indépendante de tout pouvoir politique, maîtresse qu’elle est de la politique monétaire, et a comme seul objectif la stabilité des prix, soit la lutte prioritaire contre l’inflation et non pas de chapeauter tout le système financier. Contrairement à la Fed, l’Institut d’émission étatsunien ou la Banque d’Angleterre ou la Banque du Japon, la BCE ne peut pas « monétiser » les besoins de financement des Etats de la zone. Il lui est même interdit d’aider un Etat. Mais devant le risque de disparition de banques, Jean-Claude Trichet, alors Président de la BCE, avait décidé le rachat des obligations d’Etat (grecques, portugaises, espagnoles, irlandaises, italiennes) sur le marché secondaire9 à des cours sous évalués de 70 à 80%10.
Derrière ce facteur déclencheur qu’est la crise de la dette souveraine, c’est de nouveau tout le système financier qui est menacé de faillite à commencer par les banques et les assurances. Le système de compensation est, de nouveau, gelé. La faillite généralisée menace. Fort logiquement, dans la zone euro et pour les entreprises, les conditions de crédit se durcissent.11 La récession risque d’être profonde pour tous les pays y compris l’Allemagne dont l’excédent commercial provient en grande partie de l’UE. L’économie française est officiellement en récession au premier trimestre 2012.
Dexia, qui a absorbé le CLF, le Crédit Local de France, était la banque des collectivités territoriales. Une banque, belgo-franco-luxembourgeoise qui fut sauvée par une intervention concertée des trois États en 2008, sans nationalisation même partielle. Les gouvernements ont donc décidé de laisser faire l’ancienne direction qui a continué à racheter des filiales partout dans le monde. La crise financière en a fait sa première victime. Elle a fait faillite. Les trois États ont dû l’aider de nouveau en garantissant ses opérations. Il est question d’une nationalisation partielle par l’Etat français en lien avec la Caisse des Dépôts et Consignations. Il faudra recréer une nouvelle banque des collectivités territoriales… Le sort des 1300 salariés restent dans le flou…
Cette faillite a forcé la BCE a faire, de nouveau, quelques trous dans les Traités. Le nouveau Président, Mario Draghi, a prêté massivement, près de 500 milliards d’euros aux banques de la zone pour 3 ans au taux de 1%. Une grande première. Conjoncturellement, pour la collecte de février 2012, il a desserré le nœud coulant et les taux d’intérêt de la dette souveraine française et espagnole ont énormément diminué, à 1%. La preuve est faite qu’il n’est pas possible de respecter le Traité de Lisbonne, imposé aux populations.
Cette révision est en cours. Mais elle prend le sens interdit. « Merkozy » a décidé et l’a imposé aux autres pays de l’Union Européenne le 9 décembre 201112 – la ratification devrait avoir lieu en mars 2012 – de durcir les critères du traité de Maastricht et du pacte de Stabilité. Ce serait 0,5% de déficit public par rapport au PIB – et non plus 3% – à réaliser sur une période pour aller vers l’équilibre des finances publiques. Le retour, en pleine crise de légitimité, d’une vieille lune libérale qui fait considérer l’Etat comme un agent économique identique aux autres. Une erreur totale qui avait fait les délices de tous les économistes d’inspiration keynésienne et de tous les sociologues. La politique d’austérité se fait de plus en plus drastique. En dehors du monde réel, en dehors d’une réponse à la crise qui supposerait de définir une manière de sortir des crises, financière, économique, écologique en planifiant de nouveaux métiers, de nouvelles activités et en reconstruisant des services publics. Comme le note Martin Wolf 13 « la mondialisation entraîne une demande croissante de biens publics que les marchés seuls ne peuvent fournir ». Il sonne ainsi le glas de l’idéologie libérale et de cette volonté de privatisation. Un glas virtuel pour les dirigeants de la zone euro.
La désintégration de la zone euro est inscrite dans l’absence de politique commune et dans cette poursuite absurde de la politique d’austérité qui fait voler en éclat toutes les constructions ne laissant subsister que la franche attaque contre l’ensemble des salariés. Une lutte des classes sans idéologie, sans vision du monde. Elle se trouve réduite à sa plus simple expression. Les classes dirigeantes sont en panne d’avenir. L’avenir pour l’Europe ne peut être que solidaire pour jeter les bases d’une nouvelle manière de vivre ensemble.
Le mouvement politique de gauche comme le mouvement syndical se trouve dans l’incapacité de définir un avenir crédible. Les révolutions dans le monde arabe, la nouvelle DIT – division internationale du travail – fragile obligent pourtant à ce travail d’élaboration. Les frontières entre le politique et le syndical ne sont plus de mises. Il nous faut refonder le mouvement ouvrier.
La crise systémique, qui inclut la crise de légitimité de l’idéologie libérale dégageant un large espace pour la transformation sociale, oblige à des solutions radicales. Elles seules répondent à la profondeur de la crise.
Nicolas Béniès.