Le polar miroir de notre société

Polar et libéralisme

Un bon polar, un vrai roman noir est marqué par la révolte. Contre les injustices. Contre cette société du lucre, contre les puissants qui ne pensent qu’à manipuler et à imposer par la force brutale s’ils ne peuvent faire autrement.
Deux livres récents viennent illustrer chacun de leur côté cet adage. Le premier porte la signature d’un vieux briscard, Donald Westlake. Un de ceux qui ont su transformer la tragédie en farce pour que le rire – le propre de l’homme et plus encore de la femme – incite à la réflexion, au combat. Son dernier opus, « Le couperet » (Rivages/Thriller), pousse jusqu’à la caricature la lutte de tous contre tous, manière de décliner l’impératif de la compétitivité dans la vie de tous les jours. Burke Devore est un cadre supérieur de l’industrie papetière au chômage depuis deux ans. Il a femme et enfant. Le fils devient voleur et trouve, à son grand étonnement le soutien de son père. Les liens sociaux, le consensus nécessaire à toute vie en société vole en éclats. Les valeurs morales ne résistent pas au chômage. Il a un plan pour retrouver un emploi. Simple. Assassiner celui qui est en poste et qui correspond à son profil. Avant, il faut qu’il supprime tous les prétendants possibles, qu’il sélectionnera à l’aide d’un stratagème. Et Westlake de publier et des modèles de CV, et des conseils de maintien qu’aucun chômeur ne peut suivre. Ce qu’il démontre !

Le libéralisme dans les relations humaines. A chacun son chômeur, et que le meilleur gagne. Le plus rapide. Je ne suis pas sur que ce soit seulement du roman. La réalité devrait dépasser la fiction. En beaucoup moins drôle que Westlake, il faut bien le craindre.
L’autre, avant même d’être lu, est déjà célèbre de par la signature. Eric Halphen. Mais c’est bien sur ! Le juge Halphen. Qui raconte une histoire sans aucun rapport avec l’affaire portant sur « les affaires » dont il s’occupe. Il raconte l’histoire d’un mec – il se fait appeler Max – étranger au monde, comme un frère de Meursault, le personnage principal de « L’étranger » de Camus, vivant d’une souffrance celle du suicide de ses parents. Jusque la page 200, il ne se passe strictement rien, sinon la description psychologique de cet homme incapable d’aimer ou de haïr, incapable de se prendre en mains et coulant au gré des flots qui envahissent ce qu’il faut bien appeler sa vie. Pour se chercher une identité, il se forge une haine, celle des médecins qui n’auraient pas su soigner sa mère et l’aurait pousser au suicide, de même que son père incapable de tuer sa mère pour l’empêcher de souffrir. L’auteur ne les fait pas vivre. Ils sont déjà morts. Ce sont des fantômes. Ceux de la déprime du juge, sans doute. Il est loisible de lire un plaidoyer pro domo. Ne chercher pas des boucs émissaires. Les médecins font leur travail. Ils ne réussissent pas toujours, mais ce n’est pas de leur faute. Ni responsable, ni coupable. Mettez juges à la place de médecins et ce roman s’éclaire d’un jour singulier, au-delà des tics de langage et des figures de style par trop répétitives. Cette clé de lecture ne suffit pas pour faire de « Bouillottes » (Gallimard, collection La Noire) – le titre s’explique parce que le personnage principal ne trouve de réconfort que dans les bouillottes qu’il colle sur lui – un bon polar. Il est loisible pourtant d’y trouver une nouvelle illustration du libéralisme, le «coocooning » du désespoir, ou le communautarisme – ou une «micro-identité » fantasmée – réduit à plus simple expression, je ou moi.
Il y manque la révolte pour conduire à une critique en règle du libéralisme. Révolte que connaît bien ce renard de Westlake.1 « Le couperet » n’est pas un chef d’œuvre, mais c’est un de ces romans trop rares qui incitent à réfléchir. Ce n’est pas si mal.
Nicolas BENIES.

Une nouvelle collection, Folio-Policier.
Pour les amateurs du genre, Folio (Gallimard) vient de créer une nouvelle collection, Folio Policier montrant la vitalité du genre et sa place sur le marché. 32 titres sont disponibles. Parmi ceux-ci des premières en livres de poche. C’est le cas des 10 qui débutent cette collection, et des n° 31 à 33.2 Tous sont recommandables et publiés entre le milieu des années 1980 et le début des années 90, à deux exceptions près, Jean-Patrick Manchette pour « La position du tireur couché » (1981), un des grands classiques du polar où l’auteur rejoint les grands ancêtres, Dashiell Hammett et Raymond Chandler, et Donald Goines – assassiné avec sa compagne en 1974 – pour « Ne mourrez jamais seul » où, avec lui, nous aurions voulu que tout se termine bien et que le Bon triomphe. Mais cette société ne fonctionne pas sur ces principes. Le ton est glacial pour raconter une histoire de drogue, de pouvoir et d’argent. De bêtise aussi.
Il en est un autre qui n’a pas tout à fait sa place dans cette collection, « Play it again » – référence, tous les cinéphiles l’auront compris, à « Casablanca » – du fils d’Humphrey Bogart et de Lauren Bacall – on se souvient de leur duo d’amour dans « The Big Sleep » filmé par ce voyeur de Howard Hawks -, Stephen H. Bogart. C’est une règle bien établie, la distanciation est nécessaire pour faire un bon écrivain. Là, Stephen s’implique totalement. Il a envie de les tuer, réellement, tous ces pantins qui s’agitent et gravitent autour de ses parents. Il a la haine. Le roman est quelconque. Mais cette haine là ne peut qu’atteindre le lecteur qui prend plus d’intérêt à la recherche de l’auteur, qu’à l’auteur des crimes.
Pour le reste, Fajardie, Alix de Saint-André – réjouissant et très documenté sur les religions -, Pouy, Sandford, Dantec… chacun illustre un des visages du roman noir. Le n°2 est attribué à Thierry Jonquet pour « Les orpailleurs », début d’une saga qui se poursuit dans la Série Noire avec « Moloch » où se retrouvent les mêmes personnages, manière de faire surgir le passé dans une enquête policière. Et quel passé ! Les camps de concentration et leur trace indélébile dans notre présent.
NB

A propos de Maurice G. Dantec.
Les hasards de l’édition ou une stratégie marketing allez savoir, permettent de se procurer les œuvres complètes de cet auteur étrange mêlant la réalité, les nouvelles technologies, le fantastique – seule clé possible vraisemblablement de notre monde bouffé par l’irrationnel, la guerre en Serbie en étant une nouvelle illustration – pour dessiner notre monde à travers le sien. C’est un monde déjanté toujours à la limite de l’implosion ou du pourrissement. Une culture éclatée de références prises presque au hasard visibles dans « Les racines du mal » (réédition Folio-Policier, première édition 1995), l’histoire d’un tueur confronté aux nazis et aux Aliens. Où est la folie ? Chez celui qui a peur, qui sue l’angoisse, ou chez ceux qui ne veulent rien voir et surtout pas les implosions de violence qui les guettent ?
Le troisième roman a quitté la Série Noire par la collection La Noire, toujours chez Gallimard, « Babylon Stories ». Le personnage est un soldat de fortune déjà le « héros » du premier, « La Sirène rouge » (réédité dans Folio Policier),3 Toorop. Il nous projette en 2013, soit la porte du temps d’à côté pour une histoire de mafieux sibériens dans le contexte d’une guerre qui se déclenche du côté de… l’Europe de l’Est. L’Apocalypse guette, mais l’humanité a encore un futur. Il demande à être cherché. Dans l’amour peut-être… Qui peut le savoir ?
Dantec avec sa culture de bric et de broc, son écriture à la fois classique et étrange, mêlant toutes les formes de langage, y compris le langage cinématographique dont il est finalement assez proche, ses faiblesses de style, d’intrigue, de profondeur psychologique – il arrive que des personnages l’embêtent -, arrive à dessiner ce monde éclaté qui ne sait plus retrouver une cohérence et se demande ce qu’il doit croire. La force seule est en train de triompher, la force irrationnelle pour construire quel ordre ?
Dantec est irrémédiablement de notre temps.
NB

Comment va la Suède ?
C’est une formation sociale lointaine comme la plupart des pays scandinaves. Leur culture n’est pas la nôtre. Nous nous sentons plus proches des pays de l’Europe du Sud. Apparemment. Ce pays gouverné par des sociaux-démocrates minoritaires connaît aussi des soubresauts. Il fut une des
Manifestations les plus abouties de la forme «Etat-Providence ». Les déréglementations, comme partout, succèdent aux déréglementations, le libéralisme se diffuse dans le même temps déstructurant toutes les solidarités péniblement construites. Les acquis sociaux s’émiettent. Ne reste que le pouvoir de l’argent.
Henning Mankell que les amateurs français de romans noirs avaient perdu de vue depuis la publication chez Christian Bourgois – réédité en 10/18 – de « Meurtriers sans visage », une histoire d’assassinat de petits vieux dans l’hiver suédois du côté d’Ystad qui permettait de présenter l’Inspecteur Kurt Wallander. Un inspecteur suédois avec des problèmes qui sont le lot commun de tous les hommes, divorcé, père d’une fille adolescente, vivant avec une autre femme, jaloux… dessinant un personnage à part entière et non pas un détective privé à la Chandler servant de révélateur aux tares de la société. Mankell retrouvait ici les contours d’un autre inspecteur qui nous avait permis de découvrir la Suède des années 60, Beck, fusion du couple phare du polar de ces années-là Maj Sjöwall et Per Wahlöö.4
Le Seuil, dans sa collection Policiers, a décidé de l’éditer. Pour notre plus grand plaisir. Le retrouver permet de se rendre compte des changements, des métamorphoses de cette société suédoise. Pour « Le guerrier solitaire », Wallander se trouve confronté au suicide d’une adolescente qui a l’âge de sa fille – 16 ou 17 ans – venant de la République Dominicaine et de meurtres en série suivant une procédure spécifique, les assassinés sont scalpés, à la mode indienne. Mankell ne cherche pas à nous faire suivre l’enquête. Il présente très vite le meurtrier pour en dévoiler ses ressorts et montrer que ce sont les assassinés qui sont les vrais coupables, malgré – ou à cause de – leur place importante dans la société. Dans le même temps la politique d’austérité, de déréglementation et de privatisation suivie par les gouvernements successifs est critiquée à la fois pour ses effets destructeurs et du point de vue des policiers qui n’ont plus les moyens d’assurer la prévention et la protection de leurs concitoyens.
Cette histoire, visiblement inspirée par les événements récents – nous sommes en 1994 – de la Belgique, dévoile une société qui a perdu toute référence à un modèle social, toute trace de consensus. Maj Sjöwall et Per Wahlöö décrivaient les frustrations provoquées par une croissance mal contrôlée mais fonctionnant sur le mode du consensus, Mankell lui se penche sur le délitement du lien social provoqué par les politiques d’inspiration libérale, une société qui demande à sa police de la protéger alors que les moyens financiers baissent inéluctablement. Tous les malheurs du monde pèsent sur les épaules des Inspecteurs qui ne savent comment y faire face alors qu’ils ont, eux aussi, des problèmes personnels à résoudre.
En 1994 c’est aussi la coupe du monde de football. Wallander ne s’y intéresse pas. Il en est plutôt sympathique, ce vrai-faux policier. L’équipe suédoise y participe. Tout le monde est rivé à son poste de télé sauf les policiers qui mènent l’enquête avec la sensation qu’ils cherchent un sens à cette société qui se déstructure, qui ne sait quel avenir construire. Les jeunes cherchent leurs références loin de la Suède, du côté – pourquoi pas ? – de Géronimo pour venger leur sœur violenté par ces hommes riches qui savent acheter le silence des uns et les armes des autres.
Sa description fait peur. C’est le but. S’interroger sur notre monde, c’est le propre d’un bon roman noir.
NB