La déconfiture

Retrouver la mémoire
Les fêtes, les anniversaires collectifs – le Débarquement, la Libération – font partie d’une panoplie mémorielle qui tend à forger des souvenirs en ignorant trop souvent le travail, vital, de mémoire. Le Débarquement, exemple emblématique, est souvent réduit à sa version normande en laissant de côté celui d’Italie. Tombés aussi dans l’oubli les engagés sénégalais ainsi que la légion étrangère, ces régiments de sans papiers devenus les défenseurs de la France, surtout de sa devise liberté, égalité, fraternité.

Dans « Les Juifs de Belleville », Benjamin Schlevin décrit, du côté de ses engagés volontaires, la drôle de guerre », pour employer le terme pudique des manuels d’histoire. Une guerre avec ses morts, nombreuses, les destructions Mais surtout la débandade. L’armée allemande avait envahi la Belgique prenant l’armée française à revers – elle attendait devant la ligne Maginot imprenable. La déroute fut totale. La légion étrangère, ces Juifs de Belleville, ces tailleurs et autres façonneurs ont été bien seuls, sans vraiment de munitions, des fusils de l’autre guerre, sans tanks et sans avions.

Pascal Rabaté raconte la même histoire à hauteur d’hommes. « La déconfiture » – terme qui convient- prend pour fil directeur le parcours d’un soldat du rang, Amédé Videgrain. Sur les routes encombrées de civils qui quittent les lieux des combats emportant sur des charrettes à cheval, dans leur voiture – la fameuse juva 4 – ou des petits camions, leur maigre fortune, des matelas surtout – « pourquoi les matelas ? » s’interroge Videgrain. L’exil ne les fera pas échapper à la mort, à la destruction. Videgrain qui, comme beaucoup, a perdu son régiment, remonte le flot de civils.
L’auteur, d’un crayon à la fois objectif et rageur, fait partager la débandade. La force de la BD est toute entière dans sa capacité à faire voir, à ne laisser au lecteur aucune échappatoire tout en suggérant, par des dialogues minimalistes, le désarroi profond de ces hommes dépourvus d’ordres, l’État Major est aux abonnés absents, l’armement d’un autre âge.
La défaite, en ce mois de juin caniculaire, se traduira par les longues files de prisonniers à peine ravitaillés par l’armée allemande qui elle-même se nourrit sur le dos de l’habitant. Fatigués de marcher, abrutis par le manque de nourriture, profondément vaincus, sans réaction. Quelques-uns, plus résistants, cherchent à s’évader. Videgrain rencontrera un tirailleur sénégalais en butte au racisme de ex-soldats, es prisonniers qui n’ont pas tiré un seul coup de fusil. Racisme partagé avec l’armée allemande.
Un style documentaire qui cache une révolte profonde face à toutes ces déconfitures, celles des populations françaises, de l’armée comme celles plus personnelles de lâcheté pour s’en sortir, seul. Comment se regarder dans la glace après toutes ces défaites ?
Pascal Rabaté nous introduit dans ce moment clé qui explique, l’acceptation de la défaite, la croyance de certains intellectuels, pas tous fascistes au départ, dans la toute puissance de l’Allemagne nazie. Un début d’explication dans les retournements de staliniens en nazis, permis aussi par la signature du pacte germano-soviétique. Il ne s’agit pas d’histoire au sens propre du terme mais de mémoire pour appréhender l’air du temps, pour donner de la chair à l’Histoire.
Nicolas Béniès
« La déconfiture », Pascal Rabaté, Futuropolis, 210 pages, Paris 2025