Pour Jacques Prévert
Ce 4 février 2000, il aurait eu 100 ans. Le bel âge aurait-il dit. Car tous les âges de la vie sont beaux. Il n’y a guère que les flics et les militaires pour ne pas s’en apercevoir. Parce qu’ils ne voient pas la lumière. Empêtrées dans ce qu’ils croient être la réalité, ils s’engluent dans la répression. Comme si toute révolte était soluble dans la répression. Il avait hérité cette phobie de son grand-père, vieil homme irascible sur de son bon droit et de sa connerie qui avait martyrisé son père. Des années plus tard, le père continuera à en faire des cauchemars. Comme quoi Freud n’est pas loin…
Prévert, toutes les photos en témoignent, c’est d’abord les yeux. Bleus comme ceux de sa mère. Bleus, je ne sais. Ces photos en noir et blanc ne permettent pas de le dire avec certitude, com :e la plupart des faits qui le concernent. Mais des yeux, oui. De ceux dont on dit qu’ils mangent la figure, qui mangeraient tout. Un tel appétit de vivre, tellement évident, tellement beau – un terme non définissable – qu’il en use par avance toutes les frontières. Des yeux rivés à la nuit, à sa clarté refusant de voir le jour et sa fausse réalité. Des yeux de l’enfance, de l’étonnement d’être là, comme ça. Des yeux parlant d’un autre monde en même temps que la bouche n’articulait pas ces mots trop nombreux sortant dans un ordre faussement dispersé pour donner un sens nouveau à des paroles entendues ici ou là. Des yeux méchants contre tous les puissants, contre la connerie. Des yeux que Boris Vian n’aurait pas reniés. Et cette mort en 1959, à 40 ans à peine sera un coup dur pour ces yeux là.
Ces yeux avaient encaissé la barbarie du monde. A 14 ans, c’est la guerre, la première. Il est difficile d’en sortir indemne. Il fera le coup de poing aux côtés des manifestants de 1917 et subira son premier « passage à tabac ». La révolution, celle de 1917, viendra les éclairer de cette flamme singulière qui donne la sensation d’avoir gagné. Il s’engagera, aux côtés du groupe surréaliste d’abord, avant de rompre avec André Breton « qui le fait chier ». Puis avec tous les opprimés. En constituant le « groupe Octobre » et en participant, de loin, aux manifestations de mai 68 qui lui rappelle 1936. Cette année là reste, pour ces yeux là, comme l’année de la révélation.
Bizarre époque que celle de l’entre-deux guerres, racontent-ils encore. Le travail n’était pas forcément nécessaire. Chacun cherchait sa voie. Partis était le centre de toutes les activités culturelles. Les œuvres d’art fleurissaient. Le jazz en particulier. Les peintres cherchaient, comme Mondrian, un monde parfait et Picasso voulait lutter contre la barbarie. Le cinéma s’affirmait comme l’art du 20e siècle aux côtés du jazz, et ces yeux là savaient qu’ils devaient y participer pour essayer de rendre compte de ce qu’ils voyaient et que les autres ne voyaient pas. Pour arrêter les mots lancés comme des boulets, comme des bouteilles à la mer. Tourner la tête supposait rencontrer une nouveauté.
Ces yeux là vont lire, à travers l’éternelle cigarette. Tout. Ce sera la rencontre des cultures populaires et des cultures savantes pour créer une œuvre d’art, une nouvelle façon de voir, d’entendre, d’écrire. Tous les mots auront les mêmes droits. Coluche puisera dans cet héritage qu’il fera vivre.
Ces yeux montrent aussi l’ironie dévastatrice, la méchanceté envers les puissants, les militaires, les flics et les curés. Comme l’humour. Il faut savoir, accepter de se moquer de soi-même pour avoir le droit de se moquer des autres. C’est le reproche qu’il fera à André Breton…
Des yeux qui indiquent que le poète – il n’aimait pas ce terme, « les poètes, c’est fait pour s’asseoir dessus » aimait-il à répéter – sait parler de son temps, mais aussi du nôtre. Qui n’a pas, dans son jardin secret ou pas, un texte de Prévert exprimant sa révolte, son indignation, sa peine, sa joie, sa volonté de changer le monde ?
Nicolas BENIES.
Un coffret de 4 CD, extraits des archives de Radio-France (l’INA), « Jacques Prévert, 100 ans » et commercialisé par Frémeaux et associés (distribué par Night & Day), permet d’entendre cette voix au rythme étrange, d’un rythme de jazz mâtiné de celui du tango ou de la valse, comme se rencontraient là les façons de vivre du monde. Une voix qui fait des mots autant de balles de mitraillettes dirigées contre la connerie des bien-pensants. Des chansons aussi, fusion des cultures populaires et savantes s’il en fut et François Chaumette disant « Le temps des noyaux » dans ce CD 4 intitulé « La liberté »…
Un livre. Une biographie. Celle d’Yves Courrière. « Jacques Prévert » – un bon titre ? Prévert aurait aimé ! Gallimard, 1999. Des zones d’ombre demeurent. On ne sait pas grand chose de son adolescence, sinon qu’il entre à 16 ans au Bon Marché et s’en fait virer quelques temps plus tard. Il est toujours bien habillé, avec des sources de revenu non connues. A-t-il été gigolo ? Souteneur ? Il fait surtout profession de piéton de Paris, suivant en cela les pas de Leon Paul Fargue – que Gallimard réédite dans sa collection L’imaginaire, comme « Méandres » qu’il faut lire pour apercevoir le climat de l’époque.
L’auteur passe un peu rapidement sur la scission dans le groupe surréaliste auquel la « bande à Prévert » avait adhéré, sans chercher vraiment d’explication. Un autre point de vue est disponible. Celui d’André Thirion in « Révolutionnaires sans Révolution », dans la collection « Révolutions » Babel/Actes Sud. Une collection essentielle pour qui veut faire preuve de mémoire… Reproches bénins par rapport au sujet traité. Rendre vivant Jacques Prévert… Notre contemporain.