QUAND LE BLUES REVIENT !
On le croyait oublié, perdu à jamais, emporté dans la grande vague du rock, du hard rock ou du metal. Il fait son grand retour, une fois de plus. Musique éternelle de ces griots modernes que sont les chanteurs et instrumentistes du blues. Les « bleus » – il faut toujours se souvenir que blues est au pluriel, qu’il existe plusieurs bleus, comme les couleurs de l’arc-en-ciel – affirment en force.
En 1959 deux jeunes amateurs français – Jacques Demêtre et Marcel Chauvard, ce dernier décédera en 1968 – décident de partir pour un « Voyage au pays du blues » qui sera publié en épisodes dans la plus ancienne revue de jazz française, alors dirigée par Charles Delaunay, « Jazz Hot ».(1)
Ils sont les premiers à s’intéresser aux lieux dans lesquels prospère cette musique. Paul Oliver, (2) le musicologue anglais de référence, n’a pas encore publié ses ouvrages, et Samuel Charters est en train de mettre le point final à son premier. Jacques Demêtre lui-même n’a encore rien fait paraître.
C’est donc une œuvre de pionnier. Comme telle, elle n’échappe à certaines naïvetés, à certains partis pris politiques ou culturels, tout en restant un témoignage des ghettos de ces grandes villes américaines, New York évidemment – et le livre commence par la ville des villes – Detroit, la ville de l’automobile et Chicago, berceau du blues électrique, avec deux ghettos celui du « South Side » pour les anciens Chicagoans, le « West Side » pour les nouveaux arrivants venant du Sud, beaucoup plus pauvre, plus sous prolétaire. Chicago reste la ville des vents et de la misère, nœud ferroviaire, carrefour du Sud et du Nord, ville-clef des Hobos.
Un témoignage essentiel.
C’est la première fois que ce témoignage, plusieurs fois pillé, comme le rappelle Sébastien Danchin dans sa préface, est publié en livre. Les éditions CLARB/Soul Bag (3) font, une fois encore, œuvre utile, en proposant de redécouvrir cet état du blues, des bluesmen et de la communauté Africaine-Américaine à la fin des années 50, alors que le maccarthysme, la chasse aux sorcières – communistes s’entend (4)- commence à s’éteindre. Ce soubassement politique n’apparaît pas. Par contre les conditions misérables de la vie des ghettos, sans être véritablement décrits, sont suggérés. Les villes américaines apparaissent comme des monstres d’hypocrisie, New York en particulier. Tout y est plus feutré, mais plus difficile à supporter. C’est à New York, à Harlem, que les auteurs découvrent le gospel chanté, vécu dans ses Églises par la communauté. Ils sont les seuls Blancs. Dans les clubs où ils vont entendre, et interviewer, les bluesmen, ils seront aussi les seuls blancs. La ségrégation est une réalité prégnante. Ils sont en général pourtant bien reçus. Ils sont précédés par leur « réputation », des Français qui viennent pour écrire sur les musiciens du blues. Personne n’en revient. Ils seront obligés d’envoyer des exemplaires de Jazz Hot pour faire la preuve de la réalité de leurs dires. Des musiciens les conserveront – sans les comprendre – mais avec une fierté légitime.
La plupart des créateurs du blues encore vivants à cette époque sont présents. Comme ils n’ont pas pu descendre dans le Sud, et ils le regrettent, ils n’ont pas pu interroger des musiciens moins connus. Les conditions d’existence de ces musiciens sont semblables à celles de l’ensemble de la Communauté. C’est le cas pour « Champion » Jack Dupree – son surnom vient du fait qu’il a été boxeur – qui les accueille chez lui à leur descente d’avion. Quand il chante – disent-ils – « je n’ai que 50 cents dans la poche », ce ne sont pas des paroles en l’air. Ils retrouvent, à Chicago, Kokomo Arnold, bluesman mythique. Il ne joue plus. Il se contente de travailler en usine. Il prétend qu’il se libère ainsi de l’obsession de trouver des engagements…
Ils rencontrent aussi les producteurs qui enregistrent les musiciens dans leur cuisine, dans leur garage, dans l’arrière-salle de leur club, et ne gardent aucune archive et paient encore moins de « royalties » à ces Dieux du blues. Ils vivent dans le même état de dénuement que les autres membres de la communauté. On pourrait presque dire qu’ils sont payés par la Communauté pour chanter ses peines, et leur donner, en conséquence, un peu de joie. Ils ont quitté le Sud, en conservant un souvenir nostalgique qui n’a aucun rapport avec la réalité vécue de la plantation.
Deux exceptions apparaissent dans ce livre. B.B. King (5) – guitariste chanteur, influencé par Charlie Christian, T. Bone Walker et… Django Reinhardt – déjà connu, et qui attire beaucoup de monde, et Muddy Waters – dont la chanson « Rolling Stones » servira de nom à un groupe de rock anglais. Ils restent pourtant confiné au « Chitlin’ circuit », celui des clubs à clientèle noire. Ils n’arrivent pas à toucher le public blanc. Le blues n’a pas bonne presse. Ni pour les Blancs, ni pour les Noirs de la classe moyenne à qui il rappelle trop l’esclavage.
Ce phénomène de rejet sera battu en brèche par les groupes de rock anglais, qui, sans vraiment comprendre les paroles codées des blues, joueront un rôle dans l’appréciation des bluesmen. Ils reconnaîtront leur dette. Ils diront qu’ils les ont influencés. Quelque fois même pillés, comme les Rolling Stones ou les Beattles. A partir du milieu des années 60, le blues deviendra la musique de la jeunesse et de sa révolte. Comme le jazz.
En 1959, ce n’est pas encore le cas, malgré – ou à cause – du succès d’Elvis Presley (6). Ce jeune homme de Memphis chante pourtant comme eux. Il a même été jusqu’à reprendre des thèmes de Chester Burnett – « Howlin’ Wolf », le loup hurlant, pour les amateurs de blues – sans lui verser de droits d’auteur, avait-on dit. Mais ces droits ne sont pas de sa responsabilité. Et la mode du blues c’est de reprendre à son compte des compositions des autres. Une sorte de « bien commun »…
Le Loup développe une haine anti-blancs basique. Dans un premier temps ils refusent de recevoir les deux journalistes français, puis se laisse aller à des confidences. C’est la première interview de Chester Burnett. A l’écouter, on comprend tout ce que lui doivent Presley, et le rock en règle générale, sans parler de Tex Avery…
Ce livre est essentiel, à la fois comme livre d’histoire, de lieux de mémoire, d’amour pour cette musique et ces musiciens, et aussi comme point de départ d’études sur le blues.
Le renouveau du blues.
Depuis 1959, les études se sont multipliées sur cette forme musicale. Paul Oliver a publié ses études, Samuel Charters aussi. Ces deux auteurs ont beaucoup fait pour la compréhension de cet art de vivre. En France, Jacques Demêtre a continué d’écrire dans la revue « Soul Bag » dans laquelle Gérard Herzhaft s’affirme comme le spécialiste français du blues. Il est l’auteur d’une encyclopédie du blues.(7) Au milieu des années 80, l’engouement pour le blues s’est effrité. Les jeunes générations en écoutaient de moins en moins, préférant le hard rock, le rap ou le hip hop. Or le blues est présent dans toutes ces musiques, même s’il est abâtardi, et mélangé à d’autres influences.
Le plaisir est immense de voir publié un livre, « La route du Blues », aux éditions d’art J.P. Barthélémy – un éditeur de Besançon -, résultat du voyage de deux jeunes journalistes français de 26 ans, David Ausseil et Charles Henry Contamine, accompagné d’un des photographes de « Libération », Denis Chapoullié, dans le Sud des Etats-Unis, de la Louisiane à Chicago.(8) Demêtre et Chauvard descendaient du Nord vers le Sud, Ausseil et Contamine montent du Sud vers le Nord. Le croisement ne pouvait s’effectuer qu’à Chicago…
Le principe est le même que pour le livre précédent. Ils ne citent pas le travail de Demêtre et Chauvard. Ils ont des excuses. Jazz Hot de 1959-1960 est difficilement trouvable, sauf chez les collectionneurs. Par contre, ils oublient, dans la bibliographie, de citer « Soul Bag », et les travaux de Gérard Herzhaft. Ainsi descriptions des paysages, des villes, cohabitent avec les interviews des protagonistes de la scène actuelle du blues – musiciens, producteurs, patrons de clubs -, et l’évocation des fantômes toujours présents, comme Leadbelly, Robert Johnson, Willie Dixon, Muddy Waters et beaucoup d’autres. D’autres légendes sont encore vivantes comme BB King, qui prétend que le blues n’est toujours pas accepté par la communauté Africaine-Américaine, et qu’il n’est une légende qu’en Europe mais non pas dans son propre pays, ni dans sa communauté. Il se prête toujours aussi volontiers au petit jeu de l’interview. Les photos sont « parlantes » et permettent de participer aux voyages. Demêtre et Chauvard avaient surtout photographié les hommes et les femmes du blues, un peu l’environnement, Chapoullié met en scène le texte. Les images donnent du relief au texte, sans être redondantes.
Le voyage commence par la Nouvelle Orléans. On avait un peu oublié la Louisiane, au profit des grandes villes industrielles du Nord. Mais la cité du croissant – Crescent City – reste la capitale des musiques africaines-américaines. En Louisiane se retrouvent toutes les influences, toutes les cultures, européennes, sans oublier la Spanish tinge chère à Jelly Roll Morton, et africaines. Ils en profitent pour rappeler les premiers enregistrements en 1920, les « race series » « ciblées » sur la clientèle Africaine-Américaine, mais oublient de préciser que les grandes compagnies – Columbia notamment – feront aussi paraître des 78 tours qui auront pour cible les Cajuns. Ces disques de musique Cajun – les Français exilés en Louisiane, chassés par les Anglais – connaîtront récemment une réédition en CD.(9) On les suit dans cette visite guidée qui nous permet de rencontrer Jack Dupree – mort en janvier 1992 – ou Fats Domino, un de ceux qui ont lancé le R&B, le Rhythm and Blues.
Que serait la Louisiane sans ses Bayous, déformation du français – encore les Cajuns ou Cadiens, parce qu’ils venaient d’Acadie – « boyaux », et ses Alligators ? Les Cadiens seront chassés de ces terres lorsque du pétrole y sera découvert… Et sans son pénitencier, Angola ? C’est là qu’en 1934 Leadbelly purgeait sa peine. Il avait tué un homme dans une bagarre. Les Lomax père et fils, John et Alan, le feront libérer. Sur un matériel de campagne, ils enregistreront la mémoire culturelle des Etats-Unis. Alan est toujours vivant et poursuit son travail de musicologue. Ils lanceront la vogue du « Revival », le retour du jazz des origines, dit de la Nouvelle Orléans. Alan enregistrera longuement à la Bibliothèque du Congrès, Jelly Roll Morton, dont il permettra la redécouverte et le lancement d’une nouvelle carrière. Mais nous nous éloignons du blues…
Les villes, petites ou grandes, ont une très grande importance pour définir le son de tel ou tel musicien. Les trois journalistes nous les font visiter, dont Bâton Rouge, avec le label « Excello » du producteur Jay D. Miller, qui enregistrera l’harmoniciste Slim Harpo. Tabby Thomas, auteur du célèbre « Voodoo Party », propriétaire de deux clubs de cette ville, avoue qu’il n’est pas riche parce qu’il a oublié de signer un contrat avec son producteur, et qu’il ne touche donc pas de « royalties », de droits d’auteur, et de droits d’un artiste sur son œuvre enregistrée.
Nous empruntons, pour sortir de Louisiane, la Highway 61 et pénétrons dans le Vieux Sud, – le Deep South, le sud profond – terre de prédilection de l’esclavage, où se déroule la plupart des romans d’Erskine Caldwell. La ville la plus importante est Natchez dont est originaire un de ceux qui ont su « actualiser » le message du blues, en le rendant plus violent, « Hound Dog » Taylor qui a enregistré pour le label « Alligator » de Bruce Iglauer, label sur lequel on a découvert la plupart des nouveaux messagers du blues . Pour la petite histoire, Ferriday qui se trouve de l’autre côté du fleuve – le Mississippi – est la ville de Jerry Lee Lewis, surnommé en d’autres lieux, « The Killer », le tueur, et pas seulement suivant les légendes parce qu’ils tuent des pianos… Un peu plus loin, Vicksburg, la ville natale de Willie Dixon, prolifique compositeur de blues, reste une des grandes villes de cette musique.
Nous abandonnons l’autoroute 61, pour pénétrer dans la région dite du delta, qui ne trouve pas dans le delta du fleuve, pour simplifier. C’est le pays du coton, pays natal de John Lee Hooker, contrée sauvage et dure qui explique son chant et son jeu de guitare primitif mais tellement efficace. Les métissages, entre blancs et noirs mais aussi avec les Indiens Choctaw, sont monnaie courante dans cette région. Fusion aussi de toutes ces cultures. L’influence indienne a longtemps été sous estimée dans le blues et le jazz. Il est nécessaire de la réhabiliter. Muddy Waters, par l’intermédiaire des souvenirs de son frère, revit, et B.B. King donne un concert mémorable, en ces lieux où il a vécu.
Le Delta a vu aussi la naissance de Charley Patton, de Son House, et de Robert Johnson. Ce dernier, malgré sa courte vie – il est mort à 24 ans assassiné semble-t-il par un mari jaloux – sert de référence à tous les bluesmen. Ses chansons font encore partie du répertoire. Au début du siècle, la grande migration commence vers le Nord qui a besoin de main d’œuvre, et cette migration se poursuivra durablement, faisant progresser énormément la population urbanisée des grandes villes américaines.
Nous nous arrêtons à Clarksdale, ville pétrie d’histoire qui a vu naître Ike Turner, l’ex mari de Tina, grand découvreur de talents. Nous passons ensuite de l’autre côté du fleuve, pour visiter Helena et rencontrer Sonny Boy Williamson deuxième du nom, Rice Miller pour l’état civil, harmoniciste distingué, Robert Nighthawk et Robert J. Lockwood, fantômes bien vivants. Memphis, dans le Tennessee – est-il besoin de le préciser ? – est une étape incontournable. Cette ville verra la naissance d’Elvis Presley et du label Sun, mais aussi du gospel à la fois concurrent et marié au blues. Memphis verra les premiers pas de la musique dite Soul, liée à la lutte pour les droits civils incarnée par le Pasteur Martin Luther King, assassiné en 1968.
Saint Louis est la porte de l’Ouest, verra grandir Chuck Berry dont le pianiste Johnnie Johnson est soumis à la question. Albert King, jeune fantôme, visite ces lieux, comme d’autres.
Nous arrivons au terme du voyage. East Saint Louis, ville où Miles Davis a passé son enfance et le début de son adolescence, Detroit où John Lee Hooker a commencé à se faire un nom, de même que Little Minton, enfant du pays, qui raconte ses démêlés avec les frères Chess, créateurs du label du même nom. Chicago, et le Loop marque la fin de ce voyage, là où tous les bluesmen sont forcément passés, là où Bruce Iglauer s’est installé. On croit voir Chicago…
Nicolas Béniès.
NOTES
(1) De décembre 1959 à mai 1960 pour être précis, et pour les collectionneurs.
(2) « Le monde du blues », Arthaud, 1962, réédité en 10/18 dans la collection Musiques & Cie. Un des livres essentiels. Avec une préface de Sim Copans. Malheureusement la discographie, due à Jacques Demêtre, est restée celle de 1962, bien que l’indication des rééditions en CD soit rajoutée. En 1989, pour « The Blackwell Guide », il avait publié ce « Recorded blues », sorte de parcours dans les éditions successives des blues, un classement par grandes régions, avec toutes les explications nécessaires.
(3) Soul Bag est LA revue de blues française, créée en 1968. Pour tous les amateurs de blues, elle est à la fois un utile instrument de travail, et une source de plaisirs ainsi que de découvertes. Elle permet d’appréhender la réalité de cette Amérique du Nord, face cachée de la lune mais qui explique en grande partie les réactions des Américains. Le n°138, Printemps 1995, revient sur ce livre en publiant des photos en couleurs de ce voyage..
(4) James Ellroy le « Quatuor de Los Angeles », quatre romans décrivant l’action du LAPD, la police de Los Angeles. On y apprenait notamment qu’elle était raciste, antisémite, et haïssait le jazz, sans parler du blues. Un des protagonistes avait vendu à la presse à scandale des révélations concernant la participation des jazzmen au complot communiste… Dans une autre partie de cette suite, Ellroy décrit le comportement d’un des policiers dont le « jeu » favori est de coincer les musiciens de jazz en train de consommer de la drogue. C’est de cette façon que Chet Baker, Art Pepper, et même Gerry Mulligan, entre autres, se sont retrouvés au pénitencier.
(5) Depuis, Sebastian Danchin a publié une biographie de cet artiste incomparable, « B.B. King », éditions Parenthèses. Publié à l’origine, en 1993, aux éditions du Limon.
(6) Sebastian Danchin a aussi publié, chez Fayard (2005) une biographie d’Elvis Presley, « Elvis Presley ou la revanche du Sud ».
(7) Dont la dernière édition est parue chez Fayard, 2004
(8) Il est disponible en deux versions. L’une de 384 pages, avec plus de 1000 photos – je n’ai pas compté, je fais confiance à l’éditeur – à 650 francs (avec un CD simple), l’autre, dite condensée de 192 pages, avec plus de 400 photos. Cette deuxième version, je ne l’ai pas consultée, je ne sais donc pas les différences d’avec la première.
La préface est de Ahmed Ertegun, président de la firme Atlantic, dont son frère, Nesuhi qui nous a quitté, était l’âme. Ils ont enregistré Ray Charles notamment, et beaucoup de jazzmen. Il faudrait raconter la saga de ces deux frères, fils de l’ambassadeur de Turquie aux Etats-Unis, qui ont permis de faire connaître et de conserver des pans entiers de la culture américaine. Le catalogue Atlantic est l’un des plus importants pour le jazz – Ornette Coleman y figure aux côtés de Jimmy Giuffre par exemple – que pour le R&B.
(9) Voir Notamment le coffret de deux CD de Frémeaux et associés (distribué par Night & Day), et présenté par Jean Buzelin.