L’accumulation du Capital.
« Das Kapital » est un trio, bizarre comme il se doit. Un ténor allemand installé à Reims, Daniel Erdmann, un guitariste danois, Hasse Poulsen et un batteur – je ne suis pas sur que cette dénomination convienne tellement ce musicien est capable de tout, mais il est aussi batteur et il le démontre – français Edward Perraud pour une musique qui ne se refuse rien. Il en est à son troisième album et la volonté de créer des univers ne les a pas abandonnés. Ils font partie de cette scène qu’il faut continuer à appeler « jazz » malgré tout, pour la dynamiter et, ainsi, redonner envie d’écouter cette musique étrange venue d’ailleurs. Leur énergie est communicative. Ils ne s’installent pas dans une routine. Les entendre est toujours une surprise. Ils sollicitent toutes les mémoires et d’abord celles du free jazz – mais pas seulement – pour s’installer dans des structures d’une musique informelle. Ils font tout autant appel au rock, à la country – on peut reconnaître une allusion à « Apache » – mais aussi aux musiques du monde et à leurs propres références. Un collage qui fonctionne. La joie de jouer transperce l’auditeur malgré le filtre de l’enregistrement.
« Kind of Red », une sorte de rouge, pourrait faire référence au chef d’œuvre de Miles Davis, « Kind of Blue » (1959), porte d’entrée dans un nouveau monde, celui du modal. Miles et son sextet portaient un avenir en proposant une nouvelle architecture en se servant de toute l’histoire du jazz, une histoire d’émancipation, une histoire et un présent d’espoir de changements profonds. Dans le même temps Ornette Coleman faisait de même de son côté construisant de nouvelles structures. Ces influences restent présentes dans la musique d’aujourd’hui mais elles ne sont plus alimentées par des futurs possibles.
« Das Kapital » avec cette sorte de rouge teinte d’humour et d’ironie cette référence omniprésente dans les mondes du jazz qui fait de Miles Davis et Coltrane des êtres plus vivants que les les musiciens vivants.
Das Kapital exprime une révolte contre cette société qui a perdu toute sens éthique, qui ne raisonne que par l’augmentation du profit à court terme et oublie toutes les expériences du passé. Ce « Kind of Red » dit aussi toute la barbarie d’un monde sans fraternité, sans vision collective de son avenir. Tout en restant à distance pour pouvoir rire de tout. Comme le montre la pochette. Ces trois là, avec leur chapka et leur cravate verte, rouge et bariolée, sont à l’image d’une société qui n’a plus peur du rouge. Malheureusement !
Nicolas Béniès.
« Kind of Red », Das Kapital, Label Bleu/L’Autre Distribution
Rattrapage.
Edward Perraud a, cette année 2015, sorti le deuxième opus de son propre groupe, « Synaesthetic Trip » soit, dans une traduction totalement approximative, un voyage immobile de perceptions simultanées associant différents sens. Un programme qui tient du sublime. D’autant qu’il en rajoute avec le titre : « Beyond the predictable touch », soit au-delà du prévisible pour retrouver le credo de « Das Kapital ». Là aussi, il fait appel à toutes les musiques, même celle des grands orchestres de danse des années 30. Les multiples citations pourraient faire l’objet d’un jeu des 1000 euros musical. Le collage se transforme en puzzle. Chaque pièce prend sa place tout en existant par elle-même. Benoît Delbecq, piano et claviers, Bart Maris, trompette et bugle et Arnaud Cuisinier, contrebasse s’inscrivent dans cette esthétique. Le groupe fonctionne. Les invités, Daniel Erdmann, saxophone ténor et Thomas de Pourquery, saxophone alto, sont à l’aise dans cette atmosphère et pour cause…
Ils savent ne reculer devant rien, devant aucun mauvais goût, aucune bluette pour la travailler au corps et à l’âme et la transformer sans qu’elle s’en rende compte. Ils ne craignent ni le romantisme ni l’improvisation la plus débridée.
Nicolas Béniès.
« Beyond the predictable touch », Edward Perraud, Quark distribué par L’Autre Distribution.