L’américanité existe, Bellow l’a construite.
Saul – diminutif de Salomon – Bellow (1915-2005), fils d’immigrés juifs russes de Saint-Pétersbourg parlant Yiddish installés d’abord au Québec puis à Chicago, deviendra, par la force de sa volonté, un écrivain américain cultivant son « américanité », sa spécificité. Comme James Joyce, il forgera un vocabulaire spécifique et une manière d’écrire.
Il lui faudra attendre son troisième roman, « Les aventures d’Augie March » pour faire cette entrée fracassante en littérature. Une accumulation de détails, de mots, une luxuriance d’images dont le socle repose sur une critique sociale, celle du capitalisme triomphant qui rogne les ailes de la créativité et oblige à franchir toutes les limites surtout celles que la société considère comme le « bon goût ».
Philip Roth, ami et disciple insatiable, avait voulu réaliser une (auto)biographie de Bellow. Projet qui était resté dans les limbes.
Il en reste une appréciation et une « explication » de la part de l’auteur lui-même. Qu’on se rassure, le mystère se trouve plutôt épaissi. A partir de 1948, il vit à Paris et c’est là, explique-t-il, qu’il redécouvre sa ville, Chicago. Jusque là, il l’avait renié, ne voulant pas passer pour un écrivain « provincial ». A part New York – et un peu Los Angeles mais il faudra attendre les années 1950 avec la « Beat Generation » – toutes les villes américains sont « provinciales ». La Ville-Monde est un continent à elle seule. Il s’avère pourtant que Chicago est la Ville américaine type, avec son architecture, sa Bourse des marchandises, le Chicago Mercantile Exchange mais aussi sa culture faite de jazz et de sociologie, en l’occurrence « l’École de Chicago » sans compter les gangsters et la corruption généralisée. Avant même les « cultural stories », Below raconte sa ville où il a vécu toute son enfance, ses parents y déménagent lorsqu’il a 9 ans.Dans ce nouveau « Quarto » consacré à Saul Bellow1 – en une traduction là encore de Michel Lederer2 – « Les aventures d’Augie March » (publié en 1953), sorte de roman picaresque dans le cerveau d’un être humain, cohabite avec « Le don de Humboldt » (publié en 1975), deux romans comiques, « loufoques » dit Roth qui les rapproche dans « Parlons travail ». Il semblerait que Roth serve de référence pour la construction de ces « Quarto ».
Ces aventures de Augie commencent par une profession de foi d’un immigré : « Je suis un Américain natif de Chicago – Chicago, cette ville sombre -, et je prends les choses comme je l’ai appris seul, en écriture libre (…). Mais le caractère de l’homme est son destin dit Héraclite… ». Il faut la prendre au pied de la lettre. Below s’affirme comme un, écrivain américain à part entière contre les Wasp, ces Américains sortis de la carcasse du « May Flower ». Il faut se souvenir que cette société américaine est faite d’exclusions envers les Noirs évidemment mais aussi les Juifs et les Italiens. Chacun à sa manière a réclamé sa part d’américanité. Les chemins de l’inclusion sont passés par le jazz et les gangs, composantes essentielles de cette intégration. A sa manière, Bellow raconte l’absurdité de cette société capitaliste, bourgeoise. Il ne craint pas d’utiliser ces concepts.
Cette édition est précédée d’un « Saul Bellow par lui-même »3, « J’ai une stratégie » reprend l’exclamation du « vrai » August, au moins dans les souvenirs de Bellow. Celle de l’écrivain est de tenter de « rendre justice à [son] imagination du monde » pour se sortir de sa profonde dépression. Bellow est un « cyclothymique », ses romans le sont aussi. Il passe d’un comique le plus loufoque, le plus « farce » à une tragédie complète, à la désespérance la plus totale. Comme le souligne Roth, c’est la même histoire, la même trame. La farce pourrait s’écrire en tragédie. Il suffit de changer le regard, l’état d’esprit.
Ces deux romans font partie du côté éclatant, du côté du rire, de la dérision mais aussi de l’humour noir. L’auteur est omniprésent dans tous ces portraits. Il sait se moquer de lui-même, de ses marottes, de ses angoisses qui l’obligent à consulter psychanalystes – même les reichiens, un moment de rire mêlé à l’émotion -, psychiatres et autres médecins de l’âme, faute d’un autre terme.
« Le don de Humboldt » est tout entier construit sur l’angoisse de la mort qui agite l’écrivain à succès, Charlie Citrine. Elle explique l’aspect loufoque de sa vie, de ses réflexions de ses actions. Il se veut immortel et il est prêt à tout pour le devenir. La mort de son inspirateur – il n’a pourtant écrit que quelques poèmes comme lui fait remarquer sa compagne -, Humboldt4, le conduit vers le sexe et d’autres choses encore. C’est un de nos doubles.
Nicolas Béniès.
« Les aventures d’Augie March. Le don de Humboldt », Saul Bellow, traduction de Michel Lederer, Quarto/Gallimard.
Notes : 1) Le précédent Quarto/Gallimard reprenait « Herzog » et « La planète de Mr. Sammler » dans une nouvelle traduction de Michel Lederer, avec une préface de Philip Roth. Sur Below, voir aussi de Philip Roth, « Parlons travail », Gallimard 2004. Cf.l’article sur ce site
2) Insistons sur l’intérêt des nouvelles traductions. Elles permettent à la fois d’actualiser un auteur et d’accentuer l’inquiétante familiarité de ces œuvres. Elles sont nécessaires pour permettre un nouvel éclairage qu’un lecteur indigène pourra avoir simplement en ouvrant le livre et le redécouvrir en lui donnant une nouvelle signification.
3) Les souvenirs recueillis par Philip Roth sont repris de « Parlons travail » traduit par Josée Kamoun (Gallimard).