Des « madeleines », à chacun(e) la sienne…
Les surpat’ ont un peu disparu au profit des raves. Chaque génération forge ses souvenirs à l’aune de son temps. Il doit arriver qu’on danse encore le rock. Il est sur qu’il s’apprend. Certains en font même une profession… Une danse un peu ringarde mais le slow – un rock très lent – reste quand même le meilleur moyen de rapprocher les garçons et les filles.
Bruno Blum, dans ce triple album « Rock instrumentals story », joue avec nos émotions. C’est le terrain de la musique sans paroles, de cette musique qui sûrement nous a fait danser en mettant quelques pièces dans le juke box ou en venant chez des copains avec le dernier 45 tours.
Il faut dire que Bruno Blum triche un peu faisant remonter le rock à l’année 1934 pour un air de guitare hawaïenne, celle de Sol Hoopii, un nom qui ne vous dit rien sans doute mais qui a beaucoup influencé les guitaristes. Une bonne idée de lui rendre sa place mais si la musique est un peu sirupeuse. L’ensemble de ce premier tome est là pour indiquer les ancêtres de ces instrumentistes du milieu des années 50. une manière d’indiquer les continuités et les ruptures.
Car ruptures il y eut. Elvis et d’autres après lui ont inventé un genre nouveau, sorte de mélange dialectique entre le blues et la musique hibilly – celle de Nashville si on veut simplifier – qui a pris le nom de « Rockabilly ». Bruno Blum lui consacre un coffret de trois CD reprenant cette histoire de 1951 à 1960. Une manière d’écrire l’histoire culturelle, du moins ses prolégomènes. A chaque fois, le rythme de base est le boogie woogie inventée à Chicago en 1929 – semble-t-il -, nœud ferroviaire des Etats-Unis, Chicago la ville du jazz dans les années 1920. Là se trouve la continuité.
Pour en revenir à ces histoires du rock instrumental, le thème « Guitar boogie » enregistré pour la première fois par Arthur Smith en décembre 1948 connaîtra plusieurs versions et beaucoup d’avatars. On goûtera aussi la force de l’âme de Lucille, la guitare de B.B. King, dans « Mashed potato twist » pour se rendre compte du fossé avec le « Bumble boogie » qui précède.
Le tout se termine par les riffs dansants de Booker T. et ses M.G.’s, « Green Onions » – qui éclipse le dernier choix de Bruno Blum -, une improvisation dans les studios de Stax Records, de Memphis, qui reste encore dansant 52 ans après son enregistrement… Il est des madeleines éternelles… D’autres qui ne vivent que le temps d’un été…
Nicolas Béniès.
« Jazz instrumentals story, 1934 – 1962 », « Rockabilly, 1951 – 1960 », sélection et livret de Bruno Blum, Frémeaux et associés.
Mémoires oubliées.
Les Africains déportés en masse par les Négriers dans les pays d’Amérique ont laissé des traces. Ces esclaves considérés comme une marchandise étaient transportés à fond de cale. Les cris, les pleurs, les morts étaient leur lot quotidien. Archie Shepp l’a puissamment raconté dans sa composition enregistrée au festival de jazz de Newport le 2 juillet 1965, « Le matin des Noirs » – originellement titrée « le matin des Noire », une faute reprise dans toutes les éditions –, une de ces évocations des ancêtres revendiqués en ces années où le free jazz triomphe ? Faire entendre ce thème à des élèves de CM1, CM2 en le mettant en situation les atteint au plus profond d’eux-mêmes.
Cette composition est pourtant absente de cette anthologie, « Slavery in America », qui veut reprendre à la fois les gospels, les chants de travail, chants de prisonniers et les confronter aux compositions du blues et du jazz pour indiquer la filiation, la volonté de faire œuvre de mémoire. Le jazz n’oublie rien, c’est sa spécificité.
Aujourd’hui, le jazz et le blues se trouvent éloignés des Inner City où se concentre la crise urbaine. Ainsi Detroit est devenu une ville dans laquelle vivent 80% de Noirs, les autres sont partis. Cette population ne veut plus entendre parler de cette culture. A New York, les groupes de jazz qui se produisent dans tous les espaces verts, sont à forte majorité blanche. Comme si les fils s’étaient distendus. Une jeunesse sans passé ne peut pas définir un avenir. La réaction de certains slammers, rappers, hiphopers de renouer avec ces musiques devrait être considéré comme de salubrité publique.
Bruno Blum présente ce coffret de trois CD qu’il a tenté d’organiser en trois grands chapitres, « Slavery », « Songs of freedom » et « Racial segregation & moderne slavery » pour essayer de donner une sorte de cohérence à sa sélection. Une bonne idée d’avoir mêlé les chants avec les compositions des jazzmen dont ces « Driva’ Man » et « Freedom Day » extraits de la « Freedom Now Suite » de Max Roach avec une Abbey Lincoln plus tragédienne que jamais. Là aussi les cris, les pleurs, les viols se font entendre dans une symphonie revendicative. Une manière de se rendre compte de la spécificité du jazz qui a su, dialectiquement, digéré tous ses affluents pour créer un nouvel anti-art qui doit beaucoup à la révolte.
Bruno Blum a eu aussi raison de reprendre une composition de Louis Moreau Gottschalk influencé par les danses des Noirs sur « Congo Square » comme de faire appel aux musiques antillaises et cubaines. Une sorte de panorama qu’il faut compléter pour comprendre l’histoire spécifique de ces Etats-Unis qui ont du mal à rompre avec ce passé occulté. Une histoire qui continue de s’écrire et de s’entendre.
Nicolas Béniès
« Slavery in America, Redemption Songs 1914-1972, préfacé par Christine Taubira, sélection et livret de Bruno Blum, Frémeaux et associés.